En finir avec Eddy Bellegueule ., Édouard Louis (2014 – Le Seuil)
Pas facile, pour parler de ce livre, de se libérer du concert de louanges dont on l’a entouré dès sa parution. Premier roman d’un jeune homme de 21 ans, d’origine modeste, élève de l’Ecole Normale supérieure où il poursuit de brillantes études de philosophie et sociologie, ce livre a eu un succès foudroyant. « Un récit d’apprentissage fulgurant » (Fabienne Pascaud, Télérama), « un roman d’une radicalité stupéfiante » (Gildas Le Dem, Têtu), « maîtrisé et bouleversant » (Élisabeth Philippe, Les Inrocks), etc., etc… Aucune critique négative.
Dans un entretien (Les Inrocks, 22/01/2014), Édouard Louis déclare : « Je ne voulais pas que mon livre soit un beau livre, mais une littérature laide, repoussante, irritante ». Son sujet ? La vie d’un enfant puis d’un adolescent dans une famille pauvre, en Picardie, à la fin des années 90 et au début des années 2000. Est-ce un récit autobiographique ? Rien n’est moins sûr. Est-ce la Picardie, entre Abbeville et Amiens, au début du XXIème siècle ? De cela aussi, on peut douter.
Pour réaliser l’idéal littéraire exprimé ci-dessus, il faut que le monde qu’il décrit soit hideux, cruel et repoussant, comme tout ce qui selon lui, naît de la misère. Et c’est en Picardie qu’il doit trouver ses exemples. Mais une Picardie rebaptisée Nord, non par imprécision géographique, mais parce que le Nord a une connotation économique et sociale que Zola a popularisée. Et nous voilà projetés dans une Picardie nordiste misérable, avec une accumulation de détails répugnants. Tout cela est-il inventé ? Si le roman se passe dans un même lieu et dans une même famille, et en cela c’est une œuvre romanesque, c’est aussi un catalogue d’inepties, de tares, de bêtise, de saleté que l’appartenance à une classe sociale défavorisée ne peut absolument pas expliquer. Dans La voix du Nord, Édouard Louis déclare : « Les gens qui connaissent peu ces milieux déshérités sont stupéfaits ». Même si on les connaît, on peut l’être. On se croirait au milieu du XIXème siècle ! Les hommes, qui travaillent à l’usine, y sont tous alcooliques et passent leur temps libre devant la télé et les films pornos, quand ils ne maltraitent pas leur femme. Les enfants, livrés à eux-mêmes, boivent aussi et les comas éthyliques ne sont pas rares. Leurs dents ne sont pas soignées et ils ne touchent jamais un livre ! On fait rarement appel au médecin, faute d’argent. Et l’école ? et la médecine scolaire ? et la Sécurité sociale ? et les Allocations familiales ? Tous ces avantages et acquis sociaux seraient-ils inconnus en Picardie ? Certaines personnes ou plutôt personnages ont aussi un comportement aberrant : la grand-mère rince une bouteille de lessive pour en faire une carafe, le père, après avoir (fort mal) tué le cochon, en boit le sang encore chaud au lieu de préparer le boudin, les garçons torturent les volailles, la tante s’arrache les dents avec une pince quand elle est saoule, comme ça « sans raison, pour jouer ». On pourrait continuer et souligner les invraisemblances du récit comme les incohérences, la méconnaissance, voire les ignorances du monde rural environnant (non, cher Édouard Louis, on ne peut pas faire du pop-corn avec le maïs que l’on va prendre chez le voisin et ce n’est pas du fumier qui se consume le long des routes !). De ces absurdités, dont certaines relèvent du surréalisme, le livre est plein et ce n’est pas du surréalisme littéraire.
Ce catalogue de situations, d’actes, de personnages, est si invraisemblable et même contradictoire, si caricatural aussi, qu’on peut se dire, en première réaction, qu’il s’agit là d’une construction purement intellectuelle. Bref, disons le mot : d’un canular. Qu’est-ce qu’un canular ? Le mot appartient à l’argot des élèves de Normal Sup’ : il s’agit d’une mystification. Or, notre auteur n’est-il pas normalien ? Mais tout un chacun peut lancer un canular : Victor Lustig et la vente de la Tour Eiffel en 1925, Orson Welles et la guerre des mondes en 1938 sont parmi les plus célèbres. Il en est d’autres et plus récents. Canular radiophonique, téléphonique…, il en est aussi de littéraires, le plus abouti étant celui de Pierre Louÿs avec ses Chansons de Bilitis. Supercherie de grand talent. Il n’est pas sûr que le roman d’Édouard Louis (tiens, Louÿs, Louis ? Pierre Louÿs est né Pierre Louis, rappelons-le) soit de la même qualité. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une imposture ?
Narrativement parlant, plus gênantes encore sont les imprécisions touchant le narrateur. Imprécisions dans les faits : son âge d’abord. Il a dix ans quand commence le récit et entre au collège. Mais de l’école primaire, il ne dit rien. Il prétend n’avoir jamais eu un livre entre les mains avant d’être au lycée : étrange affabulation ! Il n’avait peut être pas de livre, mais à dix ans, il tenait un journal ! Et surtout n’oublions pas que ce garçon est entré à Normale Sup dont la réussite au concours n’est pas accessible à beaucoup. Comment donc lui en est venue l’idée ? Quel dossier a-t-il constitué ? A-t-il eu une bourse pour faire sa « classe prépa » ? Et dans quel lycée a-t-il fait une classe préparatoire ? Où était-il logé ? Pour lui qui a connu la misère, les contingences matérielles sont étrangement secondaires.
Plus graves sont les imprécisions d’ordre psychologique : comment perçoit-il le monde, son corps, sa sexualité ? Il en reste presque toujours à des clichés qu’on lit partout sur les jeunes homosexuels : une voix et des attitudes féminines, une certaine fragilité qui le détourne des sports violents et lui laisse les doigts écorchés quand il doit transporter son sac etc., etc…On a droit à bien des clichés : en cachette, il revêt les habits de sa sœur, il imagine les seins des femmes comme « deux excroissances, deux anomalies, des amas de pus qui se forment sur le corps des personnes malades », et, à force de se masturber sans succès, il a le sexe qui se couvre « de brûlures et de cloques ». On passe du cliché au fantasme. Et lui, dans tout cela, que ressent-il dans son cœur et son corps ? Il n’exprime que le dégoût qu’il a facile d’ailleurs : certes, les crachats sont répugnants, mais pour lui surtout insultants, mais précisons que ce n’est pas l’odeur qui les caractérise, tout comme les garçons qui le persécutent n’ont certainement pas « cette odeur de laitages pourris et d’animal mort ».
Quid des jeux dans le hangar, avec d’autres garçons ? Sur ce point, tellement central puisqu’il touche à l’homosexualité du narrateur, le lecteur reste hélas dans le flou et l’invraisemblable. Les deux plus jeunes participants de cette partouze rurale ont « neuf ou dix ans », nous dit l’auteur, et leurs partenaires une quinzaine d’années. Pour les jeux sexuels auxquels ils se livrent, ils s’inspirent d’une cassette porno hétéro. Mais par quel mystère y a-t-il un magnétoscope dans ce hangar ? À nouveau on tombe ici dans le fantasme : les garçons se « pénètrent » allègrement comme s’ils n’avaient fait que cela depuis leur naissance. Aucune douleur, aucun recul !
On sort de cette lecture avec le sentiment d’être victime d’une esbroufe, habilement bâtie par un auteur dont le style a de grandes qualités, concis, clair, avec un savant dosage de parler populaire et d’argot. Tout est réuni pour rallier un très large public : de l’intellectuel qui se délecte à l’évocation des classes les plus pauvres à la « ménagère de moins de cinquante ans », un peu voyeuse en passant par le jeune homo mal dans sa peau que les malheurs de Bellegueule émouvront. Devant le succès du livre, on peut toutefois s’inquiéter : quelle image ces milliers de lecteurs auront-ils des classes les plus pauvres ? Quelle image des homosexuels ? Quelle image de la Picardie ? Le succès de ce livre n’est pas sans rappeler celui de Pays perdu de Pierre Jourde. Dans Médiapart, Jacques Bolo n’y allait pas par quatre chemins pour parler d’imposture littéraire : « L’imposture littéraire actuelle consiste à nier l’autobiographie en la considérant comme autofiction. Ce n’est pourtant pas compliqué. Quand on ne distingue pas la réalité de la fiction, on a des problèmes. »
Édouard Louis devra-t-il faire face aux mêmes ennuis judiciaires que Pierre Jourde, à propos de son village picard et de ce qu’il en dépeint ? Nous connaissons la Picardie comme une région d’agriculture riche, aux rivages ensoleillés, aux belles forêts. De toute évidence, ce n’est pas celle d’Édouard Louis. Ou bien alors se voudrait-il plus ethnologue que romancier, d’une terre inconnue ? La réalité, il est vrai, dépasse quelquefois la fiction : Bellegueule est assurément un patronyme assez courant en Picardie, dans le Nord, jusque dans l’Aisne et la Seine-Maritime. Mais « contrairement à la réalité », écrit The Huffington Post, le livre de ce « long jeune homme aux yeux bleus aussi clairs qu’un ciel du Sud, dont le visage racé et le maintien un peu maniéré laisseraient supposer une éducation raffinée », ne relèverait-il pas plutôt d’un coup de bluff, jouant sur l’outrance, tout simplement ? Or, si tout en cherchant à apitoyer le lecteur sur une « enfance de la privation et de la négation de soi », il sait bien avec Gide que l’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Ni de la littérature tout court, « même laide, repoussante, irritante », avec de l’outrance à jet continu.
Claude Thévenet
39400 Morbier