Sur le site En attendant Nadeau… « Treize poèmes » de Renée Vivien, mis en musique et chantés

La poésie lesbienne de Renée Vivien
25 novembre 2019
À l’occasion des cent dix ans de la mort de Renée Vivien (1877-1909), les éditions ErosOnyx, qui se sont attelées depuis une dizaine d’années à la republication des œuvres de la poétesse Belle Époque, font paraître un petit livre-CD tout à fait singulier dans lequel celles-ci côtoient la création contemporaine : Treize poèmes de l’écrivaine fin de siècle mis en musique par Pauline Paris et illustrés par Élisa Frantz.
Renée Vivien, Treize poèmes. Mis en musique et chantés par Pauline Paris. Dessins d’Élisa Frantz. Introduction d’Hélène Hazera. Présentation de Nicole G. Albert. ErosOnyx, coll. « Chansons », 56 p., 25 €

Ce volume, très joliment mis en forme, se complète d’une introduction d’Hélène Hazera et d’une présentation de Nicole G. Albert. Les trois motifs poétique, musical et pictural se trouvent ainsi réunis dans un livre qui, tendant un pont entre deux siècles, met en lumière toute la modernité contenue derrière la forme classique de l’œuvre de Renée Vivien, cette même modernité dans la représentation de l’amour lesbien et du genre qui lui a valu, en son temps, une mise à l’index. Par ce dialogue entre les arts, Pauline Paris et Élisa Frantz viennent donc poursuivre une union déjà entamée par Renée Vivien qui, dans sa grande ambition créatrice, souhaitait créer pour son monde lesbien une œuvre totale au sens wagnérien du terme : musicale, poétique et picturale.

La majorité des pièces sont piochées dans les premières œuvres de Vivien, encore hantées par la présence, derrière les traits d’une amante sensuelle et cruelle, de Natalie Clifford Barney. Cette primauté n’a pas de quoi étonner : les deux recueils Études et Préludes et Cendres et Poussières font tous deux une grande place à la musique, n’ont pas encore la coloration nettement fin de siècle de La Vénus des aveugles, et sont dès lors peut-être ceux où l’on trouve le plus de résonances avec notre époque. Les Treize poèmes sont parcourus par un grand nombre de notations musicales. C’est que l’amoureuse chez Vivien est toujours à la fois présence charnelle et mélodieuse. La « voix pareille à l’eau courante » de l’ « harmonieuse et musicale amante » de « Parle-moi » se change ainsi en « lente litanie où sanglote l’écho des plaintes infinies » dans « À l’amie », pour laisser place à la mélodie des flots dans l’allitération ô combien chantante de « L’éternelle tentatrice » : « la mer murmure une musique aux gémissements continus ».
Renée Vivien, Treize poèmes.

Fi de la temporalité rigide de la parution, les poèmes sont redisposés pour donner un nouveau mouvement aux écrits de l’autrice fin-de-siècle. De l’innocence apparente des « Violettes d’automne » à l’érotisme net de « Je t’aime d’être faible », pour retomber ensuite dans l’atmosphère calme de « Prolonge la nuit », Treize poèmes semble mimer une rencontre charnelle. La légèreté première laisse place à la découverte sexuelle de « Fraîcheur éteinte », atteint le pic amoureux, puis donne à voir la séparation finale des amantes. Ce mouvement global est toutefois contrarié par l’étonnante apparition, au cœur du livre et donc du disque, du conte en anglais « The Fjord Undine », magnifiquement raconté par Kate Bousfield-Paris, mais surtout par la variété des interprétations de Pauline Paris. Allant de la ballade au parlé-chanté, passant par la bossa nova et le blues, elle s’amuse aussi à prendre le contrepied du texte : « L’éternelle tentatrice » prend une coloration hawaïenne et sensuelle, et délaisse au passage les notations mortifères des « chevelures vertes » et du « poison », tout comme « Lassitude » qui, devenu valse allègre, nous emmène loin de la métaphore du tombeau filée par le poème initial.

Volontairement ou non, Pauline Paris a ainsi conservé un motif essentiel de l’esthétique de Vivien : le mouvement et la variation. Cette variété est aussi métrique : si le recueil contient un grand nombre d’octosyllabes, vers réputé plus musical, l’alexandrin n’est pas écarté. Il donne souvent des chansons plus solennelles, et trouve un nouveau souffle dans les versions de Pauline Paris. L’interprète ajoute là d’opportunes pauses, crée des refrains, ne s’encombre pas des diérèses, module à l’endroit des tercets du sonnet « Parle-moi ». Dans « À l’amie », elle choisit au contraire de mimer le vers de Vivien, « ta voix aura le chant des lentes litanies », en scandant très régulièrement. Autant de choix de composition qui ramènent avec succès, et sans pour autant les dénaturer, les poèmes du tournant du siècle vers notre ère.

Face aux poèmes, les illustrations d’Élisa Frantz créent la troisième dimension picturale. Aux figures féminines vaporeuses commandées dans les éditions originales par Renée Vivien à Lucien Lévy-Dhurmer, Élisa Frantz vient substituer des dessins épurés, en noir, qui prennent le contrepied du décor luxuriant de l’Art Nouveau. Chargées de sensualité et de symboles, les illustrations du volume présentent, comme les poèmes de Vivien, une féminité plurielle, tantôt grandiose et érotique, tantôt légère ou plus sombre.
Renée Vivien, Treize poèmes.

En miroir au poème « Fraîcheur éteinte », une scène orgiaque exclusivement féminine lui est inspirée par le vers « Je me sens grandir jusqu’aux Dieux », image d’une érection féminine symbolisée par une figure aux allures de déesse Athéna, victorieusement assise sur une colonne. On retrouve cette image triomphale de la féminité et du lesbianisme aux côtés du poème « À l’amie » : une femme géante, dont le sexe est caché par un lys qui, déjà chez Vivien, avait valeur de métaphore, marche nonchalamment, tenant une amante implorante dans sa main. Ailleurs, la forme féminine est, comme chez la poétesse fin de siècle, fuyante : de dos et couverte de long cheveux pour « The Fjord Undine » et « L’éternelle tentatrice », où elle apparaît sur un rocher lointain, couchée sur le côté pour « Lassitude ». La sensualité, suivant le mouvement du recueil, touche à son paroxysme avec l’illustration de « Je t’aime d’être faible », donnant à voir deux amantes nues et enlacées, l’une ayant, en guise de visage, une rose légèrement flétrie très évocatrice. Comme la musique, les images du recueil embrassent la facette sombre de Vivien tout en laissant la part belle au flamboiement de l’érotisme et à une légèreté heureuse. Elles forment des échos parfaits à la musique de Pauline Paris.

Pour autant, l’époque de Vivien reste présente à travers des clins d’œil à Aubrey Beardsley ou à la plus tardive Tamara de Lempicka. Dès la couverture, inspirée du tableau Die Bonbonnière de Franz von Bayros, deux époques dialoguent sans se concurrencer. Comme chez Renée Vivien, le regard masculin est toutefois évacué : les illustrations arrachent l’érotisme lesbien au fantasme des artistes décadents masculins et en donne une version épurée, rappelant un autre poème très moderne de Renée Vivien :

J’ai puérilisé mon cœur dans l’innocence

De notre amour, éveil de calice enchanté.

Dans les jardins où se parfume le silence,

Où le rire fêlé retrouve l’innocence,

Ma Douce ! je t’adore avec simplicité.

Le présent volume est un hommage à Renée Vivien autant qu’une réinterprétation de son œuvre. Cette création en continuum, qui reprend, poursuit, ouvre l’œuvre originelle, correspond elle aussi à l’une des ambitions poétiques de Vivien qui se réapproprie partout le travail de ses prédécesseurs, par la traduction et la réécriture : elle donne une version décadente des sonnets de Shakespeare, traduit et poursuit les poèmes de Swinburne, et, surtout, crée un pont de vingt-sept siècles entre elle et Sappho dont elle traduit, complète, poursuit les fragments dans un recueil de 1903. De ce petit livre-CD émane une réalisation possible de l’idéal de Renée Vivien, idéal vertical de transmission féminine à travers les siècles, idéal horizontal de la communauté des femmes.

Difficile de prêter des intentions à une disparue, mais il est fort probable que Renée Vivien, soucieuse de rester dans la mémoire de son lectorat féminin, eût aimé ce volume dans lequel les arts s’enlacent et s’enchevêtrent comme les « tissages » de Sappho, image dans ses recueils de la perfection créatrice.

Les dessous lesbiens de la chanson : LA FORÊT VIERGE QUEER AUX MAUVES ORCHIDÉES

Par où commencer pour donner son avis sur ce livre tant il détone et foisonne ?
Par le choix de sa structure déjà. Les deux préfacières, Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, nous préviennent de cette composition « ludique » et l’éclairent : « Loin de nous (…) l’idée d’imaginer une histoire de la chanson lesbienne qui suivrait une chronologie, un temps, une « pensée straight » conduites par une progression linéaire ». Nous sommes ici dans une histoire inclassable, « dans un passé où rien n’est sûr, surtout pas l’identité sexuelle de celles qui ont porté les chansons, lesquelles peuvent avoir eu ou pas des relations érotiques avec des femmes ». Le flou autour « d’une identité catégorisable perdure même jusqu’à aujourd’hui où le coming out est plus facile ». Et la chanson est gage de ce flou par le trouble sans hiérarchie entre masculin et féminin qu’elle favorise. « La chanson permet de dissoudre un discours, qui, en voulant expliquer, déclarer, chiffrer, solidifier une évidence en catégorie sociale, assujettit tout ce qui n’est pas du ressort de la norme à un régime de savoir qui est aussi une prise de pouvoir. » Enfin, « le récit d’une libération sexuelle qui se serait accomplie durant tout le XXᵉ siècle et que le XXIᵉ accueillerait comme un fait n’est qu’une fiction destinée à faire de bons sujets ». Refuser le plan chronologique, c’est donc à la fois refuser le schéma réducteur de toute une tradition et s’ouvrir à une classification réinventée, proposer quelque chose de queer dans la colonne vertébrale même du livre. Qu’on en juge par le titre des quatre temps du livre :
1. Quand le portrait devient miroir
2. Quand les amours interdites tombent le masque
3. Quand le genre s’emmêle
4. Quand la solitude ouvre la porte de l’indépendance
Aucune chronologie historique non plus à l’intérieur de chaque partie. Pas de scalpel de dissection, plutôt le seul plaisir d’inviter à une flânerie entre les dessous lesbiens de la chanson de langue française depuis les Années folles. Entrer dans ce livre, c’est accepter une promenade dans une forêt vierge traversée d’étranges allées qui permettent de s’y aventurer.

Luxuriance d’emblée des dessins à l’encre noire, minutieusement réalistes mais fantasques aussi parfois, de Julie Feydel, dessins qui invitent à une patiente scrutation. La jaquette de couverture donne le ton : tous les détails semblent y avoir un sens que le déchiffrage de certains permet de supposer pour les autres, comme si l’on entrait dans un labyrinthe de références gays et lesbiennes où il faut accepter de ne percer que quelques secrets et d’en laisser d’autres subsister. Ne jamais rassasier, laisser ouvert le mystère comme celui de l’identité de genre et de désir des figures croquées par la dessinatrice. S’y croisent toutes les époques, du début du XXᵉ siècle à la nôtre : une table ronde rassemble un couple de femmes complices entre deux hommes sous un lustre à pampilles et chandelles. On se dit que la femme de droite ressemble à Marlène dans Morocco, frac et chapeau claque, et que le dandy de droite pourrait être un Proust portant un éventail. La scène se déroule anachroniquement entre les immeubles d’une cité, avec à droite sur le haut du rabat quand on l’ouvre, des portraits à l’encre de Chine assez précis pour qu’on y reconnaisse Suzy Solidor aux cheveux de lin… et au bas du même rabat, des pochettes d’album vinyle de Catherine Lara, son tout premier qui comportait le titre « Le reflet mauve des forêts » et un autre plus tardif, La Rockeuse de diamants… À gauche de la table décadente, on sèche sur une énigme : une main tient la lettre E et c’est au cœur du livre qu’on trouvera la clef ! Autre constante de ces dessins, l’humour : toujours à gauche de la couverture de Julie Feydel, un porte-manteau tordu devient silhouette queer, cravate d’homme entre les deux pans d’un col de fourrure, avec pour tête une violette, une des fleurs de la flore saphique, inséparable de la figure de Renée Vivien, Sapho 1900 et Sapho cent pour cent. Humour et clins d’œil à l’imaginaire gay et lesbien, voilà bien des promesses de vertige que les dessins de la couverture annoncent et que le livre tient, et tant pis ou tant mieux si l’on n’est pas toujours au parfum puisque les auteures évoquant les chansons nous y mettront !

On a beau penser avoir un peu bourlingué dans la bonne et belle chanson des milieux interlopes, ce livre nous fait comprendre que l’île au trésor cachait en fait un archipel. On a beau s’être passé et repassé le fameux CD Suzy Solidor au cabaret et le délicieux coffret rose en 2 CD, Chansons interlopes (1906-1966), tous deux édités par Martin Pénet, le second regorgeant de perles classées en deux vagues, chansons de la dérision et chansons de l’ambiguïté, ces Dessous lesbiens nous ouvrent évidemment des contrées ignorées, avec une précision savante qui le dispute à la sensibilité. La force du livre est de révéler les dessous de chansons allant de 1920 à 2019 – toutes interprétées par des femmes jouant parfois avec les cloisons japonaises du genre. La plupart de ces chansons nous sont inconnues et celles que l’on connaît, restées pour nous hétéronormées ou pour le moins cryptées, ne prenaient pas toute leur profondeur, leur saveur militante, canaille ou câline, leur art de faire exister toute la gamme des couleurs d’Éros. Forêt vierge de 40 chansons que présente, en trois ou quatre pages fort détaillées pour chaque chanson, ce livre peu commun où l’on ne s’attendait pas à rencontrer Édith Piaf, Anne Sylvestre, Catherine Sauvage, Stéphanie de Monaco, Vanessa Paradis ou encore Françoise Hardy…

Car, comme la préface nous l’annonçait, le parfum lesbien d’une chanson peut monter du trouble et de la fascination qu’exerce le désir féminin, qu’il y ait eu ou pas relations érotiques de la chanteuse avec des femmes. Citons-en un savoureux exemple : Léa Lootgieter et Pauline Paris éclairent le lien entre Piaf et la chanson « Quand même » – dont elles citent les paroles de Louis Poterat coupées par la censure – présente dans une scène de la deuxième adaptation cinématographique par Jean de Limur, sortie en 1936, de La Garçonne, roman de 1922 de Victor Margueritte dont Jacqueline Audry donnera une troisième version en 1957.
Mes sens inapaisés
Cherchant pour se griser
L’aventure des nuits louches
Apportez-moi du nouveau
Le désir crispe ma bouche
La volupté brûle ma peau.

La môme Piaf en est alors à ses premiers enregistrements et l’underground lesbien ne lui fait pas peur. Les auteures, à partir d’un entretien avec Anne Delabre, fondatrice du ciné-club le 7ᵉ genre, et de nombreuses sources précisées en fin de volume, font, pour tous les titres de chansons traités, un minutieux travail de chercheuses. Elles donnent vie avec leurs mots à la scène du film où Piaf enchante, sur un yacht, un cercle « de jeunes femmes à demi nues », puis en viennent aux raisons de la présence de Piaf dans ce film. En une vingtaine de lignes, prend corps le Paris interlope des années 30. Ces lignes pittoresques méritent qu’on les cite in extenso pour donner une idée de l’épaisseur documentée et haute en couleurs du livre :
La môme Piaf n’a pas été choisie par hasard. Jean Wiener, le compositeur de la musique du film, savait quel univers elle symboliserait sur le grand écran. Après avoir mendié et chanté dans la rue, Édith Piaf a décroché un premier engagement en 1934, à 18 ans, dans un cabaret lesbien de Pigalle, le Juan-les-Pins. Sa patronne, Lucienne Franchi dite Lulu de Montmartre, possédait aussi l’un des premiers bars-cabarets féminins, Le Monocle, dont la tête d’affiche n’était autre que Line Marsa, chanteuse réaliste sur le déclin et mère d’Édith Piaf. Prenant maintenant la fille sous son aile, Lulu lui demande de chanter habillée en marin « avec un pantalon en satin bleu clair et une marinière bleu foncé », et de faire l’entraîneuse, c’est-à-dire de séduire les clientes pour les pousser à consommer de l’alcool. Édith Piaf reprend alors des titres de Damia et de Fréhel.
Peu après, elle est repérée par un autre acteur de la nuit interlope, Louis Leplée, qui dirige Le Gerny’s, un établissement huppé des Champs-Élysées. Dès lors, tout s’enchaîne très vite : deux jours après ses débuts au Gerny’s, en 1935, Jacques Canetti l’invite dans treize émissions de Radio-Cité, puis Louis Moysès, patron du cabaret Le Bœuf sur le Toit, la recommande à Jean Wiener qui cherche une jeune pousse pour interpréter « Quand même ». « C’était un petit être extraordinaire, malingre et souffreteux avec des yeux inouïs. Quand j’ai entendu sa voix, les larmes me sont immédiatement venues aux yeux. J’ai tout de suite penser à elle habillée en matelot pour la chanson », se remémore le compositeur sur Inter Variétés en 1969. Le tournage de La garçonne et l’enregistrement de ses quatre premiers titres chez Polydor se font concomitamment, en décembre 1935
. (pp.78-79)

Plus on avance dans le livre, plus il faut accepter la forêt vierge de sa matière inclassable. Et si le charme et la portée des « dessous lesbiens de la chanson » étaient précisément d’être inclassables ? Les quatre temps nommés plus haut pour tracer des allées dans l’ouvrage deviennent vite quatre approches possibles pour chaque chanson ou quasiment. Comme si classer était cérébral et réducteur quand il convient d’éclairer des chansons qui sont inséparablement intention et émotion. Prenons par exemple quelques chansons du premier temps du livre, classées sous la formule « Quand le portrait devient miroir… ». Certes chacune est un miroir plus ou moins clair ou trouble de son interprète, mais elle pourrait relever de l’une des trois autres approches nommées plus haut. Ainsi « le genre s’emmêle » également dans « La chanteuse du dancing » (1973) de Betty Mars :
Elle paraissait habillée en smoking
Et toutes les femmes étaient folles de Madame.

Sur scène, elle aimait les longues cigarettes et fermait ses paupières violettes. « Elvire » (2006) de Brigitte Fontaine, tribade de douze ans , est de celles qui, pour reprendre deux titres des quatre temps du livre, ont très tôt « tombé le masque » et dont « la solitude ouvre la porte de l’indépendance » :
Elle a pris la voie longue
Humide et alchimique
Elle est bien dans ses tongs
Et ses jeux aquatiques.

Profusion encore de la chanson « Monocle et col dur » (1993) de Juliette, chanson de coming out et de genre si emmêlé dans la kyrielle de modèles saphiques qu’elle propose, qu’elle en devient « le sommaire de la petite Bible des lesbiennes » :
D’autres Violette, le dimanche,
Déposaient, si je me souviens,
Pour deux sous de violettes blanches
Sur la tombe de Renée Vivien
Et des Violettes expéditives
Qui n’avaient pas d’autre dessein
Que d’être les rois des sportives
Se faisaient amputer des seins.

Peut-être faut-il mentionner à cette occasion que, pour des générations de gays restés à l’écart de Le Pur et l’Impur (1932-1941) de Colette et de la biographie de Jean-Paul Goujon chez Régine Deforges, Tes blessures sont plus douces que leurs caresses (1986), la chanson de Juliette permit avec les quatre premiers vers cités la révélation de cette « scandaleuse de la littérature » que fut Renée Vivien ! Notons au passage que Pierre Philippe, le parolier de « Monocle et col dur », recherche le choc de la rencontre de la valétudinaire Muse aux violettes et de l’amazone sportive Violette Morris qui s’est fait amputer des seins « pour obtenir une meilleure assise au volant de son automobile ».Décadents paradoxes !

Passons à un thème commun dans la forêt vierge du livre : y sont présentes toutes les militances, des plus douloureuses aux plus douces, des plus discrètes jusqu’aux plus farouches pour se construire. On n’ y trouvera pas de chanson chantée par un homme – même de celles qui fustigent des machos frustrés par une émancipation, féministe ou saphique, qui les exclut, comme celle de Gaston Gabaroche en 1927, « Les filles, c’est des garçons » – mais des chansons de femmes qui rendent visible l’amour lesbien, parfois vécu comme une tragédie ou une faute, mais toujours en poésie, avec des métaphores qui voilent et permettent d’oser un message sans aller jusqu’au coming out.

Dans les années 20, Damia fait rimer « haine » avec « chaîne », présentant les amantes comme deux forçats de l’amour. Plus tard, c’est dans la lettre e de la partition originale qu’il faut aller chercher la clef d’un secret que la chanson chantée veut et peut garder. Ainsi le « Ni toi, ni moi » (1952) de Mick Micheyl.
Ni toi, Ni moi,
Chérie, n’y pouvons rien changer
L’Amour est plus fort
Plus fort que nous
Que la vie et la mort
Et c’est le destin !

C’est à la malédiction du roi Ludwig que Nicole Louvier se sent rattachée, dans un titre composé entre 1960 et 1964, « Gentil roi Louis de Bavière  » dont l’enregistrement ne paraîtra qu’en 2008, cinq ans après sa mort, elle que le succès avait pourtant couronnée de 1953 à 1960 :
Je suis un soldat sans armes
Un pianiste sans piano
Un Arlequin sans guitare
Un Pierrot.

On peut entendre le cri d’amour et de rage d’une écorchée vive depuis l’enfance, comme l’était Gribouille qui « succombe à une overdose de barbiturique et d’alcool » à 26 ans en 1968, et qui aura eu le temps d’aimer et de clamer juste avant de mourir dans la chanson « Ostende » :
Les mots que tu m’as dits
Ils ne s’écrivent pas
Les plumes et les poètes
Se taisent quelquefois.

L’interdit se déverrouille lentement après 68. Barbara, dans sa chanson « Clair de nuit  » (1972) « expire » son chant de « grand loup solitaire » – pour reprendre l’image de Catherine Lara qui en a composé la musique –, de fleur de lune qui peut oser jouer sur les mots lune et l’une :
Comme deux fleurs de lune,
L’une dans l’autre,
Dans les algues, enroulées
.

Même si la chanson se conclut de façon étonnante sur l’accord au masculin Tous les deux, accrochés…

Propre à la chanson saphique est la métaphore et souvent comme ici celle de corps liquides qui se glissent et s’enroulent comme des vagues l’une à l’autre, l’une dans l’autre. Métaphoriquement encore mais plus précautionneusement, Juliette Gréco risque « Les pingouins  » (1970) où l’on ne sait trop si elle veut rire ou médire, surtout dans le premier enregistrement de la chanson où elle n’est pas prête à « la conclusion militante de Frédéric Botton » : Petits pingouins, petits humains, / De façon certaine / Y’a que les « je t’aime »/ Qui ne trompent point et où, en lieu et place de De façon certaine, elle glisse L’erreur est humaine.

Bien après 68, le geste de Sapho peut encore s’accompagner d’ivresse et de culpabilité, comme dans « Les puces » (1978) d’Isabelle Mayereau où la métaphore est savante :
Cherchant toujours la bonne affaire
Un bout de peau un coin de chair. (…)
La mine triste au matin
Elles vont se noyer dans leur bain. (…)
Pour oublier qu’il n’est pas bien
De préférer les chats aux chiens.

Les temps changent et, après l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, on assistera bientôt à des coming out chantés ou dits en direct, aussi ironiques et cinglants que des répliques de théâtre. En 1984, dans une émission de télévision, Colette Magny achève sa reprise du standard de jazz « My man » – connu sous son adaptation française pour Mistinguett, « Mon homme » – par la reprise du Oui mais j’ai rencontré Titine, Titine oh ma Titine et j’ai le cœur content , immortalisé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. À Michel Denisot lui demandant en 1986 : « Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ? », Catherine Lara répond : « Sa femme ». Avec le même aplomb, à la question d’une journaliste en 1993, « Il est où Roméo ? », Juliette Nourredine répond : « Mon Roméo s’appelle Juliette ! ».

Mais rien n’est jamais acquis dans la militance pour le droit d’aimer et c’est un autre mérite, souligné dans la préface, du livre de Pauline Paris et Léa Lootgieter de refuser l’idée de progrès irréversible. En 1985, Sœur Sourire – de son vrai nom Jeannine Deckers – se suicide à 52 ans, elle qui avait conquis son nom de scène dès 1961 grâce à l’allégresse de son timbre et de ses textes. L’amour à partir de 1964 pour Annie Pécher, « une adolescente rencontrée au scoutisme », « loin de l’éloigner de la religion » la rapprochait « chaque jour un peu plus de Dieu ». Interdite de pseudonyme par son couvent à compter de 1966 et s’appelant désormais Luc Dominique, elle quitte sa communauté religieuse. Frappée par la misère pour une question de droits d’auteur, « elle choisira, avec celle qui aura été sa joie, de se suicider ». Belle idée que celle de Julie Feydel, l’illustratrice, de lui mettre entre les mains un crucifix féminin !

Les votes du PACS (1999) et du mariage pour tous (2013) ont-t-ils radicalement changé les esprits ? Voici le commentaire que font les deux auteures sur une page YouTube où les avis défilent à la suite du clip J’ai tout aimé de toi, sur une chanson homonyme de Carmen Maria Vega :
Sorti en janvier 2018, [le clip] a dépassé 440 000 vues et c’est une avalanche d’emojis, cœurs, flammes, smileys et pouces levées, assortis de commentaires virevoltants : « C’est tellement beau de voir que les musiques LGBT+ existent de plus en plus », « Le clip fait le combo homosexualité/femmes/diversité/banlieue, c’est le jackpot », ou encore « New gay anthem « (« Nouvel hymne gay »). Mais sous cette pluie d’éloges, la mauvaise graine lesbophobe s’ingénie à gâcher la fête : »Saloppppppp de lesbienne », « La chanson, je l’ai vue par hasard. Ça reste un grand péché. Dieu est très miséricordieux et très dur en châtiment ». (p. 143)
Les auteures détaillent les motifs d’une telle « effervescence de la part des internautes » : Le clip montre une bande de quatre filles, toutes origines confondues, se retrouvant sur la place de leur cité. Elles traînent, elles dansent ensemble. À son regard fixe, on comprend que l’une d’elles (…) désire une de ses potes. Quand un garçon vient faire des avances insistantes à son crush, elle s’interpose et le repousse. Puis, se tournant vers son amie, elle l’embrasse. C’est trop d’audace : l’autre la rejette violemment.
Le clip et la chanson racontent deux histoires différentes, mais intimement liées aux questions d’orientation sexuelle et de genre. Alors que la vidéo met en images un désir lesbien naissant, la chanson fait le portrait d’une personne transgenre : « Tu te rêvais femme tu te disais maudit / Je te disais « je t’aime » / Tu étais beau et tu étais belle aussi / Te l’ai-je dit ?
» (ibid.)

Si nous venons de rétablir une chronologie, ce n’est que sur le thème de la visibilité lesbienne et de la double militance qu’elle peut se proposer pour exister : est-ce militance du coming out ou militance du secret éloquent servi le plus souvent par la métaphore et la poésie ? À ne pas opposer les deux, à les entremêler sans cesse dans une approche délibérée par titre de chanson, il est flagrant que Léa Lootgieter et Pauline Paris ne souhaitent pas s’en imposer une seule. De 1920 à 2019, en effet, Les dessous lesbiens de la chanson révèlent que les avancées et succès, face à une lesbophobie récurrente et parfois intériorisée, ne se sont faits qu’en se servant des deux atouts, l’audace et le trouble.

Audace du politiquement incorrect brandi tendrement par la chanson lesbienne. On trouve dans le livre trois pages consacrées à une chanson de Pauline Julien,  » Deux vieilles », paroles de Clémence Desrochers, chanteuse elle aussi, musique de Marc Larochelle. Cette chanson de 1980 deviendra, au fil des années, déclaration d’amour de Pauline Julien aux femmes jusqu’à sa mort en 1998, et déclaration d’amour de Clémence aux femmes aussi jusqu’à sa dernière tournée en 2008 :

L’été quand il fait beau soleil
Je vois souvent passer deux vieilles
Qui sont ensemble depuis toujours. (…)
Les gens diront voyez les vieilles
Qui sont ensemble depuis toujours
Qui partiront le même jour.

Comment ne pas songer, avec les auteures, aux Ladies of Llangollen évoquées par Colette dans Le Pur et l’Impur : « En mai 1778, deux jeunes filles anglaises, appartenant à l’aristocratie galloise, s’enfuirent, ayant choisi leur sort, et cloîtrèrent leur solitude, leur réciproque tendresse pendant cinquante-trois années, dans un village du Pays de Galles. Quand l’aînée mourut, elle était âgée de quatre-vingt-dix ans. » ?

Quel Jivaro a bien pu dire que l’éternel féminin n’était que douceur et maternité ? La chanson lesbienne l’entend d’une autre oreille. Dany Dauberson, aux larges épaules nues dans un étroit bustier et à la voix presque mâle, chante le contraire sur la scène du Caroll’s, rue de Ponthieu, cabaret le plus chic de Paris dans les années 50, le seul où les femmes pouvaient danser ensemble en ce temps-là. La chanson s’appelle « Des fleurs pour Mademoiselle » et date précisément de 1950, « le serpent se cache sous les fleurs de cette valse aux faux airs de légèreté » et « comme la jolie est trop volage pour lui appartenir, [son amante] préfère la voir se flétrir » :
Tu es finie ta jeunesse a passé
Fini ton règne, et finie, ta beauté
À nous de vivre, et à toi de payer
Tu es finie.

On notera que la chanson et les phrases qui la présentent ont la même élégance. Le sadisme va encore se corser dans un autre titre de 2012, écrit, mis en musique et porté par la voix de Barbara Carlotti née en 1974 : « Ouais ouais ouais ouais ». La chanson a toute une histoire qui nous invite encore à laisser longuement la plume à la chanteuse puis aux deux auteures pour que le venin opère :
« Cette chanson est un télescopage de plusieurs époques, lieux et personnalités. C’est à la fois une façon de parler du côté trouble de mon adolescence, où dès l’âge de quatorze ans je fréquentais assidûment les boîtes de nuit par goût de la transgression et du danger, et à la fois une réminiscence d’un de mes livres cultes, Rose poussière, de Jean-Jacques Schuhl », raconte son autrice-compositrice et interprète. Dans cet ouvrage paru en 1972, l’écrivain s’appuie sur des extraits de films, de chansons et de coupures de presse pour traduire l’ambiance de la fin des années 1960 à Paris et à Londres. On y trouve, pêle-mêle, la garde mobile venue réprimer les manifestant.es de Mai 68, la jeunesse anglaise fan des Rolling Stones, qui semble se dissoudre dans un look uniforme, ou encore la chanteuse transgenre Marie-France, arrêtée par la police pour avoir osé défier la binarité des genres. Dans cet étonnant patchwork, surgit la clubbeuse Miss Zouzou [on découvrira une longue note consacrée à cette égérie de cinéastes, twisteuse et chanteuse], qui a plus spécifiquement inspiré Barbara Carlotti (…) pour lui déclarer, de sa voix grave et langoureuse, une attirance sadomasochiste :

T’es si jolie quand t’as mal
Ça me rend folle
De voir ce noir sous tes beaux yeux
Qui coule
Je veux encore te mettre une claque
Mais sans te laisser de marque.

Cette esthétique de forêt vierge constante des chansons et de leur écrin de présentation, des références de tous horizons, picturaux, littéraires, cinématographiques…, n’est pas sans rappeler le capharnaüm gay kitsch camp du fonds documentaire, littéraire et artistique de Patrick Cardon, éditeur et militant, et des photos de Pierre et Gilles. Ce à quoi Les dessous lesbiens de la chanson parviennent au fil des pages et des dessins, dans la mosaïque éclatée des 40 chansons traitées, c’est à une luxuriance étrange, bizarre qui aime jouer avec les contraires, les contrastes, tout particulièrement avec l’indécision du genre, échapper au conformisme straight pour réinventer l’amour et la société, faire se télescoper plastiquement les époques et les imaginaires, se rencontrer fierté conquise et survivance d’une émotivité sombre, d’une torsion douloureuse. Est-ce cela qu’on peut appeler l’esprit queer, né du « Queer Nation », comme nous l’apprend la préface, « mouvement activiste créé en 1990 à New York par des militant.es d’Act Up pour combattre les LGBTphobies et accroître la visibilité des gays et des lesbiennes » ? Traitant de la chanson « Jimy »(2019) d’Aloïse Sauvage, les auteures qualifient de « queer » le public qui « s’est rendu en nombre à la Gaîté Lyrique à Paris, ce 9 avril 2019 » pour entendre la chanteuse. Et celle-ci, qui a écrit dans le texte de la chanson Mais arrêtez de dire que – / Jimy aime qui elle veut , fière de ce succès, « de conclure en souriant » un entretien de mai 2019 :

« En tout cas je ne vais pas m’arrêter là ! Je vais continuer à explorer le sujet de l’homosexualité. « Jimy » était une première porte d’entrée, assez pudique, d’ailleurs, car intime. Maintenant que j’ai mis un pied dedans, que j’ai reçu de nombreux messages de personnes queer touchées de se voir représentées, je me sens une responsabilité émotionnelle de continuer, de donner une voix à cette communauté. » (p. 33)

Quoi de plus queer déjà qu’Yvonne George, en 1924, dans un « haut lieu de la nuit lesbienne », Chez Fisher, chantant une chanson traditionnelle de marins, « Valparaiso », d’une voix « profonde et lointaine, en un mot plus ventrale », en pantalon sur scène, mains et oreilles bijoutées, cheveux courts et plaqués en arrière, imposant son répertoire jusqu’à ce que le public applaudisse ? L’artiste, bouleversante, se donnant à son public jusqu’à une mise à mort consentie, soumise à tous les abus, alcools, cocaïne et opium, « meurt à trente-quatre ans à Gênes, aux côtés de sa dernière compagne, Nelly Van Wilder ».

Quatre-vingts ans plus tard, Adrienne Pauly sème toujours le trouble, en termes plus crus mais sans pulsion suicidaire, avec sa chanson « Vas-y viens » (2006). Le titre s’adresse à une fille dans une boîte de nuit :

Trente-six chiennes que je te mâte
Vite avant que je craque ! (…)
Toi la salope, la Salomé !

Ici, « le genre s’emmêle » vertigineusement, les cloisons sautent, le queer devient abyssal et le commentaire, tant de la chanteuse que des auteures, est particulièrement éclairant !
Ce titre, Adrienne l’a écrit pour soigner une peine de cœur : « Je me suis mise dans la peau d’un type que j’ai aimé et qui draguait une fille devant moi. J’ai essayé de comprendre ce qui s’était passé dans sa tête et me suis projetée dans son esprit pour oublier ma peine. Le fait de parler en tant que mec m’a donné une force. Pour casser la gueule à mes conneries de femme, mon truc de jeune fille, pour tuer la petite chérie en moi » (…)
Bien qu’elle ne considère pas que son répertoire soit militant, Adrienne Pauly inverse le scénario de la drague patriarcale. Elle assume pleinement une sexualité libérée, sans peur du slut-shaming [une note nous en apprend le sens et l’origine : « intimidation des salopes », expression créée par des féministes anglo-saxonnes pour désigner les attaques sexistes dirigées contre les femmes dont le comportement transgresserait les normes sexuelles et sexuées].

Même constat intergenré avec une autre chanson récente : « Ta marinière » (2017), paroles et musique de Hoshi : le trouble queer est revendiqué et la militance du coming out s’estompe. Hoshi veut « dédier une chanson à ce vêtement unisexe qui relierait entre eux les gens et les genres » et commente : « J’ai pris le prétexte de cet habit pour écrire une chanson universelle dans laquelle toutes les orientations sexuelles pourraient se reconnaître (…) Dans « Ta marinière », on ne sait pas si je suis une femme queer ou si je me mets dans la peau d’un homme hétérosexuel ». Le combat queer a relayé le combat homo, le trouble rejoint l’universel et refuse la marge. Pourquoi pas si la chanson est bonne ?
Marinière cherche son marin
Prêt à rester sur terre rien que pour sa main.

Si l’on veut aller dans le sens de la transgression que la chanson queer offre à l’imaginaire dans ce livre, pourquoi ne pas imaginer qu’un chanteur gay autant que queer puisse à son tour s’approprier la chanson « Ouvre » ? Léa Lootgieter et Pauline Paris nous apprennent qu’il s’agit à l’origine d’un poème d’Edmond Haraucourt, publié en 1882 sous le pseudonyme Sire de Chambley : Suzy Solidor « le fait mettre en musique en 1933 par le compositeur Laurent Rualten et en transforme le contenu « hét-érotique » en ode lesbienne ». L’horizon queer, tel que la préface du livre le définit sous la plume de David Halperin, dans L’Art d’être gai, « ce qui ne se laisse pas assimiler par la vie normale, ce qui brise les normes acceptées ou s’en tient à l’écart », ne laisserait-il pas glisser l’« ode lesbienne » vers une ode gay kinky ?

Ouvre tout ce qu’on peut ouvrir,
Dans les chauds trésors de ton ventre,
J’inonderai sans me tarir
L’abîme où j’entre
.

On a la tête qui tourne parfois dans cette forêt vierge queer où nous convient les auteures. Passe un frisson de plaisir interdit ou envolé quand on découvre à la fin de l’ouvrage la « liste des bars, boîtes de nuit, cabarets, clubs, music-halls et tutti quanti » qui y sont cités. Les dessous de la chanson lesbienne s’avèrent poétiques, politiques, poignants et toniques, impossibles à fixer. Quand on va vers l’écoute des chansons, puisque le livre contient un QR code qui nous emmène vers la playlist de toutes les chansons citées, on ne sait plus vers laquelle aller tant le livre aiguise le désir d’écouter et de danser. Quand, comme moi, on cherche un CD ou un vinyle par besoin de toucher le support physique et de calmer l’ivresse de la boule à facettes, on le fait parce que les quatre mains ont sacrément bien écrit, pour tous les goûts, tant pis si je me répète, en grisantes et militantes connaisseuses qu’elles sont. Et on se dit que la chanson lesbienne couvre souvent des territoires où les gays ont du mal à s’aventurer : l’amour qui n’a peur de rien, ni de l’âge, ni du désir qui doit se métamorphoser pour être toujours là, ni de la mort qui approche, ni du funambulisme des couples fiers qui se perdent parfois et se trouvent assez pour se chercher encore. Et on se passe une chanson longuement caressée par Léa Lootgieter et Pauline Paris et par Hélène Hazera dans sa postface, « chanson qui va jusqu’à aborder le vieillissement amoureux », « Sphinx de nuit » (1989) de Colette Magny – dont j’ajoute, pour le plaisir, quelques strophes :

Sphinx de nuit, sauvage,
Unique, royal et mauve
Pour séduire tu te déguises
Au carnaval des orchidées
Tu ne te laisses pas intimider

Qui j’aime me crée
Qui m’aime me crée
Ah ! j’ai tout à te dire
Et c’est à toi que je le dis
Ma « grisante », mon orge de printemps
Ne me laisse pas en suspens
Tu es de ces gens de mer
Dont l’eau peut être meurtrière (…)

Ne te farde pas, je peux supporter
D’entrevoir la mort sur ton visage
Ton amour est le poumon de ma liberté
Plus tard nous boirons le vin
Nous en craignons encore trop l’ivresse

Sphinx de nuit, sauvage
Unique, royal et mauve
Pour séduire tu te déguises
Au carnaval des orchidées
Tu ne te laisses pas intimider

Les Dessous lesbiens de la chanson, un livre composé à quatre mains par LÉA LOOTGIETER & PAULINE PARIS, avec des illustrations de JULIE FEYDEL, préfacé par Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, postfacé par Hélène Hazera, éditions iXe, collection xx-y-z, 216 pages, 20,00 €

Pierre Lacroix, janvier 2020

Sur le site EN ATTENDANT NADEAU, « Treize poèmes » de Renée Vivien, mis en musique et chantés

La poésie lesbienne de Renée Vivien
par Camille Islert
25 novembre 2019
À l’occasion des cent dix ans de la mort de Renée Vivien (1877-1909), les éditions ErosOnyx, qui se sont attelées depuis une dizaine d’années à la republication des œuvres de la poétesse Belle Époque, font paraître un petit livre-CD tout à fait singulier dans lequel celles-ci côtoient la création contemporaine : Treize poèmes de l’écrivaine fin de siècle mis en musique par Pauline Paris et illustrés par Élisa Frantz.
Renée Vivien, Treize poèmes. Mis en musique et chantés par Pauline Paris. Dessins d’Élisa Frantz. Introduction d’Hélène Hazera. Présentation de Nicole G. Albert. ErosOnyx, coll. « Chansons », 56 p., 25 €

Ce volume, très joliment mis en forme, se complète d’une introduction d’Hélène Hazera et d’une présentation de Nicole G. Albert. Les trois motifs poétique, musical et pictural se trouvent ainsi réunis dans un livre qui, tendant un pont entre deux siècles, met en lumière toute la modernité contenue derrière la forme classique de l’œuvre de Renée Vivien, cette même modernité dans la représentation de l’amour lesbien et du genre qui lui a valu, en son temps, une mise à l’index. Par ce dialogue entre les arts, Pauline Paris et Élisa Frantz viennent donc poursuivre une union déjà entamée par Renée Vivien qui, dans sa grande ambition créatrice, souhaitait créer pour son monde lesbien une œuvre totale au sens wagnérien du terme : musicale, poétique et picturale.

La majorité des pièces sont piochées dans les premières œuvres de Vivien, encore hantées par la présence, derrière les traits d’une amante sensuelle et cruelle, de Natalie Clifford Barney. Cette primauté n’a pas de quoi étonner : les deux recueils Études et Préludes et Cendres et Poussières font tous deux une grande place à la musique, n’ont pas encore la coloration nettement fin de siècle de La Vénus des aveugles, et sont dès lors peut-être ceux où l’on trouve le plus de résonances avec notre époque. Les Treize poèmes sont parcourus par un grand nombre de notations musicales. C’est que l’amoureuse chez Vivien est toujours à la fois présence charnelle et mélodieuse. La « voix pareille à l’eau courante » de l’ « harmonieuse et musicale amante » de « Parle-moi » se change ainsi en « lente litanie où sanglote l’écho des plaintes infinies » dans « À l’amie », pour laisser place à la mélodie des flots dans l’allitération ô combien chantante de « L’éternelle tentatrice » : « la mer murmure une musique aux gémissements continus ».

Fi de la temporalité rigide de la parution, les poèmes sont redisposés pour donner un nouveau mouvement aux écrits de l’autrice fin-de-siècle. De l’innocence apparente des « Violettes d’automne » à l’érotisme net de « Je t’aime d’être faible », pour retomber ensuite dans l’atmosphère calme de « Prolonge la nuit », Treize poèmes semble mimer une rencontre charnelle. La légèreté première laisse place à la découverte sexuelle de « Fraîcheur éteinte », atteint le pic amoureux, puis donne à voir la séparation finale des amantes. Ce mouvement global est toutefois contrarié par l’étonnante apparition, au cœur du livre et donc du disque, du conte en anglais « The Fjord Undine », magnifiquement raconté par Kate Bousfield-Paris, mais surtout par la variété des interprétations de Pauline Paris. Allant de la ballade au parlé-chanté, passant par la bossa nova et le blues, elle s’amuse aussi à prendre le contrepied du texte : « L’éternelle tentatrice » prend une coloration hawaïenne et sensuelle, et délaisse au passage les notations mortifères des « chevelures vertes » et du « poison », tout comme « Lassitude » qui, devenu valse allègre, nous emmène loin de la métaphore du tombeau filée par le poème initial.

Volontairement ou non, Pauline Paris a ainsi conservé un motif essentiel de l’esthétique de Vivien : le mouvement et la variation. Cette variété est aussi métrique : si le recueil contient un grand nombre d’octosyllabes, vers réputé plus musical, l’alexandrin n’est pas écarté. Il donne souvent des chansons plus solennelles, et trouve un nouveau souffle dans les versions de Pauline Paris. L’interprète ajoute là d’opportunes pauses, crée des refrains, ne s’encombre pas des diérèses, module à l’endroit des tercets du sonnet « Parle-moi ». Dans « À l’amie », elle choisit au contraire de mimer le vers de Vivien, « ta voix aura le chant des lentes litanies », en scandant très régulièrement. Autant de choix de composition qui ramènent avec succès, et sans pour autant les dénaturer, les poèmes du tournant du siècle vers notre ère.

Face aux poèmes, les illustrations d’Élisa Frantz créent la troisième dimension picturale. Aux figures féminines vaporeuses commandées dans les éditions originales par Renée Vivien à Lucien Lévy-Dhurmer, Élisa Frantz vient substituer des dessins épurés, en noir, qui prennent le contrepied du décor luxuriant de l’Art Nouveau. Chargées de sensualité et de symboles, les illustrations du volume présentent, comme les poèmes de Vivien, une féminité plurielle, tantôt grandiose et érotique, tantôt légère ou plus sombre.

En miroir au poème « Fraîcheur éteinte », une scène orgiaque exclusivement féminine lui est inspirée par le vers « Je me sens grandir jusqu’aux Dieux », image d’une érection féminine symbolisée par une figure aux allures de déesse Athéna, victorieusement assise sur une colonne. On retrouve cette image triomphale de la féminité et du lesbianisme aux côtés du poème « À l’amie » : une femme géante, dont le sexe est caché par un lys qui, déjà chez Vivien, avait valeur de métaphore, marche nonchalamment, tenant une amante implorante dans sa main. Ailleurs, la forme féminine est, comme chez la poétesse fin de siècle, fuyante : de dos et couverte de long cheveux pour « The Fjord Undine » et « L’éternelle tentatrice », où elle apparaît sur un rocher lointain, couchée sur le côté pour « Lassitude ». La sensualité, suivant le mouvement du recueil, touche à son paroxysme avec l’illustration de « Je t’aime d’être faible », donnant à voir deux amantes nues et enlacées, l’une ayant, en guise de visage, une rose légèrement flétrie très évocatrice. Comme la musique, les images du recueil embrassent la facette sombre de Vivien tout en laissant la part belle au flamboiement de l’érotisme et à une légèreté heureuse. Elles forment des échos parfaits à la musique de Pauline Paris.

Pour autant, l’époque de Vivien reste présente à travers des clins d’œil à Aubrey Beardsley ou à la plus tardive Tamara de Lempicka. Dès la couverture, inspirée du tableau Die Bonbonnière de Franz von Bayros, deux époques dialoguent sans se concurrencer. Comme chez Renée Vivien, le regard masculin est toutefois évacué : les illustrations arrachent l’érotisme lesbien au fantasme des artistes décadents masculins et en donne une version épurée, rappelant un autre poème très moderne de Renée Vivien :

J’ai puérilisé mon cœur dans l’innocence

De notre amour, éveil de calice enchanté.

Dans les jardins où se parfume le silence,

Où le rire fêlé retrouve l’innocence,

Ma Douce ! je t’adore avec simplicité.

Le présent volume est un hommage à Renée Vivien autant qu’une réinterprétation de son œuvre. Cette création en continuum, qui reprend, poursuit, ouvre l’œuvre originelle, correspond elle aussi à l’une des ambitions poétiques de Vivien qui se réapproprie partout le travail de ses prédécesseurs, par la traduction et la réécriture : elle donne une version décadente des sonnets de Shakespeare, traduit et poursuit les poèmes de Swinburne, et, surtout, crée un pont de vingt-sept siècles entre elle et Sappho dont elle traduit, complète, poursuit les fragments dans un recueil de 1903. De ce petit livre-CD émane une réalisation possible de l’idéal de Renée Vivien, idéal vertical de transmission féminine à travers les siècles, idéal horizontal de la communauté des femmes.

Difficile de prêter des intentions à une disparue, mais il est fort probable que Renée Vivien, soucieuse de rester dans la mémoire de son lectorat féminin, eût aimé ce volume dans lequel les arts s’enlacent et s’enchevêtrent comme les « tissages » de Sappho, image dans ses recueils de la perfection créatrice.

Raconter la mort du père… « Il faut tout nous dire »

Raconter la mort du père, la mort de la mère par les ressources de la littérature, de ce qu’elle procure à la fois comme distance et comme concentration, beaucoup ont tenté de le faire, peu y sont parvenus. François Mary, dans son dernier ouvrage, Père, y réussit parfaitement. Il y a chez lui, à le lire, non seulement un goût profond pour l’écriture mais aussi une extrême attention aux êtres et aux choses qui l’entourent, une vraie sensibilité, une authentique humanité qui le rapproche par exemple d’un Gustave Roud, avec un sens du tragique, de l’irrémédiable, comme dans l’évocation -admirable à tout point de vue- de la mort du jeune chat.

Le livre réunit deux textes de nature différente. Le premier, en italique, a été écrit dans une sorte d’urgence, juste après la mort du père. Le second, intitulé « Notations », est plus tardif et regroupe des « souvenirs morcelés » qui n’avaient pas trouvé leur place dans le premier. Ce n’est donc pas une redite mais plutôt un changement de focale, ce second texte s’élargissant aux figures des grands-parents et donnant ainsi aux parents, ainsi qu’au fils, une dimension familiale, une assise dans le temps.

Les deux textes diffèrent également par leur forme. Le premier se compose d’une succession de très courts chapitres, d’une page le plus souvent, dont le titre indique la teneur : « Leurs mains, Choses aimées, En réanimation, Ta mort en face, Mauvais fils, Le chemin ensemble, La douleur ». Ce sont autant de jalons sur la route de celui qui fait l’expérience de la perte, en l’occurrence de ses parents à trois ans d’intervalle. Le second texte, moins scandé, plus fluide, est constitué de brefs paragraphes se succédant les uns aux autres en continu, et que viennent émailler vers la fin plusieurs citations d’auteurs : Georges Haldas, Patrice Delbourg, Pierre Guyotat, Léon-Paul Fargue, Philippe Besson, Marina Tsvetaeva.

Si c’est bien ici la mort du père qui est l’objet principal du livre, c’est pourtant celle de la mère qui en fait l’ouverture. Passer par la mère morte pour renouer avec le père, c’est vouloir dire que les deux sont liés, que l’homme dans le père ne se révèle au fils qu’à la mort de la mère. Les trois ans durant lesquels il lui survivra seront l’occasion pour le père et le fils d’apprendre à se connaître. C’est là le vrai sujet du livre, que François Mary aborde avec délicatesse, par petites touches, subtilement. Tout réside ici dans les détails de l’observation, la finesse des sensations et des sentiments. Sans aucune lourdeur ni tricherie. Car la révélation joue dans les deux sens. Révélation de l’homme dans le père pour le fils, on l’a dit, et révélation du fils homosexuel pour le père. Il n’y a plus temps pour les faux-semblants. À la moindre occasion, le père répète au fils qu’« il faut tout nous dire ».

Élargie à d’autres souvenirs et aux ascendants paternel et maternel, la partie « Notations » englobe en quelque sorte le noyau premier de la relation père / fils pour mieux y retourner, d’une autre manière, tout aussi bouleversante. Ainsi ne se découvre qu’à la toute dernière ligne du livre ce qui symbolise peut-être l’intimité d’un père, ce qui en signe l’accès, en tout cas entre lui et son fils : son prénom.

André SAGNE

François Mary est notamment l’auteur de deux récits et de plusieurs livres d’artiste, seul ou en collectif. Il a également rassemblé des dossiers sur plusieurs autres poètes pour la revue des éditions Plein Chant.

Père, François Mary, éditions Plein Chant, 2018, 74 p. 10 euros

L’ADIEU À MOUSTAPHA de Phiippe Vallois, 2019, vu en primeur

« Le cinéma trop secret de Philippe Vallois est (…) habité de fantômes, de beaux fantômes de chair et de désir, qui ne hantent pas mais qui accompagnent. Des fantômes incroyablement vivants, solaires, sexués, sans contraintes ni tabous, à l’image des films eux-mêmes. Affranchis. Différents. Uniques en leur genre. En cela infiniment attachants. (…) Comme autant d’autoportraits en forme de kaléidoscope. »

Didier Roth-Bettoni clôt sur ces lignes le livre qu’il a consacré à ce singulier cinéaste, paru chez ErosOnyx éditions en 2016. Pas de meilleur guide pour entrer dans le dernier film de Vallois qui sera présenté au festival Chéris-Chéries, au cinéma MK2 Beaubourg, le vendredi 22 novembre 2019 à 15 h 40 : L’Adieu à Moustapha, séance suivie d’une rencontre avec le metteur en scène.

Ce film, c’est d’abord une fantasmagorie baroque à voir au moins deux fois pour en démêler les fils, une drôle d’histoire d’amour entre deux gigolos, un de soixante-dix ans et toujours appétissant, l’autre en pleine verdeur, et une drôle d’histoire de cinéma entre deux films, l’un sur le tournage et l’autre sur le résultat qui n’arrive à voir le jour que par l’incroyable virtuosité technique et narrative de Vallois, un numéro de prestidigitateur numérique ! Rien de convenu dans L’Adieu à Moustapha. Toujours, signature de l’univers valloisien, ce chassé-croisé du cœur et du cerveau, de la réalité et de l’imagination. Le vrai accouche d’un faux qui nous séduit et nous fait nous poser l’éternelle question : nos plus belles histoires d’amour ne doivent-elles pas se terminer par un film à nous faire dans la tête ?

Imbroglio de sexe, de suspense et d’émotion. Chez Vallois, les gigolos ont de l’humour et du cœur, se cherchent, se fuient et se tourmentent comme des amants. Francis, incarné par un Vallois portant perruque, ex-gigolo, s’est épris de Sofiane, gigolo beur en pleine fleur, gigolo pas comme les autres, honnête et voyou à la fois, « fantôme de chair et de désir » justement. Le fuyant gigolo Sofiane a une histoire que Francis veut connaître, un passé d’humiliation par des patrons sordides ; il essaie de s’en sortir par ses charmes. Un gigolo mystérieux, à la fois garnement et gouape, devenu l’ami de son client qui voudrait l’aider à avoir des papiers pour rester en France. Il séduit autant par sa dégaine que par sa verve dont on avait eu un échantillon dans Le Bagage ultime, film précédent de Vallois. Il a une tchatche aussi désopilante que les plans cul vrais ou faux qu’il aime raconter, aussi déboussolante que sa… matraque, un accent aussi épicé que sont longues ses dents de jeune loup.

Lui-même mirage complexe, Sofiane a aussi des troubles et cauchemars hallucinants de « drogueur », pour reprendre un de ses mots. Coup de théâtre ! Sofiane se révèle bien plus chercheur de trésors que de passes. Sans doute a-t-il fouillé (après quelle crapulerie ?) dans les secrets d’un client collectionneur de joyaux archéologiques et depuis, il rêve de poêle à frire (oui, j’ai bien écrit « poêle à frire », comprenne qui verra le film !) comme on rêve de baguette magique Le voilà entraînant Francis dans sa quête. Détection éprouvante, car cet ange brun, spécialiste du masque de beauté (voyez le film pour comprendre !) , sent le soufre, toujours entre deux cauchemars de chat noir ou de cadavre qui le hantent. Déjà, dans le deuxième long métrage du cinéaste sorti en 1976, Johan, carnet intime d’un homosexuel, Vallois était la proie d’une autre gouape, obscur objet du désir que l’on ne voyait jamais pour la simple raison qu’il était sous les verrous, et ce fantôme d’amour s’incarnait dans le film en un portrait éclaté de beaux gars, nimbés de sable dans une arène de lutteurs ou d’un nuage de talc dans un loft devenu dancing kitsch et lupanar proustien… L’atout majeur de Sofiane, dans ce nouveau film, n’est-il pas, comme pour Johan, son art d’apparaître et de disparaître comme un djinn de contes d’Orient ? Jusqu’où peut-on aller pour une telle énigme ? Il est vrai qu’il faut aussi compter avec lui sur un autre sortilège, la présence du mystérieux Moustapha qui fait de chacune de ses apparitions un plan à trois…

On aura compris que Vallois nous entraîne ici dans un de ces nouveaux voyages espiègles dont il a le secret, avec des motifs entrelacés de désir et de mort qui rôdent depuis Haltéroflic (1983) ou de puzzle policier comme dans L’Énigme des sables (1987)… Et si le charme fonctionne, ce n’est pas seulement parce qu’on est tenu en haleine par les fils entrecroisés d’une intrigue savante jusqu’au casse-tête, c’est aussi par les inventions cinématographiques de ce qu’il faut bien appeler le style du cinéaste. Alternance rigoureuse de la couleur et du noir et blanc pour passer du réel à la fiction, décor filmé sur fond vert pour y incruster les personnages et nous griser d’illusion puisque Sofiane est trop beau pour ne pas filer comme un éclair avant la fin du tournage : il faut donc jongler pour que le spectateur se croie tour à tour à Paris, dans une forêt et un gîte de Bourgogne, découper les silhouettes et les mettre sur fond de paysage urbain ou champêtre (on sait que Vallois s’est toujours senti appartenir aux deux univers), reconstituer la voix de Sofiane pour des répliques non enregistrées, recourir à des ombres chinoises, laisser parfois en noir son visage dans la cagoule, offrir aux spectateurs des mirages de cinéma, des iris de chat d’un vert phosphorescent dans le noir et blanc, une scène de sodomie tendre et brutale qui passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, une haie feuillue incrustée sur une toile vivante qu’on plie et replie comme un drap des mille et une nuits… On n’a pas oublié la myriade d’images vivantes de l’album cinématographique tourné en 1984 en hommage à Huguette Spengler, avec Huguette Spengler, ma patrie la nébuleuse du rêve… Il y a de l’artisan Méliès dans la lanterne numérique de la caméra de Vallois, technique dont il essaie patiemment tous les tours et détours, toutes les astuces, comme un enfant, avec des ciseaux et un pot de colle, peut parvenir à un véritable kaléidoscope ! On peut voir L’Adieu à Moustapha comme une déclaration d’amour kaléidoscopique à une belle gouape filante.

Dans le cinéma astucieux de Vallois, homme orchestre de la technique, jusqu’au bout il y aura de la vie, du sexe, de l’amitié fidèle et des couples funambules. Une amie-fée, mi-Gelsomina mi-Louise Brooks, Anne tantôt blonde et tantôt brune, prononce émerveillée les prénoms associés de Francis et Sofiane. Vallois incarne le septième ciel renouvelé de chaque saison de la vie : « Arrivé à la retraite, c’est bon de s’abandonner au plaisir de l’autre ». Et il y a ses mots à son ami Juan l’Argentin, victime d’un AVC dont il se relève « confondu » mais debout, vêtu de rouge et toujours noble de visage. Juan le remercie de lui avoir lavé les slips durant son long séjour à l’hôpital. Ils réveillent ensemble près de cinquante ans de souvenirs et Philippe de le tancer quand il trouve que Juan parle trop de la mort : « Pense à la vie, pense à l’instant ! ». Philippe Vallois, « l’homme qui aimait les hommes » les aime toujours, réinvente la vie à coup de « cinéthérapie » et transmute ses deuils les plus intimes à chacun de ses films de cinémagicien.

Pierre Lacroix, novembre 2019

Le Monde-Le Monde des Livres, vendredi 18 octobre 2019, p. 4

« À la lecture des sonnets et chansons de Renée Vivien (1877-1909), on est frappé par la musicalité et fluidité de la langue, la subtilité ds couleurs et des émotions. Pas étonnant que Pauline Paris s’en soit emparée pour proposer la brève anthologie d’une œuvre dont elle déjoue avec habileté le fond sombre, voire désespéré, pour en saisir l’ardeur.

Si les deux titres de cette sélection appartiennent à trois recueils, Études et Préludes (1901), Cendres et Poussières (1902) et À l’heure des mains jointes (1906), c’est sur un fragment de Sapho qui adapte les vers de l’antique poète de Lesbos, « Prolonge la nuit », que se ferme le recueil illustré par Élisa Frantz. Son autoportrait dit mieux que tout l’allégresse et la vitalité dune âme à l’irrépressible sensualité.»

Philippe-Jean CATINCHI

FRANCOFANS est un bimestriel de la scène francophone

Dans FrancoFans, le bimestriel indé de la scène francophone, n°79, Annie Claire Hilga signale Treize poèmes de Renée Vivien mis en musique et chantés par Pauline Paris. Elle relève l’introduction « Des pieds et des notes », signée Hélène Hazera, de ce recueil de poèmes « judicieusement choisis », écrit-elle, qui « reflètent la liberté de l’auteur sur fond d’amours saphiques » et évitent « le trop-plein de spleen ».

Estimant le projet « audacieux », elle le trouve « parfaitement réussi » parce qu’ainsi « les deux Pauline se retrouvent en phase » (rappelons que le prénom de naissance de Renée Vivien était aussi Pauline).

Dans « Nos Enchanteurs » Michel Kemper écrit sur « Treize Poèmes »

Nos Enchanteurs – Pauline Paris (photo non créditée tirée de son site)

Ce qui est bien avec ces prévisions alarmistes sur le déclin du CD, c’est que pour exister encore, pour le mériter, nos amis les artistes rivalisent d’imagination, de créativité, de talent, pour donner à ce support laser finissant un attrait supplémentaire, une légitimité nouvelle. Fini ces lasers sans âme dupliqués à l’infini, voici le temps de l’objet d’art, d’un disque-désir.
Parlons justement de désir. De ces Treize poèmes de Renée Vivien, que retenir en premier, comment le définir ? C’est un livre manifestement, certes de peu de pages, mais un livre, amoureusement mis en pages (mis en images par Elisa Frantz, introduit par Hélène Hazera, présenté par Nicole G. Albert), sobre typo et couverture dont on ne cesserait de caresser le lisse du papier. C’est un disque, aussi (et surtout ?), le nouvel album de la parisienne Pauline Paris, qui met ici en musique ces poèmes de Renée Vivien. A vous de décider si vous rangez cet opus dans les rayonnages de votre bibliothèque, ou ceux de votre discothèque.
« Toi qui fus, par les soirs d’été / Ma maîtresse et ma Volupté / L’ardeur du baiser t’abandonne… / Ah ! Les violettes d’automne ! » Renée Vivien ? Une des « scandaleuses de la littérature », « Muse aux violettes » digne héritière de Sappho de Lesbos, qui mit en vers et contre tous la passion des amantes. A la première personne, ses vers mêlent sans fard poésie et saphisme. « Née à Londres en 1877, Renée Vivien développe une œuvre prolifique d’inspiration classique et helléniste, doublée d’une esthétique symboliste. Durant sa courte vie – elle meurt à Paris à l’âge de 32 ans, il y a cent-dix ans – elle publie neuf recueils de poèmes, parcourus de passions et d’extases, de muses voluptueuses et révoltées ». « Et tu passes, ô Bien-Aimée / Dans le frémissement de l’air / Mon âme est toute parfumée / Des roses blanches de ta chair ».
Des amours lesbiens portés par une douce musique, faite de cordes et de harpe ? Que nenni, mais un choix de musiques qui parfois font fanfare, pétante, colorée, pour le moins dynamique. Parfois jazzy, qui caresse l’épiderme. Parfois presque valse, qui entre en danse. Et délicieux slows funèbres et bossa langoureuse, ballades folk… On n’a pas tiré pudiquement les rideaux sur ces déclarations d’amour de femme à femme : elles sont exposées comme on le ferait sur un kiosque à musique. C’est pas mis « réservé à un public averti » : ce ne sont après tout que des sentiments, des émotions dans la couche de leur poésie, rien que de très normal. Si ce n’est qu’ils nous encourageraient presque au désir… « Tu viens troubler les fiers desseins / Par des effluves de caresses / Et l’enchevêtrement des tresses / Sur les frissons ailés de tes seins » Est-ce bien ? Oui, c’est un très bel album, délicieux.
Suivra le mois prochain (le 22 novembre précisément), un autre ouvrage, livre écrit par Pauline Paris et Léa Lootgieter, retraçant « l’histoire de quarante chansons cryptées – lesbiennes – de la complicité de leurs paroliers et parolières et de leurs interprètes, aux cabarets et aux clips, de la réception par la critique à l’accueil du public… qui ne sait pas toujours ce qu’il fredonne » (aux éditions iXe).

Pauline Paris, Treize poèmes (de Renée Vivien), livre-CD, éditions ErosOnyx 2019. Le site de Pauline Paris, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elle, c’est là.

http://www.nosenchanteurs.eu/index.php/2019/10/08/pauline-paris-amours-lesbiens-est-ce-bien/

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Le 8 novembre 2019, à 19 heures, rencontre aux Mots à la Bouche autour de « Treize poèmes » de Renée Vivien.

Une fois n’étant pas coutume, la rencontre avec Pauline PARIS se fera aussi en musique, puisque Pauline chantera quelques-uns des poèmes de Renée Vivien qu’elle a mis en musique et que l’on peut trouver publiés dans un joli petit recueil illustré par Élisa FRANTZ.

Élisa sera présente ainsi que Duncan ROBERTS auteur de la prise de son, du mixage, des arrangements et directeur artistique avec Pauline.

Le recueil comporte le CD des treize chansons publié en collaboration avec Quart de lune. Les titres de ce CD sont également disponibles sur les plateformes légales de téléchargement et de streaming.

Voir www.quartdelune.com et www.paulineparis.com

Élisa est une artiste, croqueuse non de diamants, mais de portraits. Sans doute croquera-t-elle sa complice Pauline, mais aussi quelques autres dans l’assistance !

Les éditeurs d’EO seront là aussi, mais auront à cœur de laisser d’abord parler nos artistes. N’oublions pas l’auteure de la présentation du recueil, Nicole G. ALBERT, « De la musique avant toute chose, Pauline chante Renée ».

Il faut préciser pour être complet que la page d’ouverture de Treize poèmes est d’Hélène HAZERA. La comptera-t-on parmi nous ?

Le 8 novembre donc, à 19 heures, aux Mots à la Bouche.