Parmi les nombreux modèles de Robert de Saint-Loup, l’ami du narrateur et double révélateur des ambiguïtés sexuelles de Proust lui-même, se trouverait un écrivain oublié des histoires littéraires, mais non des chercheurs obsessionnels que sont les responsables (Pierre Lacroix et Yvan Quintin) des éditions ErosOnyx, source d’innombrables redécouvertes de curiosités littéraires. Robert d’Humières meurt le 27 avril 1915 à la bataille d’Ypres, à quarante-sept ans. Trop âgé pour être mobilisé (on n’envoyait que les jeunes à l’abattoir, comme dans toute guerre), il s’était engagé dès le début du conflit. On ne s’attendait pas, semble-t-il, à une telle mort héroïque de la part d’un dilettante littéraire, soupçonné d’avoir déserté.
Ce saint-cyrien malgré lui avait quitté, dans sa jeunesse, après ses études militaires, l’armée pour laquelle il n’était pas plus fait qu’un autre, pour se consacrer à la littérature et au théâtre. Né en 1868, il était le contemporain de Gide et de Proust, et il fut publié, pour certains de ses livres et ses traductions, par le Mercure de France (mais non pour ces Lettres volées sortant, elles, chez Félix Juven, en 1912) comme tant d’autres écrivains singuliers dont cette maison était friande. Comme Lafcadio Hearn, publié par les mêmes éditions alors, il était amoureux d’exotisme. Il est certain que le Mercure de France, dirigé par Alfred Vallette, mari de Rachilde qui y régnait, ne pouvait être indifférent à ce qui passionnait ce jeune auteur.
Il connaissait l’Inde et le Japon qui lui inspira même une pièce de théâtre qu’il monta dans la salle des Batignolles, devenue plus tard Théâtre des Arts, et à présent Hébertot.
Dans ce même lieu, il monte la pièce d’Oscar Wilde L’Éventail de Lady Windermere, qu’il a adaptée lui-même, et il écrit du reste sa propre version de Salomé (mise en musique par Florent Schmitt). Il ne se trompait guère dans le choix des auteurs qu’il traduisait et faisait connaître en France : Rudyard Kipling (Le Livre de la jungle et La lumière qui s’éteint), Joseph Conrad (Le Nègre du Narcisse), l’auteur de Peter Pan (J. M. Barrie) pour Margaret Ogilvy et Lewis Wallace (pour Ben-Hur !). C’est dire que sans se souvenir peut-être de ce nom, il est peu de Français qui ne l’aient rencontré dans leurs lectures adolescentes.
Robert d’Humières fréquentait les salons du début du siècle. Il était donc un des personnages idéaux pour la Recherche. Et Willy et Colette étaient proches de lui. Colette en particulier, qui avait lu ce roman retrouvé (tout comme Proust) et l’avait apprécié. En appendice sont fournies les lettres de l’auteur à son amie. Non les réponses de celle-ci, disparues. Il avait également fait la connaissance d’Edith Wharton. Et, bien entendu, de Renée Vivien et Jean Lorrain.
Quant aux Lettres volées elles-mêmes, elles semblent contenir plus qu’il n’apparaît à la lecture de l’intrigue, somme toute banale, mais étrangement menée. Elles racontent en effet simplement un mariage arrangé entre une richissime jeune Juive convertie, fille de financiers, et un jeune hobereau jouisseur et ruiné, amant d’une aristocrate perverse à triple vie qui peut, comme le soulignent le préfacier et les deux postfaciers, évoquer la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses. Ce mariage forcé est épicé de différents éléments anecdotiques. La mariée n’est pas très innocente. Elle est même plutôt délurée. Elle feint d’accepter un mariage blanc parce qu’elle sait son jeune époux amoureux fou de leur marieuse. Mais elle l’attendrit et finit par consommer le mariage, sans pour autant s’attacher son mari volage. Elle se sacrifie avec une soudaine grandeur. Prémonitoirement, l’auteur tue son personnage masculin, son double au champ de bataille, mais en Orient, trois ans avant sa propre mort, elle réelle.
Le roman frappa Proust et Colette par la subtilité des analyses psychologiques, par les sinuosités des motivations des personnages, qui contournent le pathos et le manichéisme. À la fois maîtres de leur destin individuel et jouets des classes auxquelles ils appartiennent, ils vont et viennent entre liberté et déterminisme. Et l’auteur se complaît dans les perversités des uns et des autres, notamment d’un Jésuite qui mène la danse et auquel tous se confient avec ingénuité ou intentions cachées.
Mais les « grands lecteurs » qu’étaient ses deux amis géniaux, Colette et Proust, lisaient dans ce livre non seulement des échos de leurs propres obsessions sur les sensualités impérieuses qui commandaient leurs vies respectives et sur le jeu social dont ils tentaient de décrypter les codes et les mensonges, mais un autre discours, en palimpseste, qui aurait été l’aveu de la vie secrète de l’auteur, bisexuel. C’est, à vrai dire, beaucoup orienter l’interprétation, mais cela permet d’entrer dans la genèse d’une fiction qui, de toute évidence, possède des enjeux qui ne sont pas immédiatement perceptibles. Les éditeurs, auxquels s’ajoute le préfacier Alain Stoeffler, rivalisent d’érudition (peu de redécouvertes auront été accompagnées d’un appareil critique aussi riche…) et de perspicacité, pour lire, dans ce roman épistolaire, des confessions filtrées.
Robert d’Humières avait en effet lui-même cédé à un mariage arrangé tardif, avec sa cousine, qui lui donna plusieurs enfants. Mais il menait, parallèlement, une vie homosexuelle dont il s’ouvrait à ses amis parisiens. Et Colette, dans Le Pur et l’Impur que cite Pierre Lacroix, décrit avec son intrépidité habituelle le couple affiché qu’il formait avec un jeune ami : « L’aîné, qui fut tué devant l’ennemi, n’est pas de ceux qui se laissent oublier. Je ne léguerai ses lettres à personne. Pour le cadet, l’odeur des foins, quand il échevèle à la fourche les andains, serre peut-être encore son coeur qui fut comblé… Amitié, mâle amitié, sentiment insondable ! Pourquoi le plaisir amoureux serait-il le seul sanglot d’exaltation qui te fût interdit ?… Je laisse paraître une complaisance qu’on trouvera étrange, qu’on blâmera. La paire d’hommes que je viens brièvement de peindre, il est vrai qu’elle m’a donné l’image de l’union, et même de la dignité. Une espèce d’austérité la couvrait, austérité nécessaire et que, pourtant, je ne puis comparer à nulle autre, car elle n’était pas de parade ni de précaution, ni engendrée par la peur morbide qui galvanise, plus souvent qu’elle ne les bride, tant de pourchassés. Il est en moi de reconnaître à la pédérastie une manière de légitimité et d’admettre son caractère éternel. »
L’intelligence souveraine et honnête de Colette nous parle peut-être plus directement encore que les précautions entomologiques et distanciées que prit Proust pour décrire une société plus ou moins secrète, et à vrai dire moins secrète qu’on ne le pense, et qu’il connaissait parfaitement, mais de laquelle, pour construire son personnage de narrateur et peut-être lui donner un crédit de fiabilité « objective », il avait eu besoin de s’exclure artificiellement.
Colette et Proust, donc, les premiers, avaient lu cet hommage à la littérature du XVIIIe siècle et ce tableau d’une France provinciale et duplice comme une traduction d’une autre société et d’autres tourments. Les éditeurs leur emboîtent le pas, en soulignant tout ce qui peut éclairer le lecteur en quête de clés. Mais, à présent, cette lecture crée en nous une étrange impression, mitigée, de liberté et d’étouffement. Robert d’Humières décrit en effet un monde bardé d’interdits et de conventions et s’accommodant pourtant de petits arrangements personnels, chacun vivant finalement sa passion comme il l’entend, tout en tenant des discours moralisants (le Jésuite) ou pragmatiques (les parents et les marieurs). Il y a çà et là quelques sacrifiés (le frère de la mariée et la mariée elle-même, et finalement le marié, happé par la mort).
Mais la résurgence d’une personnalité comme celle de Robert d’Humières offre aussi un document passionnant sur la stagnation ou les aléas des mœurs au cours des siècles. Un esprit aussi curieux que le sien, au cœur de la vague du japonisme et de l’orientalisme, informé sur toutes sortes de cultures autres, important en France quelques génies comme Conrad, Kipling et Wilde, tournés eux-mêmes vers d’autres façons de vivre, prouvait que la littérature avait abordé de front, au début du XXe siècle – sur la trace de Balzac, le précurseur – les multiples faces du désir et des pulsions, et les difficultés que la société avait à les accepter et à en analyser la complexité dans des discours politiques ou sociaux, bien sûr, mais aussi romanesques. L’affaire Dreyfus, ainsi que Proust le montrera également, et qui apparaît en filigrane (à travers des allusions à l’antisémitisme que contient le roman de Robert d’Humières) était aussi l’allégorie d’un autre ostracisme, sexuel.
En notre période de régression moralisatrice (et guère morale) qui multiplie, à grands renforts de proclamations médiatiques et prétendument militantes de mères-la-vertu sur le retour, les boucs émissaires et les condamnations, la lecture non seulement de ce roman étrange, mais du très riche dossier qui l’accompagne est édifiante sur la courbe sinusoïdale que suit l’évolution des mœurs, où tout progrès de tolérance et d’honnêteté, de vérité et de courage, est immédiatement conjuré par un recul, par le triomphe de la duplicité et par des lynchages, des mises au pilori, des reniements. Si bien que ce vieux roman sorti des oubliettes nous apparaît comme un salutaire rappel des esprits éveillés dénonçant une société assoupie sur ses convictions étriquées ou justicières. Et le sous-titre, « Roman d’aujourd’hui », nous semble plus que jamais justifié.
René de Ceccatty