Le 1er mars 1936, dans un hôpital de Saint-Pétersbourg devenu Leningrad, mourait de pneumonie Mikhaïl Alekseïevitch Kouzmine, poète, romancier, traducteur, compositeur, dramaturge. On l’a quelquefois surnommé l’Oscar Wilde russe, à cause de son dandysme et de son goût pour les jeunes hommes. Il fut le premier poète russe ouvertement gay, dit l’excellente biographie de John Malmstad et Nikolaï Bogomolov (Harvard University Press, 496 pages, 1999) non traduite à ce jour en français (voir plus loin). Poète de la taille des plus grands, Alexandre Blok, Vladimir Maïakovski, Boris Pasternak, Josip Mandelstam, Marina Tsvetaieva, etc. Anna Akhmatova, poétesse elle-même, finit par ne plus l’estimer à cause de ce qu’elle appelait la « salacité » de sa poésie.
Il eut plusieurs amants, deux en particulier Vsevolod Kniazev, jeune hussard qui se suicida en 1913 prétendument pour une actrice et danseuse – car le malheur de Kouzmine fut souvent de tomber amoureux de garçons bisexuels – et Iouri Iurkun, poète lui-même et illustrateur.
Illusions perdues quelques années après la Révolution de 17, difficultés pour assurer sa subsistance – Kouzmine ne publia que peu, quelques traductions du français, de l’anglais, de l’italien, et en 1929 La Truite rompt la glace, son ultime recueil de poésie –, logement partagé avec Iurkun, la mère de celui-ci et quelquefois la compagne »officielle » (mais non l’épouse) d’Iurkun, et problèmes de santé enfin. Victime d’une grippe, il fut hospitalisé en février 1936, et on le laissa dans un couloir rempli de courants d’air. Il y attrapa une pneumonie dont il mourut le 1er mars.
Depuis 1933, la sodomie consentie entre hommes était un délit férocement réprimé. Kouzmine échappa à la répression décrétée sous prétexte de « conspiration homosexuelle », mais non son compagnon Iurkun, son ‘’Antinoüs’’, son ‘’Mister Dorian’’ (comprenons Dorian Gray), qui fut arrêté en 1937 et exécuté l’année suivante.
ErosOnyx Éditions publiera au premier trimestre 2017 La Truite rompt la glace, premier cycle, écrit en 1927, d’un recueil du même titre paru en 1929. Inédit en français. À part Les Ailes, roman publié en 2000 par les éditions Ombres dans une traduction de Bernard Kreise et deux recueils de nouvelles (aux éditions Noir sur Blanc), la France ne dispose d’aucune autre traduction de Mikhaïl Kouzmine, en l’occurrence de sa poésie. Suivra en 2018, la biographie du poète par deux spécialistes, John Malmstad et Nikolaï Bogomolov auteurs de Mikhaïl Kuzmin, A Life in Art ( Harvard University Press, 1999), sous le titre Mikhaïl Kouzmine, Vivre en artiste.
Triste anniversaire aussi que celui que nous commémorons, 80 ans plus tard, en cette année 2016.
À l’aube du 18 août de la même année 1936, était exécuté près de Grenade Federico Garcia Lorca, non pas tant en raison de ses sympathies pour la cause républicaine (Lorca était peu politique), mais surtout parce qu’il était gay. Sympathisant républicain, poète et en plus de cela être homo, c’en était trop ! Dans l’Espagne à la veille de la guerre civile, l’homosexuel ne vaut guère mieux que le juif, le maure ou le gitan. « Je crois, écrivait Federico, qu’être de Grenade m’incite à la compréhension sympathique du noir, du gitan, du juif (…), du maure que nous portons tous en nous. »
Informé du danger qu’il courait lorsque se déclencha la guerre civile (son beau-frère, Manuel Fernández Montesinos, maire socialiste de Grenade avait été arrêté le 20 juillet), Federico s’était réfugié chez des amis, les Rosales, pro-phalangistes. Arrêté par des militaires et autres mutins de la droite conservatrice de la ville, puis conduit sur la route d’Alfaraz, il est sommairement exécuté avec deux de ses amis, le maître d’école Dióscoro Galindo et le banderillero Francisco Galadi, au petit matin, au pied des oliviers du ravin de Viznar. Mais il avait été violemment molesté dans la journée et la nuit qui précédèrent son exécution : l’un de ses assassins ne s’est-il pas vanté, bien des années plus tard, d’avoir « tiré deux balles dans le cul de ce pédé » (« Yo le metí dos tiros en el culo por maricón ») ?
Son corps n’a jamais été retrouvé parce que les recherches n’ont pas véritablement été autorisées par la famille.
Federico laissait derrière lui une œuvre immense, et des poèmes posthumes, plus précisément des sonnets qu’ErosOnyx a publiés, Sonnets de l’amour obscur (2015). Qui en fut l’inspirateur ? Rafael Rodriguez Rapún, mort au front un an jour pour jour après Lorca, à l’âge de 25 ans, lieutenant du côté des Républicains ? Ou bien Juan Ramirez de Lucas, un jeune homme de 19 ans en 1936, comme on l’a découvert après sa mort en 2010, à cause de qui Federico n’avait pas voulu quitter l’Espagne pour s’exiler au Mexique, comme le lui conseillaient ses amis ?
Sonnets de l’Amour obscur, édition bilingue, novembre 2014.
Deux poètes, deux poètes gays, le second plus connu que le premier, du moins en France. Victimes tous les deux de l’intolérance, du conformisme moral de droite ou prétendument révolutionnaire.
Peut-on encore dire « Plus jamais ça » et y croire ? En tout cas, l’important, c’est que vivent toujours leurs œuvres pour que la mémoire et la beauté fassent, comme le chante Barbara, « Que jamais ne revienne / Le temps du sang et de la haine ».