Daniel SCHMIDT, le chat qui pense… et l’albatros des Grisons
ErosOnyx Éditions salue la sortie en DVD, chez Salzbeger & Co, du film Daniel Schmidt, le chat qui pense, réalisé par Pascal Hoffmann et Benny Jaberg, projeté à la dernière Berlinale de février 2011. Il s’agit d’un bel hommage consacré, cinq ans après sa mort, à Daniel Schmidt, metteur en scène de Suisse alémanique, hommage qui annonce, espérons-le, la sortie en DVD soigneusement édités comme ils le méritent, de ses films-poèmes au ton, au rythme et aux coloris variés et profondément originaux, comme La Paloma, L’ombre des anges, Violanta, Hécate, Le baiser de Tosca, Hors-saison, Visage écrit…
Le DVD est en fait un beau livre-dvd publié en Allemagne mais dont le film est sous-titré en français et en anglais, comme sont sous-titrés en anglais les « extras » , dont des interviews touchantes et éclairantes. Nous ne ferons aucun commentaire sur le fait que les maisons d’édition cinématographiques françaises jugent inutiles de publier, avec sous-titres français, des films comme le Sebastiane de Jarman ou ce Chat qui pense, en l’honneur d’un grand metteur en scène homosexuel allemand. Notons que cette édition comporte aussi son premier court-métrage en noir et blanc, Miriam. En attendant que la France soit moins frileuse et prenne conscience du vaste public qui aimerait voir et revoir ces films dans des conditions confortables, merci à l’ Allemagne de nous les rendre en grande partie accessibles !
Beau livre-dvd donc, avec des photos finement sélectionnées de lui, de ses amis, de ses collaborateurs, de ses acteurs et actrices, avec aussi de hautes phrases aimées de Schmidt comme une d’Oscar Wilde que l’on pourrait traduire ainsi : « Nous sommes tous dans le caniveau, mais il en est qui regardent les étoiles ». Regarder vers les étoiles, chercher les hauteurs pour échapper aux bourbiers et aux miasmes : le leitmotiv poétique de la montagne est constant dans le film de Hoffmann et Jaberg, en inserts de plans magnifiques de rocs enneigés qui nous parlent des origines de la vie de Schmid, là-haut sur les hauteurs suisses, et la caméra les survole pour nous peindre cet albatros des Grisons que fut Daniel Schmidt.
Le chat qui pense a toujours la touche délicate pour le dépeindre : le film balaye sa vie et son œuvre chronologiquement et intimement, du dehors et du dedans, en faisant alterner extraits de films et interviews. Pas de portrait flatté, pas d’impasse sur les ombres comme dans tout vrai portrait amoureux : sont évoqués l’humeur tempétueuse parfois, l’addiction à l’herbe pour affronter le réel, le cancer de la gorge qui frappa ce grand bavard et bel orateur. La complicité créatrice du cinéaste et de son cameraman, Roberto Berta, éclate dans les plans et séquences éblouissants que nous entrevoyons de La Paloma, par exemple. Ingrid Caven y est rayonnante, comme elle le fut dans le spectacle en solo que Fassbinder et Schmidt montèrent pour elle au Pigall’s de Montmartre en 1978, spectacle de glamour cru, dans les miroirs et la poussière d’un ancien cabaret de strip-tease, qui mit en transe le tout-Paris !
S’esquisse petit à petit, dans Le chat qui pense, un portrait de cinéaste en marge des courants engagés de son temps, choisissant l’intime pour parler du collectif, le va et vient parfois entre la beauté classique et le sourire tendre du kitsch, la stylisation théâtrale des passions, le lien constant entre l’individu et le paysage qui l’entoure, l’explique et le colore. Schmidt fut toujours un artiste libre, comme ses amis Fassbinder et Schroeter, pensant que, quoi que l’on filme, c’est toujours de soi que l’on parle, que l’on n’atteint profondément les spectateurs qu’en approfondissant le moi. En témoigne par exemple son voyage au Japon, où son art est tenu en très haute estime, et qui devient, dans Visage écrit, un voyage onirique, raffiné, poignant, où, dans une séquence inoubliable, par l’insolite grâce d’un « onnagata », danseur homme de kabuki, en lourd chapeau de femme 1900, le bas du corps dans les eaux d’un fleuve ou d’un estuaire, sur fond bleu du soir criblé des lumières de Tokyo, on atteint, pour le public du monde entier, par les « correspondances » de la musique de Liszt, de la chorégraphie et du cadrage du personnage presque fondu en ombre chinoise dans le bleu qui l’entoure, une épure lente et sublime de sensuelle mélancolie !
Ce que le film de Hoffmann et Jaberg parvient aussi à cerner, c’est le déclic premier, la clef de voûte de l’univers original de Daniel Schmidt : il eut une enfance d’éblouissements, dans un hôtel de luxe, au grand air des Grisons, luxueusement fréquenté, tenu par de fortes femmes, sa mère et sa grand-mère, qui surent trouver l’art d’accueillir la fine fleur de leur clientèle, enfance qui lui laissa toute une mythologie intérieure comme le Combray et le Balbec de Proust. Beaucoup de ses films sont d’ailleurs tournés dans ce paysage premier, en particulier Hors-saison qui est comme la résurrection onirique, pétrie de vérité et de fiction savamment amalgamées, de cette enfance. L’enfant et l’artiste ensuite ne cessent de convoquer des fantômes de cet hôtel de lanterne magique, et tout particulièrement les clientes fascinantes d’élégance, de mystère et de sensualité mêlés qui deviendront, dans les films de Schmid, les rôles incarnés par Bulle Ogier, Ingrid Caven, Lucia Bosé, Lauren Hutton, Arielle Dombasle, Andréa Ferréol… Pas de mièvrerie nostalgique chez lui, mais l’avènement poétique d’un temps constitutif du moi et retrouvé grâce à l’art. Schmidt lui-même, dans l’interview des « extras » du DVD, souligne cette obsession de l’artiste selon lui : protéger jusqu’à la mort les éblouissements vitaux de l’enfance. À un certain moment, sa vraie vie est devenue le cinéma.
Mais sans jamais oublier l’amour. Est évoqué en filigrane, dans le film comme dans les interviews des extras, le rôle de l’amour vrai dans la vie de Schmidt. Dans ce domaine aussi, le cinéaste va droit au but : à son interlocuteur qui lui demande si la vie l’a aimé, il répond, en substance, que oui, puisque, né dans un monde protestant où l’on n’avait le droit ni de se toucher ni de pleurer, il a pu, grâce à deux hommes, – dont le second l’a accompagné jusqu’au bout – vivre les deux.