À sa sortie, je me suis dit que je ne pourrais pas aller voir ce film en tant que simple spectateur. Ce n’était pas pour moi un film comme les autres. Et de fait, j’ai attendu plusieurs semaines avant de le voir.
Je suis gay, j’ai vécu à Paris dans les années 1990, celles du film, et je redoutais de me replonger une nouvelle fois dans cette période de ma vie où j’avais peur, où l’annonce des deuils était quasi quotidienne, où j’avais l’impression de ne traverser Paris que pour me rendre de mon domicile à mon travail et vice versa sans jamais pouvoir dévier, comme si je me tenais sur une étroite passerelle suspendue au-dessus du vide. À quoi bon revivre tout ça par écran interposé ?
Je n’avais pas non plus milité à Act-Up, seulement participé aux défilés du 1er décembre et si, après beaucoup d’hésitations, je m’étais décidé à devenir volontaire pour Aides, cela ne représentait pas le même engagement, comme le film le rappelle dès ses premières minutes : « Nous ne sommes pas une association de soutien aux malades » dit le représentant d’Act-Up aux nouveaux.
Pourtant, je savais que je ne pouvais pas ne pas aller le voir. Parce que c’était aussi un peu de mon histoire qui y était rapportée, qu’on ne peut pas effacer le passé et que les morts, on les porte avec soi pour toujours.
Et je n’ai pas regretté d’y être allé. Ce film, on le constate immédiatement, nous parle de l’intérieur. Il n’est pas comme beaucoup d’autres un point de vue donné de l’extérieur, en surplomb, comme étranger à son sujet. Non, le film de Robin Campillo en parle intimement, avec sensibilité et profondeur. Et en même temps il reste accessible, je pense, à tous ceux, hétéros ou trop jeunes, qui n’ont pas connu cette histoire et vont la découvrir. En cela 120 battements par minute est précieux : il raconte notre histoire et il la fait partager au plus grand nombre.
D’entrée, on est plongé dans une RH (réunion hebdomadaire) d’Act-Up Paris et la séquence peut paraître longue au spectateur d’aujourd’hui. C’est pourtant, à mon sens, la base même du film, son terreau. Ce qui en valide la suite. On sent très vite la qualité de la restitution, l’engagement des acteurs, le grand soin apporté à l’authenticité des échanges entre les participants, ce que Robin Campillo appelle « le parler pédé ». La dynamique vient alors d’une narration à trois temps qui démultiplie l’histoire. En réunion est choisie une action avec ses modalités, qu’on voit ensuite se dérouler à l’écran dans les difficultés et les résistances du réel, enfin ladite action fait l’objet d’une restitution dans la réunion suivante en une sorte de retour d’expérience. Ainsi passe-t-on de la parole à l’action et de l’action à la parole.
S’il en restait là, le film ne dépasserait pas cependant le cadre du documentaire. De très bonne facture certes, mais il ne toucherait pas le public comme il le fait. En s’élargissant à l’histoire d’amour entre Nathan et Sean jusqu’à son dénouement final, il donne une épaisseur psychologique et une profondeur à ce qui, sinon, aurait pu être entravé par trop de didactisme. Il confère à la pulsation qu’évoque le titre du film sa dimension pleine et entière : celle de l’amour, celle de la vie véritablement vécue. Sur fond d’engagement total, sans réserve, il montre, hors de tout psychologisme, dans l’évidence des regards, comment se nouent étroitement vie militante et vie privée, collectif et individuel. C’est cette osmose, rarement atteinte en temps normal et qui se fait ici sous le signe de l’urgence, qui emporte le film, lui donne son ampleur et son universalité. Ce que l’on dit, ce que l’on vit, ce que l’on fait, tout s’unit, tout se relie. Comme le montre la dernière scène, la mort elle-même devient un acte militant.
Nathan et Sean sont au départ très éloignés l’un de l’autre. Nathan est nouveau dans l’association quand Sean est déjà une figure centrale du groupe, un concentré d’énergie militante à lui tout seul. Leurs tempéraments semblent également opposés. Autant Nathan est discret, calme, silencieux, dans une posture d’observation, autant Sean est exubérant, extraverti, traversé en permanence d’un sentiment de révolte, d’une colère qui ne faiblit pas. Mais dans ce combat qui pourrait le durcir, il a gardé sa sensibilité, la faculté d’être attentif à l’autre, ce qui l’humanise et lui évite d’être prisonnier de son image de rebelle. C’est tout cela qui passe dans la scène où ils se parlent vraiment, où Nathan raconte son histoire et où l’on sent Sean attentif et séduit, assis côte à côte, et filmés presque visage contre visage, cadrés étroitement par la caméra, sur les bancs de l’amphi qui voit se dérouler une énième RH.
Dans leurs regards tout cela passe. Le désir dans sa puissance intacte, la délicatesse de l’amour qui naît. Et ils se regarderont encore, de plus en plus, ils se parleront encore quand ils seront devenus amants, Sean à son tour racontant son histoire, le plus intime, ce sur quoi on ne pose pas de question, la façon dont il a été contaminé.
Ils vont ensemble jusqu’au bout de leur amour. Jusqu’à son aboutissement. Jusqu’à la mort. Nathan ou Sean aurait pu fuir, pour toutes les raisons que l’on devine, par rapport à leur situation respective. Ils plongent au contraire tête baissée dans cet amour que les gens raisonnables auraient soigneusement évité. Ils s’aiment. Ils vont ensemble se baigner nus dans l’Océan, sur ces plages landaises qui leur offrent l’infini et le soleil, dans le tremblement de leurs pas et la lumière de l’été. Ils s’aiment. Dans cette chambre d’hôpital qui pue la mort, dans une lumière blanche qui creuse violemment les corps, et alors que Sean est très faible, ils trouvent encore le moyen de faire l’amour, en un formidable pied de nez contre tous les fatalismes, guidés par leur seul désir, en une scène de masturbation qui est une déclaration de vie et un superbe geste d’amour de Nathan envers Sean.
En entrelaçant ainsi la précision documentaire aux cheminements du désir et même à son exacerbation, 120 battements par minute réussit à rendre hommage au courage des militants qui n’ont pas baissé les bras et ont voulu vivre jusqu’au bout en atteignant le cœur de chacun d’entre nous. C’est, je crois, la signification de l’image la plus frappante du film peut-être, celle de la Seine devenant rouge de sang. On pense à la force symbolique que cette image revêt notamment dans la mémoire protestante, celle du massacre, et qu’Agrippa d’Aubigné a fixée dans ses Tragiques . Le sang des victimes du sida qui rougit les eaux de la Seine apparaît alors comme l’expression la plus vive, la plus bouleversante de ce que furent ces années-là, une Saint-Barthélemy des pédés.
André Sagne