Yannis RITSOS : Hélène
(Préface et traduction du grec par Anne Personnaz, bilingue, éd. ErosOnyx, 15 €)
Après sa détention dans le camp de Léros, sous la dictature des « colonels », c’est sur l’île de Samos, en résidence surveillée à Karlovassi, que Yannis Ritsos écrit Hélène (1970), l’un des dix-sept grands poèmes du recueil Quatrième dimension. Ce monologue théâtral est dédié à la mémoire de sa sœur aînée Nina, renommée pour sa beauté, devenue folle après avoir vécu dans sa jeunesse une aventure amoureuse rocambolesque. Hélène, fille de Zeus et de Léda, épouse infidèle de Ménélas, enlevée par Pâris, allumeuse du terrible incendie qui ruina le royaume de Troie, a été représentée de manière très différente, par nombre d’artistes et d’écrivains, s’inspirant librement du mythe antique. Ritsos la met en scène, vieillie et chancelante, endurant injures et outrages. Elle qui a brisé les chaînes de la vie conjugale comme de la patrie, la voici hors du temps mythologique, décatie, séquestrée dans sa maison naufragée… Le poète joue avec humour sur la distanciation et les anachronismes. Face à un visiteur impromptu qui l’a connue ou aimée autrefois, Hélène, devenue totalement étrangère aux jeux et plaisirs de l’amour, quasiment immatérielle, tente de se souvenir, de reconsidérer son existence, de rassembler ses morts. Ce sont ses dernières paroles. Elle meurt le soir même alors que disparaît le visiteur. Elle avait laissé échapper de ses lèvres sa dernière fleur, métaphore spirituelle de la poésie et de la résistance*…
Dès le seuil, en attendant qu’on lui ouvre, le visiteur est saisi par l’état de délabrement de la maison, les ferronneries rouillées, l’abandon apparent. L’intérieur est à l’avenant avec les mauvaises odeurs de moisissures et d’urine, la poussière, les toiles d’araignées… Face à sa vieille idole assise sur son lit défait, il ne reconnaît que ses yeux. Devant sa stupeur, elle lève le dernier doute. Oubliée de tous, elle doit se réhabituer au langage : « j’en suis presque arrivée / à oublier les mots. » Thanatos a supplanté Eros. Elle est du côté des cendres du temps et des ombres. Elle se dit délivrée de ses morts : « il est passé le temps des rivalités ; les désirs se sont taris. » Les héros familiers d’antan sont devenus des étoiles, « sans que leur image soit gravée dans le verre / sur un miroir de métal, […] comme / par ce jour paisible criblé de soleil et de mâts, quand le combat avait faibli, et que le frottement des cordes mouillées sur les poulies retenait haut le monde, comme le nœud d’un sanglot arrêté dans une gorge de cristal…» Empreinte encore de lyrisme, cette voix mourante se perd dans les trous de mémoire, les trous dans les mots, plongeant dans l’anonymat tous ces morts autrefois si proches. Comme saisie de schizophrénie, Hélène, exilée dans ses vieilles parures, voit les objets s’animer, ses robes se dresser, tels des fantômes : « Une malle s’ouvre d’elle-même, en sortent de vieilles robes, elles bruissent, se dressent droites / elles flânent sans bruit… » Les morts réapparaissent en une danse macabre muette : « les morts […] rôdent dans les chambres, leurs beaux habits, leurs belles chaussures / vernies, bien lisses, et sans bruit pourtant comme s’ils ne posaient pas les pieds par terre… » Les servantes rient, haïssent et parodient leur maîtresse impuissante qui délire : « J’ai croisé, à nouveau, / la nuit […] mes anciens amants avec des barbes blanches, / des cheveux blancs, des ventres dilatés, comme s’ils étaient / engrossés déjà par leur mort… » Des sensations olfactives renaissent : « j’avais la sensation qu’un beau flacon de cristal s’était brisé, / et que le parfum s’était répandu dans la vitrine poussiéreuse… » Les servantes alors se moquent de plus belle, se revêtent des voiles dorés de leur vieille maîtresse, s’emparant d’un miroir « qu’elles ont saisi comme une civière » ! Les images, voit-on, annoncent peu à peu le dénouement, comme si toute la brocante environnante, bibelots, bijoux, colifichets…, « choses […] accumulées avec tant d’avidité », se transformaient en décor funéraire. Emportée par ce vertige du vide autour d’elle, Hélène renverse les stéréotypes, raisonne par aphorismes et jugements désabusés : « Ô, la pensée / nous vient tard à nous les femmes […] Les hommes, par contre, / ne s’arrêtent jamais pour penser, – il se peut qu’ils aient peur […] des poltrons, des vaniteux, des affairés, qui avancent dans l’obscurité… » Le seul souvenir qui la hante conjugue encore Eros et Thanatos dans un tableau saisissant, presque cinématographique ; elle se revoit sur les remparts de Troie, nue sous ses voiles, tandis qu’en dessous les rivaux s’affrontent, Troyens et Achéens ensanglantés, et Pâris agonisant. Elle domine le carnage, « avec une fleur entre [ses] seins, et une autre à [ses] lèvres qui cache le sourire de la liberté… » Déjà, défiait-elle la mort : « Je m’offrais comme cible ». Quant au retour à la vie conjugale, elle n’avait nullement renoncé aux revendications féministes. Jusqu’à la provocation : « Ménélas […] était devenu nerveux […] Quand il mourut, il me manqua beaucoup – me manquèrent surtout ses menaces imbéciles. » A l’évocation de la dernière fleur tombée des lèvres, la parole se fige. Didascalie en guise d’épilogue : le visiteur dans la nuit se perd dans le gouffre de l’escalier : « comme s’il descendait dans un puits profond… » Les cris des servantes donnent l’alerte. La police pose les scellés tandis que le fourgon s’éloigne vers la morgue ! « Une lune fallacieuse » éclaire les statues, toutes, représentant Hélène dans son intacte beauté. Le visiteur désemparé s’interroge : « Où irait-il à présent ? »
Hymne à la beauté, peut-être, mais pas à celle qu’on croyait. Avec le naufrage affectif et physique d’Hélène, c’est encore à la poésie que Ritsos reste fidèle, celle qui rend à l’homme humilié sa dignité et qui seule le réconcilie avec le monde.
Traductrice éminente de l’œuvre de Ritsos, Anne Personnaz, dans sa préface, apporte un intéressant éclairage contextuel. Elle y rappelle notamment ces mots brûlants du poète, captif à Léros, clamant deux ans plus tôt dans son recueil Pierres, répétitions, barreaux : « Nos seuls titres, trois mots : Makronissos, Yaros et Léros. Et rappelez-vous que nos vers furent écrits sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur notre flanc. »
*L’homme à l’œillet (hommage au dirigeant communiste Beloyánnis, fusillé le 30 mars 1952, un œillet à la bouche)
Michel MÉNACHÉ