RENEE VIVIEN HELLENISTE dans la Revue de l’Association des Professeurs de Lettres, par Monique KANTOROW, mars 2010

Sapho , texte grec et traduction par Renée Vivien (réédition), ÉrosOnyx, 2009, 175 p.

Les Kitharèdes , texte grec et traduction par Renée Vivien (réédition), ÉrosOnyx, 2009, 175 p.

Les hellénistes connaissent la poétesse Sapho grâce à la traduction de Théodore Reinach et au commentaire d’Aimé Puech dans l’édition des Belles Lettres. À cette édition austère et savante il faut ajouter celle de Renée Vivien en 1903 dont on doit saluer la réédition. L’ouvrage attire d’abord par sa jolie couverture reproduisant le tableau L’Hymne à la mer d’Alphonse Osbert (1857-1939), mais aussi par sa typographie attrayante qui met bien en valeur les fragments du texte grec.

À la différence de l’édition des Belles Lettres, les fragments ne sont pas numérotés et ne sont accompagnés d’aucun apparat critique. Cependant, la traduction de Renée Vivien n’a rien à envier à celle de Théodore Reinach. Elle est même quelquefois plus moderne, plus précise : par exemple, au vers 2 de l’Ode à Aphrodite, la traduction de doloplokè par « tisseuse de ruses » nous paraît meilleure que « ourdisseuse de trames » de Reinach ; « dont le trône est d’arc en ciel » pour poïkilothron’ (v. 1) est plus poétique et plus exact que « dont le trône étincelle » de Reinach et rend mieux dans le composé le sens de poïkilos « bigarré ». Cette traduction atteste les qualités de philologue et d’érudite de Renée Vivien. Cependant l’originalité de l’édition est ailleurs : les textes traduits sont accompagnés d’extraits d’œuvres poétiques, non seulement de Catulle – déjà cité par Reinach – mais aussi de Swinburne ; ils sont surtout suivis de poésies composées par Renée Vivien elle-même et inspirées des vers antiques.

Lorsque les fragments de Sapho se réduisent à un seul vers, celui-ci est souvent développé par une composition originale, véritable cadence musicale à partir d’un thème. La composition a parfois son origine dans des recherches érudites : ainsi à la suite du vers astérôn pantôn ho kallistos (p. 65), « De tous les astres le plus beau « , Renée Vivien s’appuyant sur une glose d’Himérus selon lequel ce fragment est détaché de l’Ode à l’Étoile du soir, Hespéros, écrit un hymne à Hespéros.

Si l’édition de Théodore Reinach n’apporte pas un éclairage particulier sur la personnalité du traducteur,mais tout au plus sur son érudition et la précision de son travail, il en va tout autrement pour Renée Vivien : l’avant-propos de l’édition ÉrosOnyx D’une Sapho l’autre est d’une facture toute différente de l’introduction des Belles Lettres (biographie, histoire du texte dans l’antiquité, etc.), car la Sapho grecque y est présentée sous le regard de « notre Sapho 1900 », et cette présentation nous permet de mieux apprécier la préface et la brève biographie qu’écrivit Renée Vivien en 1903 ; elle y exprime son enthousiasme pour une poétesse avec laquelle elle entretient un rapport privilégié. Aussi comprend-on mieux l’importance des compositions poétiques de Renée Vivien : en fait, selon Jean Desthieux, Femmes damnées, Ophrys, 1937, pp. 10-11 « elle n’imitait pas seulement Sapho, mais se croyait Sapho réincarnée ». On peut ainsi découvrir ou redécouvrir la poétesse helléniste qui fréquenta les savants Théodore et Salomon Reinach, fut l’amie de Nathalie Clifford Barney , connut aussi Liane de Pougy, Pierre Louys et évolua dans un milieu où on célébrait l’amour antique, « l’Éros féminin »
La traduction de Sapho comme celle des Kitharèdes permet à la moderne Sapho de dépasser sa marginalité en faisant revivre et en prolongeant un Éden grec : il s’agit d’une antiquité idéalisée, d’un monde de beauté et d’amour à l’opposé des préjugés bourgeois.
En 1904, Renée Vivien publie les fragments de poétesses grecques contemporaines de Sapho sous le titre Les Kitharèdes ; ces poèmes, comme ceux de Sapho, sont suivis de la traduction personnelle de l’éditrice et de ses propres compositions poétiques inspirées de ces fragments. Ce recueil est une sorte d’hymne à la gloire des « sœurs » oubliées de Sapho : Korinna, Myrtis, Eranna, Damophyle de Pamphylie, Nossis, qui furent les premières disciples de Sapho. Signalons tout particulièrement le fragment 11 (p. 99) de Nossis Sur Sappho dont la traduction est suivie de dix compositions lyriques se présentant comme des variations librement inspirées par les quatre vers de Nossis, variations qui célèbrent Kupris et l’amour féminin. Ainsi sont prolongés et exaltés les fragments traduits et cette exaltation est également sensible dans les préfaces qui présentent les poétesses méconnues ; elles étaient déjà peu connues en leur temps et, comme Sapho, mentionnées surtout à l’époque hellénistique. L’helléniste anglais K. J. Dover, dans son ouvrage Greek homosexuality (Duckworth , 1979) consacre sur les 203 pages de son livre un seul sous-chapitre aux femmes (pp. 171-184, Women and homosexuality ). Les poèmes de Sapho et de ses sœurs occupent en fait une place réduite dans la littérature grecque antique.

La découverte en 1870 des Tanagra mentionnée à juste titre par Marie-Jo Bonnet dans l’avant-propos de l’ouvrage témoigne certes d’une admiration pour les couples de femmes, mais ces statuettes sont bien moins nombreuses que les peintures sur vases figurant l’homosexualité masculine qui, elle, a droit de cité. Dover d’ailleurs signale un épigramme hellénistique d’Asklépiade contre l’homosexualité féminine, « étonnant, dit Dover, venant d’un poète qui célèbre son propre désir homosexuel ». « Étonnant » ? Pas tellement, pensons-nous. Paul Veyne, dans un ouvrage collectif Les mystères du gynécée (Gallimard, 1998) indique que, si l’art hellénistique n’ignore pas le plaisir féminin, la condition générale de la femme la réduit au gynécée où elle a tout loisir de rêver. Cependant, selon la préface des éditions Budé, il existait des écoles de musique et de poésie dirigées par des femmes, et la présentation de Sapho d’ÉrosOnyx nous apprend que Sapho a peut-être rempli une fonction officielle d’organisatrice de cérémonies cultuelles et culturelles (p. 9).

Les Kitharèdes que Sapho appelle ses « hétaïres » ont eu, étant poétesses, le rare privilège d’échapper à leur condition et de pouvoir exprimer sur le mode lyrique leurs amours. Leurs semblables, sans talent poétique, enfermées dans le gynécée, n’eurent pas cette chance. Elles auraient pu dire comme le lion de La Fontaine (Fables, III, 10) :

« Avec plus de raison, nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre
»

On rendra donc hommage à Renée Vivien pour avoir « ressuscité » les poétesses antiques et aux éditions ErosOnyx de leur avoir assuré une seconde renaissance. On peut dire que Sapho et les Kitharèdes, devenues contemporaines de Renée Vivien et de ses amies qui se rêvèrent en elles, séduiront des lectrices et lecteurs de notre époque en leur permettant de dire comme Monique Wittig (citée en exergue de Sapho) « Gloire à Sappho dans les siècles des siècles ». C’est cette renaissance qui fait, pensons-nous, l’intérêt des traductions de Renée Vivien. Elles nous permettent aussi de découvrir ou redécouvrir les autres œuvres de la nouvelle Sapho et de faire revivre son époque, celle de Nathalie Clifford Barney, Élisabeth de Grammont, Liane de Pougy, mais aussi de Pierre Louys, de Salomon et Théodore Reinach, tous fervents admirateurs à des titres divers de la Grèce antique.

Renée Vivien en se présentant comme l’héritière des poétesses de Lesbos et de Mytilène peut grâce à elles revendiquer hautement son homosexualité. La Grèce est alors pour elle un paradis mythique – imaginaire, diront certains hellénistes – mais surtout un paradis perdu ; cependant Renée Vivien aurait pu dire, comme Marcel Proust : « les seuls vrais paradis sont ceux que l’on a perdus ».

Si l’antiquité recréée par Renée Vivien est bien une antiquité idéalisée, nous n’aborderons pas la question de l’homosexualité réelle ou supposée de Sapho et de ses compagnes. Nous respecterons ainsi la pensée de la traductrice en renvoyant le lecteur à la préface « D’une Sappho l’autre » de l’édition ErosOnyx. Signalons pourtant, s’agissant des Kitharèdes, la note 23 de l’article Sapho dans le Petit glossaire raisonné de l’érotisme saphique par Claudine Brécourt-Villars (J.-J. Pauvert, 1980) : « Il n’est pas inutile de noter que par ses traductions Renée Vivien accentue délibérément l’aspect homosexuel de l’œuvre (…) Renée Vivien, inévitablement imprégnée du manichéisme judéo-chrétien, peut difficilement rendre l’originalité d’une pensée grecque qui lui est étrangère. » Cela n’enlève rien bien sûr à l’émotion poétique que ressent la traductrice et qui inspire ses propres poèmes.

En conclusion, la réédition des traductions de Renée Vivien pourra séduire des Saphos contemporaines esthètes et cultivées, sensibles au charme des poèmes antiques et des compositions qui les prolongent.

Nous en conseillons la lecture, en complément de l’édition des Belles Lettres, aux enseignants et aux étudiants qui auraient Sapho à leur programme. Ces deux ouvrages peuvent également intéresser élèves et enseignants des sections Arts Plastiques des Lycées : ils apporteront un certain éclairage à l’étude des œuvres d’art contemporaines de Renée Vivien et de ses amies. M.-J. Bonnet cite dans l’avant-propos des Kitharèdes les peintres Salomon et Osbert dont L’hymne à la mer est reproduit en couverture de Sapho. On peut également penser à charles Ricketts et aux préraphaélites : Burne-Jones, George Watts, Rossetti et particulièrement à ses tableaux Venus Verdicordia (1864), Ligeia Siren (1873) .

Nous proposons enfin aux lectrices et lecteurs de Sapho et des Kitharèdes de prolonger le rêve antique en visitant la villa grecque Kérylos de Beaulieu sur Mer que fit construire sur les rives de la Méditerranée Théodore Reinach. Les hellénistes puristes la jugent parfois avec sévérité. On peut cependant admirer l’enthousiasme créateur avec lequel le savant mit son immense fortune au service de son idéal grec, comme Renée Vivien mit son talent au service de son paradis perdu.