Le Roi des Roses de Werner Schroeter
Le film, sorti en Allemagne en 1984, est passé en 1991 à Paris, à l’ Épée de Bois, chaleureuse petite salle du Quartier Latin qui s’était pour l’occasion pavoisée de roses rouges.
Werner Schroeter est à facettes multiples comme tous les baroques. Le Roi des Roses est un conte gothique en décor méditerranéen, charnel et mystique, un film où l’artiste orchestre superbement son leitmotiv : la beauté cruelle, de fleurs et de sang, des amours interdites.
Peintre sur l’écran, comme Luis Caballero est peintre sur ses toiles, les deux hommes ont en commun le goût du péché laissé par une éducation religieuse et la fascination pour les destins de martyrs, Christ et Saints de La Légende Dorée, corps rongés par la maladie ou les si longues épines de l’amour impossible. Les deux artistes partent d’un matériau brut pour atteindre un somptueux maniérisme de poses, d’éclairages, de palettes. Leur univers est théâtral, exacerbé, constamment écartelé entre agonie et orgasme.
Dans Le Roi des Roses, tourné au Portugal, nous ne saurons pourtant jamais où nous sommes, ni à quelle époque exactement. Lieux et temps se fondent en chromos d’album foisonnant où le primitif le dispute à l’extrême sophistication. Primitif à première vue le décor : on est dans un étrange Éden rocailleux, au bord de vagues lancinantes. Mais tout est artifice dans ce cadre apparemment primitif : on y entend dans la bande-son beaucoup de silences mais aussi plusieurs langues, de celles des personnages à celles des voix de la bande-son, chansons et arias d’opéras. Nombreux sont les arts qui s’y entrecroisent, populaires ou classiques, des comptines jusqu’aux grandes orgues et airs d’opéra, de naïves images pieuses jusqu’aux sculptures vivantes ou tableaux décadents et surréalistes de certaines scènes. On y entend des prières napolitaines, des extraits des poèmes d’Edgar Poe et d’autres de Pablo Neruda dits par leur auteur. Le Roi des Roses est une orgie de toutes les beautés dont l’art est capable.
On y erre à travers une forêt de symboles, entre des fresques évoquant le Qattrocento et les piliers d’une architecture baroque où s’accouplent des visions de beauté et de laideur, de bien et de mal, de vie et de mort. Lieux désertiques écrasés de soleil comme une biblique Palestine. Jardins en fleurs sous la lune comme les roseraies persanes de Saadi. Plages nocturnes battues des vagues où se baignent nus les deux héros du film, loin des intérieurs si élégants qu’ils en sont inquiétants, étouffants. Une bergerie, paillée de frais, à rôles multiples : étable de la Nativité, église rustique avec les sonnailles de brebis pour musique, mais aussi surprenante prison pour un brun jouvenceau. Poutres tendues de toiles d’araignées et chapelles fleuries de rouge. Danse des phalènes aux rayons de la lune et plongée angoissante, au fond glauque des eaux, d’un crapaud mystérieusement encagé. Blanche fontaine purificatrice et chair humaine trouée, sang giclant par toutes les veines. Roses fraîches et roses desséchées. Roses épanouies et roses mutilées, parcourues de crapauds, minées par un cancer secret. Roses gorgées de sève et roses gorgées de sang. Toute la création, dans Le Roi des Roses, est montrée dans sa fatale dualité : la nature y est pétrie d’idéal et de damnation.
Un personnage hiératique orchestre ce pictural chaos : Anna, une femme allemande, veuve apparemment, mère d’un fils né de père arabe, belle comme une Madone frêle, rousse comme une magicienne, se révèle progressivement avoir jeté cette malédiction de mort sur la vie, sur les élans vitaux de la nature qui l’entoure, et donc sur le désir de son fils, Albert, qu’a visité un ange de toutes les tentations, le brun et pâle Fernando. Or, Albert protège de sa dévotion, cache, emprisonne et nourrit Fernando consentant, dans la bergerie évoquée plus haut. Si Anna et son fils sont unis dans la passion de leur roseraie, qu’ils cultivent à l’écart du monde, Anna vend les roses, les soigne quand elle les sent menacées ou les arrache. Albert, lui, se contente de les aimer, tout en cherchant la rose idéale. Mère et Vierge au désert, entourée d’enfants qu’elle attire et prend par l’épaule, Anna est à la fois l’idole adorée de son fils et la mère castratrice de la tradition chrétienne. Elle devient furie maléfique, offrant de l’argent à l’ange visiteur pour qu’il s’en aille, quand elle tremble que son fils fait homme ne succombe aux vertiges de la chair. Elle est enfin Vierge tremblante mais apaisée, quand les amants de la bergerie, vibrants d’attirance et de culpabilité, altérés d’un désir que n’ont pu apaiser ni les vagues ni les caresses d’eau lustrale, incapables de vivre la chair comme un appel innocent, s’unissent dans le martyre consenti : Albert greffe ses roses rouges dans les veines offertes de Fernando qu’il entaille et laboure. Elles deviennent ainsi roses mystiques, bouquet de sang offert à la mère et à la divinité.
Saint Sébastien percé de fleurs en guise de flèches- comme l’avait déjà illustré, avant sa mort en 1970, Yukio Mishima photographié par Eikoh Hosoe dans leur Ordalie par les roses, hymne pictural à Éros et Thanatos, œuvre nipponne riche de références aux arts occidentaux – le Roi des Roses de Schroeter est un beau garçon nu, troué de roses rouges, dans les bras de son amant bourreau vêtu de noir. Hostie sanglante déposée et enlacée parmi d’autres roses, l’ange visiteur est devenu christique : c’est devant cette image, pieuse et barbare, mystique et sensuelle, que viennent pour faire une prière les enfants du village.
La chair, dans Le Roi des Roses, ne peut se vivre que dans l’ordalie : dans une scène où les caresses d’ Albert, jointes à celles de la caméra, peuvent laisser croire un moment au plaisir enfin cueilli sans remords, Albert empoigne le sexe de l’ange comme pour l’arracher. L’unique fusion se fait dans le sang, dans un crépuscule enflammé de roses, dans une ascension religieuse de musiques et de voix. La bande-son tout entière fait écho à ce glissement de l’amour profane à l’amour sacré, sous les yeux de la Vierge et Mère. On passe du roucoulé sensuel de Mélina Mercouri à la voix d’apothéose et de passion de Maria Callas. La chair conduit au Golgotha, à l’offrande de son corps au couteau du sacrifice, pour se racheter du mal et s’unir dans le sang. Rachat ambigu, car il s’accomplit avec l’autre, par le couteau de l’autre, par ses roses qui vous pénètrent de partout et vous fouillent plus profond que jamais l’amour.
On pense aux derniers plans du Sebastiane de Jarman, mais Le Roi des Roses est un Saint Sébastien à la Werner Schroeter. L’amour de la Mère et l’amour des garçons, la chair et Dieu y sont réconciliés en un sublime supplice où les roses rouges tiennent lieu de flèches. Le Roi des Roses est un poème visuel et sonore, beau d’une beauté qui ne vieillira pas, beau de son souffle baroque, beau comme le péché.
Pierre Lacroix