Qu’on puisse regrouper les textes de toutes les chansons de Dick Annegarn en intitulant le recueil Paroles (Éditions Le Mot et le reste. 2011) n’a pas surpris ceux qui suivent depuis ses débuts ce grand gars lumineux et tendre, inclassable, doux et provocant, qui jongle avec les mots, les invente, les brise, les recompose, en affirmant la force du verbe et de la tradition orale dans toutes les civilisations. Pour ceux qui ne le connaissent pas, ou mal (seulement par quelques chansons comme Sacré géranium ou Bruxelles), c’est l’occasion de découvrir un homme secret, heureux et libre.
Cette édition de Paroles a deux particularités : d’abord, elle comporte une préface d’Olivier Bailly qui utilise de larges extraits d’interviews où Annegarn se confie très spontanément ; en outre, le recueil des textes de chansons est strictement alphabétique, mêlant les époques et les thèmes. Au lecteur de se débrouiller et les déclarations de l’auteur l’y aident beaucoup. Mais il n’est pas question de faire ici une étude détaillée de tous ces textes, ni une exégèse des rapports de Dick Annegarn avec son œuvre. Nous souhaiterions plutôt dégager ce que la version écrite de ses textes met en lumière. Comme il dit lui-même : « …les paroles peuvent être lues et lire mes textes c’est autre chose que de les entendre. C’est une œuvre à part. » Et il estime que ses « intentions vont mieux apparaître imprimées que chantées. »
« Je me radote musicalement. Comme les enfants ! On varie sur les mots, on les détourne. On sautille, on se promène dans une mélodie pour rigoler, pour passer le temps. C’est joyeux, comme exercice, je m’endors avec ça, je pisse avec ça, je prends mon bain avec ça, je fais la cuisine avec ça » déclare l’auteur. Un éternel enfant facétieux, qui ne s’ennuie jamais ! Mais dans le mot parole, il y a aussi la magie, la sorcellerie. Les inventions verbales sont aussi des mots de passe, un langage secret d’apprenti sorcier. Les vrais prénoms de Dick ne sont-ils pas Benedictus Albertus ? ce qui est digne d’un alchimiste médiéval. Et le lecteur se laisse prendre à ces incantations en gardant en mémoire la musique et l’inimitable voix rocailleuse. Un prophète panthéiste, sans religion révélée, un mystique libre et solitaire qui évoque Simon du désert : il a été fasciné par le Sahara et son « antre » est au fond de la campagne profonde du Sud-ouest, près de la terre et des arbres qui nous font oublier que nous sommes mortels.
Ce solitaire qui cultive sa solitude (« joyeuse, solaire, libératrice ») aime pourtant le monde avec passion : comme il le fait avec les mots, et avec les langues (Français, Anglais, Néerlandais) il prend la vie (sa vie) comme un terrain de jeu. Du Nord au Sud, de la mer du Nord à l’Asie du Sud-Est, de la ville à la campagne, il recherche tous les mélanges et en est fier, se définissant comme « un Hollandais qui loue une maison au Maroc pour y accueillir son amant Chinois. » Et, dans ses voyages, il aime les lieux incertains, la périphérie des villes, les fleuves (comme la Seine où il amarra sa péniche de nombreuses années) et, même dans le désert, il fait des rencontres. Cet amour du monde c’est aussi son attachement à ses racines, à son enfance, à sa mère, pudiquement évoquée : « Tu peux partir /Tu peux vivre libre ta vie d’amour. /Voilà les dires / Les doux désirs de ma mère d’amour. » Car Dick Annegarn est resté un enfant : « Le ciel des grands est beaucoup plus petit que le ciel des enfants. Enfant, ne deviens jamais grand ».
Le mot frère , présent dans beaucoup de ses textes, est certainement une clé pour comprendre ses choix de vie. Il y a des frères spirituels et artistiques : pour lui, la chanson Théo (lettre à Théo Van Gogh) est comme une lettre à un frère imaginaire, et, s’adressant à Jacques Brel, il dit « je te tutoie comme un ami ». Il y a aussi tous ses « frères humains » sur tous les continents. Mais il ne cache pas ses frères-amants car, pour lui, « l’amour entre hommes est désintéressé » et il constate que « beaucoup d’hommes à femmes sont aussi des hommes à hommes, donc c’est un peu leur vie souterraine ». Il dédie à ces « frères-amants » quelques uns de ses plus beaux textes (Même en hiver ou Le traversin sont de ceux-là). Il ne cache pas non plus qu’il a toujours été « charmé par les voyous », comme Pasolini, comme Genet. « Les mecs un peu cassés m’émeuvent », et si Rimbaud le fascine, c’est aussi pour cela.
Aujourd’hui, à l’aube de la soixantaine, il constate : « Mon itinéraire est un peu incertain, c’est une dérive ». Mais il a sur l’avenir toujours la sérénité du sage. En mai 2011, il déclare : « Ici, en Comminges, j’ai appris qu’on peut être cultivateur et cultivé ….Je me veux libre, pas libertaire. Attention, même si « biologiquement » je ne suis pas un homme de réseaux, j’ai des combats, pour la parité, la liberté, c’est essentiel dans ce monde de barbus et de Michel Sardou » (La Marseillaise. 27 mai 2011)
Un milliard d’amis possibles
C’est qui va m’aimer
Claire Lippus