ANDER (2009), un film de Robert Caston

                                           

     RENDRE CRÉDIBLE L’INCRÉDIBLE, EN TOUTE HONNÊTETÉ

Pour qu’il y ait rupture avec la coutume dans un milieu où le patriarchat rural – relayé par le matriarchat à la mort du patriarche –, dans un cadre clos comme les montagnes du Pays basque espagnol où l’on parle d’abord l’euskera, il faut qu’arrive quelqu’un d’ailleurs. Dans Ander, premier long-métrage d’un jeune metteur en scène qui s’était déjà fait connaître en 2005 par un court-métrage produit par Arte, Maricón,  ce sont une jeune ʺétrangèreʺ de Carthagène et un jeune Péruvien  qui apportent un souffle neuf en Biscaye, en 1999, terre  ancestrale minée par des tabous qui la sclérosent.

Nombreux sont les êtres en souffrance au début de ce film qui sait sans lourdeur donner de l’épaisseur à ses personnages : à plus de trente ans, Ander subit sa condition de célibataire dans une ferme menée par la poigne altière de sa mère, veuve solitaire, elle aussi, qui aimerait qu’on estime son vieil ami de jeunesse, Evaristo, qu’elle impose avec crainte à Ander et sa sœur Arantxa, pour de rares repas où le malaise plane. Ander est obligé de doubler son travail à la ferme qui ne rapporte plus assez, d’un emploi à l’usine où on le sent encore plus seul que dans les champs où il savoure au moins le bon air et la beauté des montagnes, tout en gardant son troupeau de vaches laitières. Il rejoint régulièrement son copain Peio, fêtard qu’il dépeint comme « pensant davantage avec sa queue et son nez » qu’avec son cerveau : Peio passe ses nuits à boire, baiser et se faire des rails de cocaïne avec des films pornos pour toile de fond. On sent qu’Ander l’accompagne plus par clanisme de mâles que par vrai plaisir. Et voilà que, alors qu’Arantxa va se marier en ce mois d’août 1999, vivre sous un autre toit et laisser plus de travail à son frère et à sa mère, Ander, en rentrant le troupeau, se casse le tibia et va devoir rester plâtré deux mois, alors qu’on se prépare à tuer un cochon pour le repas de noces ! Tout est sens dessus dessous ! Heureusement, Iñaki, le mari d’Arantxa, présente à la famille José, jeune Péruvien exilé à Durango en Espagne, par la misère dans son pays et rompu au travail des champs et des bêtes, remarquable de réserve, de politesse et de délicatesse. Il travaille dur, ne plaint pas sa sueur sous les aisselles. Dans Ander, on est attentif à respecter la pudeur des campagnes : pas de torse nu, on garde la chemise même en plein mois d’août. Voilà un étranger, lui-même en souffrance, qui va pouvoir retrouver et redonner vie !

Le chemin vers un dénouement libérateur va être long, en trois actes, mais Roberto Castón, le réalisateur, sait rendre crédible l’incrédible, par sa connaissance du milieu qu’il décrit, en toute honnêteté parce que le cheminement de l’intrigue est naturel, toujours écrit et montré d’après nature. Ander n’est pas un tissu d’artifices pour ʺfaire du cinémaʺ, on croit en ses personnages.

Ander se découvre et se révèle grâce à José. Il aime ses dents blanches, s’amuse à lui dire qu’il les entretient « au bicarbonate », n’a pas de gêne à lui demander de l’aider pour pisser parce qu’il tient mal sur ses jambes en raison du plâtre et des béquilles, remarque que José reste spectateur lors des virées chez Peio,  que le Péruvien réservé préfère parler chaleureusement avec une belle femme de chair qui est « la puta d’Oro » de Peio, pute d’or et pute de la ville d’Oro. On note au passage que Peio a de l’entrain, de l’humour, mais un machisme invétéré également ! Quant à elle,  elle s’appelle Reme. Elle a le corps facile mais le cœur obsédé par un mari qu’elle a épousé à Carthagène et qui l’a quittée quand elle lui a annoncé qu’elle était enceinte de lui. Quelques années plus tard, elle pense que cet homme est « perdu » mais qu’il lui reviendra quand « il se retrouvera » et acceptera la paternité. En attendant, elle vit de ses charmes, mais ne se donne jamais à un homme dans la maison d’Oro, maison de son mari et qui sera restée « propre » quand il reviendra. Le bruit court qu’on voit son mari plus occupé à Anglet que préoccupé de revenir chez lui. Un sinistre coup de fil le confirmera à Reme qui vient s’inscrire dans la galerie de tous les solitaires du film, le seul couple harmonieux étant celui que vont former Arantxa et Iñaki, après un beau festin, avec longue table dressée en plein air, où le vin coule à flot.

Le vin a un rôle décisif dans Ander. Selon le personnage qui donne son titre au film, « ce n’est pas de l’alcool, c’est la vie », et il initie José à goûter cette vie-là. La noce fera de cette vie une ivresse libératrice d’une autre vie pour les deux hommes. Dans les toilettes, le désir longtemps retenu osera le plaisir partagé. Remarquons que la trivialité du lieu ne fait que souligner par quelle apparente humilité il faut parfois passer pour se révéler. Mais l’humilité devient immédiatement humiliation pour Ander qui s’est laissé ʺprendreʺ par José. S’ensuivent plusieurs « Va-t’en ! » qui préparent non seulement la honte de ce désir-là chez Ander, mais la nécessité de renvoyer et d’oublier le visiteur de la révélation. Pourtant, c’est Reme, celle qui a vécu et aimé, qui va dénouer le tabou : Ander veut revenir vers la femme mais se révèle impuissant et violent ! José avoue en toute confiance à Reme ce qui s’est passé entre Ander et lui. Le dialogue devient poignant. Reme dit que les hommes ont « toujours peur d’eux-mêmes ». José lui rétorque que ce n’est pas son cas et Reme peut alors lui confier que c’est pour ça qu’elle l’aime bien.

La mort brutale de la mère, qui était cardiaque, accélère le dénouement. Ander, désespéré dans un premier temps par la culpabilité de s’être donné à un autre homme, souffre terriblement du lien plus ou moins conscient qu’il fait entre ce geste plus fort que lui et la mort de la mère. Sa sœur lui remontre pourtant qu’il ne peut pas mener tout seul la ferme et qu’il doit garder José. Un hasard très plausible amène Peio à la ferme d’Ander : il ramène Reme à Oro car son enfant n’est pas bien. Peio, toujours entre deux vins, choque Ander par son incapacité de sentir le deuil qui règne dans cette maison. Peio s’échauffe et frappe Reme qui tentait de le raisonner. José lui assène alors un coup de poing que Peio, dans son ivresse, ne peut lui rendre. De plus en plus grossier, Peio se moque grassement de « cette maison avec deux pédés et une pute » et s’en va parce qu’il ne peut pas comprendre. Lentement la situation se décante : Evaristo vient demander à Ander s’il peut mettre tous les dimanches des fleurs sur la tombe de sa mère. Ander comprend que cet homme a aimé cette femme dès que le père d’Ander la lui a présentée comme sa promise. Une chape de silence est tombée depuis ce jour et seule la mort du père d’Ander a délié le cœur de sa mère, d’où les invitations, rares, faites à Evaristo de partager la table de celle qui restera la mère, dont on ne connaîtra pas le prénom et pour qui un affectueux compagnonnage de vieillesse était impensable. Ander, pas à pas, perçoit ce qui dort au creux des êtres et qu’ils n’osent pas vivre par peur du qu’en-dira-t-on. Quand il parle solitude avec Reme qui lui apprend que son mari l’a appelée pour lui dire qu’il partait définitivement refaire sa vie en France, Ander lui rappelle qu’elle est mère et Reme l’embrasse de la comprendre. Quelques mots d’elle encore pour évoquer comment Ander ne peut pas vivre seul et l’in crédible alors devient crédible. Le lendemain, au petit-déjeuner, Ander demande à José de rapporter du cacao pour l’enfant. Et les mots sortent, dans ce film où on ne se paye pas de mots :

Reme : – Tu veux dire que tu nous demandes de rester chez toi ? 

Arnde, se tournant vers José : – Non, chez nous.

Bravo au BERDINDU, bureau basque des cultures gaies et lesbiennes, d’avoir rendu ce film possible et bravo à Roberto Castón d’avoir conté cette histoire avec l’« honnêteté » qu’il évoque dans le chaleureux supplément du DVD du film !

Il peut pleuvoir la nuit du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000 sur la maison d’Ander, cadrée comme au premier plan du film. Le réveil ne ‘’bugge’’ pas malgré le changement de millénaire. Le quatuor n’a pas froid. Il y a de la lumière à la fenêtre. Là-haut, sur les montagnes de Biscaye aussi, l’amour était à réinventer.

                                                                       Pierre Lacroix, avril 2022