« Amour perdu » de William Cliff, Le Dilettante, 2015, Prix Goncourt de la Poésie Robert Sabatier 2015

Amour perdu est paru au printemps 2015 chez un éditeur de livres soignés et singuliers, Le Dilettante. Dans la vitrine des Mots à la Bouche, le livre aimante.

Avant même de l’ouvrir, j’aime son format de poche et sa couverture à grands rabats. Une couverture rouge au lettrage manuscrit. Sur le fond vermillon, une diapositive Kodak dont le négatif est devenu positif, un corps en noir et blanc. L’un des rabats nous apprend qu’il s’agit de l’auteur dans les années 80 : William Cliff, en slip de bain, offre aux lecteurs la silhouette de sa fière maturité, entre des herbes sauvages et un fond maritime. On recule dans le temps : la diapositive, les lettres à la craie, le mot perdu…Il est beau, le baigneur de cette plage non loin d’Ostende, dans la virile délicatesse de sa pose de statue, en une contre-plongée qui le nimbe de joncs, de vagues et de ciel. Le kouros qui pose, tête inclinée, est bien vivant, cheveux longs sur le front et dans le cou, torse glabre, slip noué à la taille, au-dessus de la bosse du sexe, par un lacet blanc qui invite à le dénouer. William Cliff, sur un plateau de télévision, un soir, m’avait déjà fait penser à l’Ascylte de Fellini-Satyricon, le brun des deux éphèbes toujours en chasse de nouveaux horizons, de nouveaux plaisirs, jusqu’à ce que les ahurissants voyous, le blond et le brun, viennent se fixer, au dernier plan du voyage, sur une immense fresque fissurée. Oui, c’est bien ça, la photo sur la couverture d’Amour perdu le dit encore, il y a de cet Ascylte en William Cliff.

Narcissisme de cette couverture, diront les chagrins de corps et d’esprit. Surtout pas ! Un retour plutôt sur une grâce physique perdue peut-être mais offerte pour toujours sur cette couverture, jeunesse de chair, de soleil et de grand ciel qui se donne là, à toutes les mains qui ouvriront ce livre, une jeunesse qui ne veut pas mourir et dont les poèmes du livre vont garder le vif, comme la fresque fanée et pourtant vive dans le vent de la fin du film de Fellini.

À lire Amour perdu à haute voix, on déambule dans une galerie de diapositives d’un passé plus ou moins lointain, dont la présence est chaudement vivante grâce à l’alchimie des vers, alchimie bizarre d’une poésie à la fois ancienne de tournure et pourtant nouvelle, travaillée et bourrue, lissée et fricassée, rimée et libre de son absence fréquente de ponctuation, libre surtout de ses enjambements qui peuvent parfois casser un mot sur deux vers, caresseuse et violente, portée par un lexique de couleurs, de mots crus rehaussés par leur rareté, hantée par l’ordure du beau et le beau montant de l’ordure, tantôt à tire d’aile, tantôt vouée à la mouise, une poésie où l’ange et la bête n’en finiraient pas de s’étreindre tendrement et brutalement, à s’en extasier et à s’en désarticuler !

Né en 1940 à Gembloux en Belgique, fils d’un dentiste qui dut plomber beaucoup de dents pour faire vivre une famille de neuf enfants, nourri d’un humanisme gréco-romain passé par le tamis catholique, étudiant au parcours difficile, peut-être déjà trop sensible et sensuel pour un parcours d’étudiant cérébral, William Cliff s’affirme en rédigeant un mémoire de Licence sur le poète catalan Gabriel Ferrater (1922-1972) qui devient son maître en une poésie qui ne se coupera jamais du quotidien. Raymond Queneau ouvrira les portes de la maison Gallimard à ce garçon bouillant et obstiné, résolu à vivre sa vie comme à écrire sa poésie. William Cliff est aussi romancier et traducteur, auteur d’une œuvre féconde depuis 1973. S’attarder sur Amour perdu est pour moi la belle occasion de célébrer l’éternelle adolescence d’un poète qui, à soixante-quinze ans, loin d’être l’ombre de lui-même, demeure d’une élégiaque verdeur.

Au fil des poèmes de cet Amour perdu, se dessinent les spleens et les idéaux qui travaillent Cliff, son univers déroutant de paradoxes et fascinant de par ces mêmes paradoxes, où la chair et le catéchisme s’entrepénètrent en un amour obscur et lumineux, perdu et sans doute pas vraiment perdu, pas seulement perdu.
Il a su dépasser la vergogne silencieuse à laquelle sont toujours voués, en province surtout, les garçons amoureux des garçons.

Hélas ! j’étais si malheureux alors
que je ne pouvais pas le moins du monde
penser donner quelque bonheur alors
que je rampais moi-même dans la honte
[ Louvain ]

Et puis, il y a ces mots variés qui, dans le recueil, nous peignent le fond de détresse sur lequel s’est toujours détachée la fureur de vivre chez Cliff.

je remercie ce bar nocturne qui
souvent m’a soulagé quand la géhenne
de quelque ennui horrifiait ma nuit
[« The Slave »]

car que faire ? que faire ? quand l’amour est morte
et referme sur nous de toute part sa porte ?
[Sa baraque]

car dans la vie on aime que vous happent
certaines choses un peu dégoûtantes
qui font sortir de l’ennui ordinaire
[ Une ville]

à Buenos Aires dans la rue où j’er-
rais en traînant mon horrible cafard.
(…)
Hélas ! juste avant je m’étais branlé
tout seul dans ma chambre et fort déprimé
je ne me sentais vraiment pas d’attaque
[Buenos Aires]

Certains soirs le cafard me prend et me ravage,
quand l’hiver se prolonge et pèse et que la ville
est noire et que ma chambre est noire et que le temps
qu’il reste à vivre semble un long sombre couloir
[Le cafard]

Le temps, bien sûr, en plus de l’ennui, devient de plus en plus, avec le temps, l’obsession lancinante.

je sens mon vieux vaisseau faire eau de toute part [Frédéric]

et que par votre amour mon âme soit contente
et n’ait plus à pleurer le temps qui comme un trou
horrible s’ouvre devant ma route implacable
[Le Rédempteur]


Oh ! tu es fatigué aujourd’hui tu ne veux
pas venir dormir contre mon être qui flanche
sous le temps qui a tant maltraité mon cheveu
qu’il est devenu blanc comme la cendre blanche
[Olivier]

dommage que j’aie peur que tu ne voies mon âge
sinon je te prierais de revenir chez moi
[Longs cheveux]

ensemble nous levions à travers la fumée
nos verres pour y faire noyer la pensée
trop claire qui nous crie lorsque la nuit commence
:
« Ami, viens par ici, c’est ta dernière danse. » [La Dernière Danse]

Mais, pour échapper au cafard et au temps, il a toujours été infatigable fugueur, William Cliff.

à cause qu’on voyait dans mes yeux cet éclat
angoisseux de l’enfant qui est parti léger
et qui espère que l’on sera bon pour lui
[ En ce temps-là]

Et justement, la vie a été bonne pour lui. En voyages, en bains de villes et de soleils, sur les traces du vagabond impénitent, en pays comme en amants, à la mémoire de qui William Cliff tressa en 1990 une couronne de dizains inspirés de la Délie de Maurice Scève : Conrad Detrez.

je sentais le bonheur exister sur la terre
la propreté partout luisait comme le verre,
il me semblait qu’ici l’on vivait la vraie vie.
[Le Brésil]

plus j’avançais dans la tourmente urbaine,
plus je sentais revenir mon bonheur
[Fin de semaine]

je vais désormais par toutes les villes
cherchant ton corps dans mes millions de frères
.[Buenos Aires]

Ton corps dans mes millions de frères : on est là au cœur de la quête incarnée et surnaturelle à la fois du vagabond des sens que fut et que reste William Cliff. Chez lui, se perdre dans la merveille des autres hommes – sans nulle crainte des périls – c’est toujours frapper à la porte de quelque chose de plus grand qu’il est déjà beau de pressentir. C’est par le corps qu’on entrevoit Dieu. Il y a toujours un fond de catéchisme dans sa gourmandise sensuelle. Ce leitmotiv, il le réinvente sans fin en une langue de la révélation et de l’organique, du sacré et du cru inextricables.

Quoi de plus doux pour apprendre quelqu’un
que de connaître son organe intime :
alors la fascination qu’il nous donne
de douloureuse devient chose bonne.
[Un rhétoricien]

nous frottions nos rêves sur la viande
de ces cuisses grandes dont l’élégance
nous fascinait tant que toute la vie
nous l’aurions passée dans cette infinie
envie de sentir nos lèvres pulpeuses
sur la peau de ces cuisses enfin mises
à la merci de nos pieuses muqueuses.
[Un louis d’or]

Et pourtant je l’adore presque avec terreur
(car on ne peut adorer que Dieu ici-bas),
(…)
Son entrecuisse sombre où je fais des suçons !
[Olivier]


et nous qui touchons ton être
et le mangeons tour à tour,
nous remercions la Terre
de l’avoir fait naître un jour :
béni soit le grand miracle
qui t’a fait sur terre naître
(…)
Qu’à jamais reste en notre âme
le souvenir de ta peau

(…)
Oui, que reste ta présence
En notre âme et qu’à jamais
Ton souvenir nous encense
[Un Anglais]

Dieu sait sur quel lit nous avons été
Serrer la nudité de nos corps d’hommes !
[Un calviniste]

Et au matin quand nous sortions du lit,
nous avions des érections merveilleuses
par tous les rêves qui s’étaient blottis
dans tous les plis de nos tendres muqueuses,

Ensuite nous allions chanter les laudes
du Créateur lequel fait le soleil
tous les matins les uns après les autres
réémerger ses enfants du sommeil
[Collège de la Hulle]

Ah ! le corps de l’homme est parfois si bien bâti !
oui, rien qu’à le croiser on l’aime comme un frère
tant qu’on remercie Dieu qu’il nous ait imparti
de naître et de souffrir sur la planète Terre

[Beauté du corps humain]

Merveille du corps humain, certes, mais qu’on n’aille pas croire que William Cliff n’aime que les éphèbes helléniques, académiques et hygiéniques. Tout comme, pour connaître l’autre en amour, il faut lui donner sans honte tout son corps, tous les dehors, tous les dedans, toutes les humeurs, tous les goûts et toutes les odeurs de son corps, désirer, chez Cliff, c’est aller vers des présences qui répondent à des affinités, bien sûr, des partenaires de débauche, mais surtout savourer tout du corps aimé, comme s’il fallait passer par toutes les réalités d’un corps pour y goûter vraiment, pour en avoir l’extatique révélation. Les crudités du vocabulaire sentent bon comme sentent bon les zones les plus obscures des corps déshabillés, offerts au désir, libres de leurs masques et de leurs habits. On dit « je t’aime » avec son orteil mieux qu’avec ses lèvres. La transe est toujours gluante. La sueur, les poils et le sperme ont alors la même odeur que le cœur.

Sa chemise bleue était trempée de sueur [Une chemise]

et combien saccadantes étaient ses gluances [Pittsburgh]

gloire à Dieu pour tes deux bras
quand ils s’ouvrent vers le haut
pour qu’on lèche n’est-ce pas ?
j’aime tant que tu gémisses
en sentant dans mes muqueuses
ta belle queue paresseuse
se gonfler et se dresser

(…)
et combien bon est ton cœur
avant qu’il jette son sperme !
[Un Anglais]

Ensuite je suçais ce jeune homme moderne
qui m’envoyait dans la gueule ses jets de sperme

[Jeune homme moderne]

Un Français s’en est pris à mon anatomie
un gros Français du Nord de passage en Belgique
et qui avait (disait-il) l’avide manie
qu’on arrose son torse de fouttre érotique.
[Un Français]

avec ton beau corps d’Italien couvert de poils [Raphaël]

Jean Sturm je me souviens
de tes pieds qui puaient,
de ton beau corps suant
d’où sortait ton odeur,
je voyais tes orteils
dans tes sandales sales
[Jean Sturm]

Alors entrèrent de jeunes adolescents
avec entre leur jambes leur sexe qui pue
(…)
L’un d’eux ouvrant des yeux sombres comme des gouffres
avait autour du corps une auréole d’ange
[Au restaurant]

Les arbres sont des poils de l’aisselle du ciel
mais je préfère les tiens (…)
Et j’avais désiré les lécher pour avoir
leur odeur et le goût de ta transpiration,
c’est que tout semble bon dans ta chair printanière,
la profondeur de ton regard me navre, la
gentillesse de tes lèvres me fait rêver
que je pourrais un jour peut-être t’embrasser
et tes fesses, ton torse, et le trou de ton cul…
[Jeune voisin]

N’avoir peur de rien dans sa transe. Aimer ce qui nous damne puisque c’est de la boue que montent les anges, qu’il faut passer par les viscères pour aller jusqu’au cœur, croiser des charognards de messe étrange, des maronnes de charmants salauds pour voir plus haut. Et tant pis si la réalité écœure parfois, si l’on croyait à l’amour et qu’on s’est senti prostitué. Et tant pis si l’on croise parfois des crapauds dans les bars des flots noirs

(…) où certains voudraient ne pas montrer la chute
qu’ils font pour combler leur fondement trop humide

[Le règne des crapauds]

Tant pis si l’on regrette un soir d’avoir fait tous les voyages et que le monde n’ait plus la vertu de vous faire rêver et désirer toujours. Car ce qui reste au fond du creuset du grand œuvre de la vie et du grand œuvre de la poésie, c’est l’or du rêve, la foi en ce qu’on a perdu mais entrevu. William Cliff n’est pas un jouisseur banal, pas un Casanova fellinien au sperme froid. Il sait, le soir venu, que bien des rencontres auraient pu aller plus loin, qu’il cherchera toujours l’Amant, qu’il aimerait pouvoir dire nous, qu’il faut souvent se résoudre à du conditionnel quand on aimerait bien faire surgir le présent de son passé.

Tu étais un garçon solide et orgueilleux
qui n’avait pas besoin de relation durable
par quoi tu es parti comme un rêve qui passe
sauf qu’aujourd’hui, trente ans après, je m’en souviens.
[Raphaël]

Nous dormirions ensemble enlacés peau à peau,
nous entendrions la respiration de nos torses,
nous aimerions la chaleur de nos corps, nos mains
ne se lasseraient pas de nous aimer l’un l’autre.

Au matin nous nous donnerions de gros baisers
tu aurais du café pour tremper tes tartines,
tu partirais avec un beau sourire aux lèvres
la lumière du ciel brillerait sur ton être
. [Longs cheveux]

William Cliff n’est pas seulement le garçon solide et orgueilleux que fut le Raphaël célébré plus haut. On le sent toujours entre le rêve d’une fidélité impossible et les fabuleuses parenthèses d’une seule nuit qu’il a vécues et chantées sur toute sa lyre. Là est peut-être son mystère insoluble, son adolescence forcenée malgré les ans. Je regrette et je ne regrette rien. Je convoque dans Amour perdu tous ceux avec qui j’aurais pu aller plus loin.

En écrivant ce vers sur cette table
j’aimerais tant te voir représenté
pour serrer encore ton corps délectable
et m’enivrer de ton étrangeté !
[Un calviniste]

J’ai joui et j’ai vu, à travers tous mes amours perdus, le Dieu de chair et d’âme que jamais l’on ne fixe puisque, selon l’adage gidien des Nourritures terrestres : « Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. »

Oui, mais voilà, Cliff est plus doux que Gide car, dans tout le recueil comme dans le dernier poème d’Amour perdu, il y a toujours ce flottement tendre du regret, cet aveu poignant d’une solitude mi-vide mi-sapide. Cette singulière sapidité des vers de William Cliff, j’aimerais que cet hommage, pour la goûter, en tente d’autres.

J’ai beau lancer vers tous les horizons
mes appels, personne ne me répond
(…)
Alors, tant pis, mon âme, prends la route
de ce désert béant que tu redoutes

bois ce calice avec tranquillité
puisqu’il est à tout homme présenté,

sache le rendre à ta bouche sapide
et non pas vil et hanté par le vide.
[Solitude]

Pierre Lacroix, décembre 2015