Un éditeur dont le sigle (EO) s’adorne de cette devise « sua quemque voluptas trahit » ne peut qu’attirer son lecteur !
Voici donc l’un des dix-sept monologues de l’ensemble Quatrième dimension, monologues théâtraux mis en scène par un metteur en scène grec contemporain qui souligne la désacralisation des anciens mythes chez Ritsos.
Qui est cette Hélène ? Soyons attentifs au vrai titre (en Grec) L’Hélène
. Ce n’est donc pas la plus belle femme du monde enlevée par Pâris, la Belle Hélène d’Offenbach ; non ; c’est la vieille Hélène qui habite dans une maison désertée, au jardin en friche et que vient voir un visiteur. Et pourtant c’est elle : « Oui, c’est moi » sont les premières paroles de ce monologue. Elle est désormais très vieille, devenue fort laide, esclave de servantes qui se moquent d’elle ou la volent ; elle est sous la coupe de ces bourreaux comme Ritsos, au moment où il écrit ce monologue, en résidence surveillée à Léros sous la dictature des colonels. Elle ne voit plus personne, donc ne parle presque plus (« peu à peu les choses ont perdu leur sens (…) de même que les mots, innocents, trompeurs (…) équivoques toujours »). Elle est là, immobile sur son lit. Devant son visiteur à qui elle dit à plusieurs reprises de rester elle opère d’abord une sorte de dédoublement qui lui permet une distanciation vis-à-vis du présent puis du passé nécessaire à la libération de la parole. Seule la mémoire est encore en mouvement, une mémoire incertaine et de plus en plus confuse mais qui recompose un passé encombré et s’en affranchit : « Vraiment tant de choses hors d’usage (…) elles encombraient l’espace. (…) Ah oui, combien de combats insensés, (…) combien de défaites et de nouveaux combats pour des choses en plus décidées par d’autres en notre absence ».
La vieille Hélène veut pourtant partager avec son visiteur son secret le plus précieux, son unique trésor. Cet unique trésor, bien gardé et jamais trahi, c’est le souvenir de l’amour, de l’intimité charnelle de l’amour : « Ils étaient beaux, avec leurs grands corps puissants comme des fleuves bouillonnants (…) ; je les aimais vraiment comme si je les avais moi-même enfantés. Et même ces souvenirs « ne sont plus troublants » ; mais au-delà d’eux « un seul retient encore un souffle qui le parcourt, il respire ». C’est le souvenir du soir où Hélène est montée seule sur les murs de Troie, belle, inatteignable, comme immatérielle, moi qui n’appartiens à personne, moi qui n’ai besoin de personne, comme si j’étais (moi, l’indépendante) l’amour tout entier.’ Elle a une fleur dans les cheveux, une autre entre ses seins, la troisième à ses lèvres « qui cache le sourire de la liberté ».
C’est cette « quatrième dimension », cet « autre versant », c’est cela qu’Hélène a atteint et c’est à cette élévation de la pensée que le poète nous convie.
Evelyn Girard, été 2016
Yannis Ritsos, Hélène ; édition bilingue ; préface et traduction d’Anne Personnaz
ErosOnyx Éditions, 2016