À PROPOS DE YANNIS RITSOS…

Yannis RITSOS : Hélène
(Préface et traduction du grec par Anne Personnaz, bilingue, éd. ErosOnyx, 15 €)

Après sa détention dans le camp de Léros, sous la dictature des « colonels », c’est sur l’île de Samos, en résidence surveillée à Karlovassi, que Yannis Ritsos écrit Hélène (1970), l’un des dix-sept grands poèmes du recueil Quatrième dimension. Ce monologue théâtral est dédié à la mémoire de sa sœur aînée Nina, renommée pour sa beauté, devenue folle après avoir vécu dans sa jeunesse une aventure amoureuse rocambolesque. Hélène, fille de Zeus et de Léda, épouse infidèle de Ménélas, enlevée par Pâris, allumeuse du terrible incendie qui ruina le royaume de Troie, a été représentée de manière très différente, par nombre d’artistes et d’écrivains, s’inspirant librement du mythe antique. Ritsos la met en scène, vieillie et chancelante, endurant injures et outrages. Elle qui a brisé les chaînes de la vie conjugale comme de la patrie, la voici hors du temps mythologique, décatie, séquestrée dans sa maison naufragée… Le poète joue avec humour sur la distanciation et les anachronismes. Face à un visiteur impromptu qui l’a connue ou aimée autrefois, Hélène, devenue totalement étrangère aux jeux et plaisirs de l’amour, quasiment immatérielle, tente de se souvenir, de reconsidérer son existence, de rassembler ses morts. Ce sont ses dernières paroles. Elle meurt le soir même alors que disparaît le visiteur. Elle avait laissé échapper de ses lèvres sa dernière fleur, métaphore spirituelle de la poésie et de la résistance*…

Dès le seuil, en attendant qu’on lui ouvre, le visiteur est saisi par l’état de délabrement de la maison, les ferronneries rouillées, l’abandon apparent. L’intérieur est à l’avenant avec les mauvaises odeurs de moisissures et d’urine, la poussière, les toiles d’araignées… Face à sa vieille idole assise sur son lit défait, il ne reconnaît que ses yeux. Devant sa stupeur, elle lève le dernier doute. Oubliée de tous, elle doit se réhabituer au langage : « j’en suis presque arrivée / à oublier les mots. » Thanatos a supplanté Eros. Elle est du côté des cendres du temps et des ombres. Elle se dit délivrée de ses morts : « il est passé le temps des rivalités ; les désirs se sont taris. » Les héros familiers d’antan sont devenus des étoiles, « sans que leur image soit gravée dans le verre / sur un miroir de métal, […] comme / par ce jour paisible criblé de soleil et de mâts, quand le combat avait faibli, et que le frottement des cordes mouillées sur les poulies retenait haut le monde, comme le nœud d’un sanglot arrêté dans une gorge de cristal…» Empreinte encore de lyrisme, cette voix mourante se perd dans les trous de mémoire, les trous dans les mots, plongeant dans l’anonymat tous ces morts autrefois si proches. Comme saisie de schizophrénie, Hélène, exilée dans ses vieilles parures, voit les objets s’animer, ses robes se dresser, tels des fantômes : « Une malle s’ouvre d’elle-même, en sortent de vieilles robes, elles bruissent, se dressent droites / elles flânent sans bruit… » Les morts réapparaissent en une danse macabre muette : « les morts […] rôdent dans les chambres, leurs beaux habits, leurs belles chaussures / vernies, bien lisses, et sans bruit pourtant comme s’ils ne posaient pas les pieds par terre… » Les servantes rient, haïssent et parodient leur maîtresse impuissante qui délire : « J’ai croisé, à nouveau, / la nuit […] mes anciens amants avec des barbes blanches, / des cheveux blancs, des ventres dilatés, comme s’ils étaient / engrossés déjà par leur mort… » Des sensations olfactives renaissent : « j’avais la sensation qu’un beau flacon de cristal s’était brisé, / et que le parfum s’était répandu dans la vitrine poussiéreuse… » Les servantes alors se moquent de plus belle, se revêtent des voiles dorés de leur vieille maîtresse, s’emparant d’un miroir « qu’elles ont saisi comme une civière » ! Les images, voit-on, annoncent peu à peu le dénouement, comme si toute la brocante environnante, bibelots, bijoux, colifichets…, « choses […] accumulées avec tant d’avidité », se transformaient en décor funéraire. Emportée par ce vertige du vide autour d’elle, Hélène renverse les stéréotypes, raisonne par aphorismes et jugements désabusés : « Ô, la pensée / nous vient tard à nous les femmes […] Les hommes, par contre, / ne s’arrêtent jamais pour penser, – il se peut qu’ils aient peur […] des poltrons, des vaniteux, des affairés, qui avancent dans l’obscurité… » Le seul souvenir qui la hante conjugue encore Eros et Thanatos dans un tableau saisissant, presque cinématographique ; elle se revoit sur les remparts de Troie, nue sous ses voiles, tandis qu’en dessous les rivaux s’affrontent, Troyens et Achéens ensanglantés, et Pâris agonisant. Elle domine le carnage, « avec une fleur entre [ses] seins, et une autre à [ses] lèvres qui cache le sourire de la liberté… » Déjà, défiait-elle la mort : « Je m’offrais comme cible ». Quant au retour à la vie conjugale, elle n’avait nullement renoncé aux revendications féministes. Jusqu’à la provocation : « Ménélas […] était devenu nerveux […] Quand il mourut, il me manqua beaucoup – me manquèrent surtout ses menaces imbéciles. » A l’évocation de la dernière fleur tombée des lèvres, la parole se fige. Didascalie en guise d’épilogue : le visiteur dans la nuit se perd dans le gouffre de l’escalier : « comme s’il descendait dans un puits profond… » Les cris des servantes donnent l’alerte. La police pose les scellés tandis que le fourgon s’éloigne vers la morgue ! « Une lune fallacieuse » éclaire les statues, toutes, représentant Hélène dans son intacte beauté. Le visiteur désemparé s’interroge : « Où irait-il à présent ? »

Hymne à la beauté, peut-être, mais pas à celle qu’on croyait. Avec le naufrage affectif et physique d’Hélène, c’est encore à la poésie que Ritsos reste fidèle, celle qui rend à l’homme humilié sa dignité et qui seule le réconcilie avec le monde.

Traductrice éminente de l’œuvre de Ritsos, Anne Personnaz, dans sa préface, apporte un intéressant éclairage contextuel. Elle y rappelle notamment ces mots brûlants du poète, captif à Léros, clamant deux ans plus tôt dans son recueil Pierres, répétitions, barreaux : « Nos seuls titres, trois mots : Makronissos, Yaros et Léros. Et rappelez-vous que nos vers furent écrits sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur notre flanc. »

*L’homme à l’œillet (hommage au dirigeant communiste Beloyánnis, fusillé le 30 mars 1952, un œillet à la bouche)

Michel MÉNACHÉ

Dans LA MONTAGNE du 17 juillet 2016

DÉFENDRE LA MÉMOIRE DE JEAN DE BONNEFON ?

C’est la question à laquelle Christian GURY, avocat honoraire à la Cour d’appel de Paris et essayiste érudit, a répondu avec panache, lors de la conférence qu’il a donnée à la salle des fêtes de Calvinet, vendredi soir, à l’invitation de François Danemans, maire, et de l’association Nix&Nox.

Devant une soixantaine de personnes, l’auteur a présenté en détail la personnalité fantasque de l’ancien maire de Calvinet, type de l’excentrique de la Belle Époque dont l’aplomb et le culot ne tenaient pas uniquement à ses 145 kilos, mais à une culture indéniable, mâtinée de ragots et de rumeurs.

Jean de Bonnefon pouvait tromper ses interlocuteurs et ses lecteurs. Beaucoup d’entre eux ne le pardonnaient pas au dandy qu’il était, surtout quand il s’agissait d’hommes d’Église, dont il connaissait tout de la vie personnelle. La vraisemblance de ses écrits et de ses reportages était telle qu’on avait grand peine à y opposer un démenti autrement que devant l’institution judiciaire.

Jean de Bonnefon fut un éclaireur de la République. Si sa participation à l’élaboration de la loi de Séparation de l’Église et de l’État de 1905 peut laisser dubitatif, il eut l’audace dans sa commune de remplacer la croix de la fontaine publique par la statue de la Liberté éclairant le monde.

Le conférencier, auteur de L’étrange Jean de Bonnefon ou le journalisme à l’estomac, récemment publié dans la collection Documents d’ErosOnyx Éditions, apporte une lumière et une couleur saisissantes sur le polémiste né à Aurillac, non seulement sur sa vie parisienne, mais aussi sur son mandat de maire de Calvinet de 1908 à 1928.

Jean de Bonnefon n’aurait-t-il pas encore beaucoup de leçons à donner à notre époque ?

Les sources, nombreuses et inédites, renforcent l’attrait et l’intérêt de cet ouvrage.

➢ L’étrange Jean de Bonnefon ou le journalisme à l’estomac par Christian Gury est publié aux Éditions ErosOnyx. En vente à Aurillac à la librairie Point-Virgule, à Calvinet à la superette 8 à 8 et dans toutes les bonnes librairies et sites de vente en ligne.

Je me souviens du film de Stephen Frears, My…

Je me souviens du film de Stephen Frears, My Beautiful Laundrette , sorti en France le 3 septembre 1986. Je m’en souviens tout spécialement parce que, plus qu’un autre, à ce moment précis de ma vie, il m’a profondément marqué et ce indépendamment de ses qualités intrinsèques.

Il ne s’agit pas en effet ici de donner une critique proprement cinématographique du film que, d’ailleurs, je ne tiens pas à revoir, ma mémoire m’ayant suffisamment conservé, outre un certain nombre de scènes, ce qui en constitue à mes yeux l’essentiel : l’effet qu’il a eu sur moi, cet impact sur ma sensibilité et mon imagination qui m’est encore perceptible aujourd’hui.

Sans doute s’est-il produit alors ce genre de conjonction assez mystérieuse, et peut-être au fond inexplicable, entre une œuvre de fiction et une existence à un stade donné de son évolution. Une sorte de connexion immédiate, évidente, la rencontre soudaine et parfaite d’une œuvre et de celui qui la reçoit, comme une reconnaissance de l’une par l’autre qui ne pouvait survenir qu’à ce moment-là, entre cette œuvre-là et cette personne-là.

En 1986 j’ai vingt-six ans et je vis seul à Paris. Je sais depuis toujours que je suis homosexuel mais mon éducation, mon tempérament, l’absence également d’un modèle positif auquel me référer ne m’ont pas préparé à vivre ce qu’au plus profond de moi je recherche : l’amour des garçons.

Même si cela fait plusieurs années que j’ai échappé au contrôle de mes parents, moi leur seul enfant, même si je vis dans la capitale après avoir quitté un Bordeaux assoupi, encore étudiant, je reste dans un relatif isolement, entouré seulement de quelques camarades d’études, filles autant et peut-être plus que garçons.

En réalité je préfère la solitude -ce face à face singulier avec soi-même- pour la liberté exceptionnelle qu’elle procure. Rentrer seul dans mon studio et, une fois la porte refermée, sans témoins, sans regards extérieurs, sans contraintes hormis celles que je me donne, savoir que je suis totalement libre. De rêver allongé sur mon canapé, de lire, d’écouter de la musique, d’écrire, de nourrir cette voix intérieure qui ne me quitte plus depuis l’âge dit de raison, aux alentours de ma septième année, et que je n’entends pleinement que seul. Mais sur cette ligne de crête où tout est plus intense, où le moindre événement prend une importance cruciale, où d’innombrables sollicitations risquent à tout instant de rompre le cercle magique, il faut être fort et je suis faible. Je veux moi aussi descendre dans l’arène.

J’ai soif de rencontres, les garçons m’attirent, je les désire et en même temps je suis tenaillé par la peur, je n’ose aller vers eux. Me retiennent toutes ces caricatures, ces clichés qui traînent partout, aggravés de mes propres préventions dues à l’ignorance et à la honte. Des histoires sordides me reviennent en tête, des remarques, des jugements, tout un ensemble de paroles prononcées comme autant de mises en garde, de menaces. L’homosexualité, c’est la marge, c’est la relégation, c’est l’opprobre. Et ça peut être le crime, le gigolo ramassé au coin de la rue et qui vous poignarde sous la douche pour vous voler. Si je veux malgré tout vivre ainsi, si tout mon être me crie que je suis entièrement, définitivement gay, je dois d’abord abattre ces murailles mentales. Je dois d’abord me vaincre moi-même.

C’est alors que je vais voir au cinéma My Beautiful Laundrette de Stephen Frears. Et que j’ai une révélation. Non, l’amour entre deux garçons que précisément tout oppose – la couleur de peau, le milieu social, les engagements – ne conduit pas fatalement à l’échec, au chagrin, au drame. Ni suicide ni mort violente. Au contraire cet amour est possible malgré tous les obstacles qui se dressent devant lui, qu’ils soient individuels ou collectifs. Le bonheur est aussi pour Omar et Johnny. Il n’y a plus de « douloureux problème », de handicap particulier à surmonter. Deux garçons s’aiment naturellement, voilà tout. C’est un magnifique pied de nez à tous les déterminismes qui pèsent sur nos vies et trop souvent les orientent, qu’ils soient sociaux, politiques ou religieux.

Après ce film je ne suis plus le même. Je me sens plein d’espoir, enthousiaste, délivré d’un énorme poids. L’interdiction est tout à coup levée, la peur envolée. Ma vie, la vie à laquelle j’aspirais depuis si longtemps, est devenue facile, comme si le film avait changé ma perception des choses et des êtres, comme s’il m’avait transformé. Je sors, je fais des rencontres, je suis heureux. Libre d’une liberté, certes, autre que dans la solitude mais qui me manquait cruellement. J’ai l’impression, quand je me retrouve avec tous ces garçons qui partagent mon désir, et plus que cela, une façon d’être, un état d’esprit, quand je danse au milieu d’eux ou bois un verre en leur compagnie, qu’après des années d’exil je suis de retour chez moi. Dans « my beautiful laundrette ».

André Sagne
14/07/2016

Christian GURY dans le Cantal pour Jean de Bonnefon au même moment que le Tour de France

Mercredi prochain Christian Gury arrive dans le Cantal, par le train, tandis que le Tour de France, le même jour, mercredi 6 juillet fera étape au Lioran. Le Tour repartira le lendemain jeudi pour Limoges, d’Arpajon-sur-Cère, petite ville voisine d’Aurillac, tandis que Christian Gury, de son côté, s’apprêtera à donner une conférence à la Médiathèque du Bassin d’Aurillac (belle réalisation architecturale) sur « Jean de Bonnefon, un Cantalien de Paris ».
Un contemporain fait de cet ami des archiduchesses et des cardinaux un portrait amusé : « Il avait beaucoup vécu à Vienne, dans l’intimité de la Hofburg dont il connaissait les secrets les plus dramatiques et au Vatican dont il savait les intrigues et dont il narrait de sa charmante ironie voltairienne l’habile diplomatie. Le front couronné de boucles blanches frisées au fer, coiffé d’un feutre à larges bords, précédé d’un majestueux embonpoint, il promenait sa faconde mordante et cynique parmi une cohorte de jeunesse admirative, tandis que sa main d’évêque bénissait ses propres récit.»

À l’issue de sa conférence, Christian Gury signera son livre L’étrange Jean de Bonnefon ou le journalisme à l’estomac, en vente depuis juin en ligne et dans toutes les librairies.

Les curieux qui se seront déjà repu les yeux du passage du Tour, auront le plaisir d’écouter la belle élocution de l’auteur, ancien avocat, accompagnée de tous les effets de manche du prétoire.

Le lendemain vendredi, c’est à Calvinet que Christian Gury devant un auditoire que l’on attend nombreux, donnera la même conférence, puisque notre Jean de Bonnefon, fut maire de cette commune (qui en 2014 a déjà reçu la visite du prince Albert de Monaco et de la princesse Charlène, respectivement baron et baronne de Calvinet) de 1908 à sa mort en 1928.

Le Tour de France, Christian Gury, Jean de Bonnefon… belle semaine en perspective.

Christian GURY aux MOTS À LA BOUCHE

À l’occasion de la parution de son dernier titre, Gide et Lyautey, précédé de Gide et certains faits divers, Christian Gury parlera de « Notre Lyautey » , le 22 juin, aux Mots à la Bouche, 6, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris, à 19 heures.

Au cours de cette présentation, l’auteur évoquera aussi Jean de Bonnefon, journaliste parisien, d’origine cantalienne, qui fait l’objet de son avant-dernier ouvrage L’étrange Jean de Bonnefon ou le journalisme à l’estomac, publié par ErosOnyx Éditions, en librairie le 13 juin 2016.

Le 25 avril, au cinéma Le Brady, à Paris

Le livre de Didier Roth-Bettoni Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois, vient de sortir en librairie. À cette occasion, l’association le 7ème genre projettera le 25 avril à 20 heures, au cinéma le Brady, boulevard de Sébastopol, Paris 10, le film qui fait le sujet du livre, en présence de l’auteur, du réalisateur, de François About chef-opérateur, des deux comédiens principaux Serge Avedikian et Piotr Stanislas.

Dans YAGG du 7 avril 2016, Christophe Martet interroge Didier Roth-Bettoni

Didier Roth-Bettoni, auteur d’un livre encyclopédique, L’Homosexualité au cinéma, analyse dans Différent ! le film de Philippe Vallois sorti en 1979, Nous étions un seul homme, avec Serge Avédikian et Piotr Stanislas. Nous l’avons interviewé sur cet ovni du cinéma gay et du cinéma français tout court.
L’histoire de Nous étions un seul homme se passe en 1943 dans les Landes, dans la France occupée et présente la rencontre entre un soldat allemand déserteur et un jeune paysan français un peu simplet. C’est aussi la naissance d’un amour et le film tranche par sa représentation directe de la sexualité entre hommes. Un choc pour l’époque. Trente six ans plus tard, le film, dont le DVD est joint au livre, n’a rien perdu de sa force et de sa poésie.

Quelle place tient ce film de Philippe Vallois dans le cinéma gay français?
À l’époque, il existe une mini vague de cinéma gay indépendant, avec beaucoup de courts métrages militants. Mais la représentation dominante de l’homosexualité est celle véhiculée par La Cage aux folles, immense succès en 1978, un an avant la sortie de Nous étions un seul homme. C’est le troisième long métrage de Philippe Vallois et ce film arrive avec beaucoup d’innocence, de fraîcheur. Il ne répond ni aux codes des films militants, ni à ceux des films caricaturaux. Ce film représente l’homosexualité de façon naturelle, désinhibée, déproblématisée, dé-victimisée, une sorte d’évidence. Ça ne ressemble pas à ce qu’on a l’habitude de voir. L’homosexualité est là comme une sorte de fait acquis dès le début du film. C’est ce qui le rend extrêmement moderne parce que pendant très longtemps, aucun autre film ne va proposer cela et il va falloir attendre ces dernières années. La démarche de Philippe Vallois est prémonitoire du cinéma de Xavier Dolan ou Céline Sciamma qui placent la question dans leurs films sans en faire une problématique.

Qui est Philippe Vallois à l’époque?
C’est un cinéaste assez isolé, un franc-tireur. Il ne fait pas partie d’une des multiples chapelles du cinéma français, la Nouvelle Vague ou le cinéma réaliste. Dans le milieu gay, il ne fait pas partie des militants politiques qui s’engagent dans le cinéma.

Dans le livre, tu présentes aussi une sélection large des critiques de presse de l’époque où l’on peut voir que les journaux progressistes comme «Libération» ne sont pas forcément les plus positifs sur le film?
Ce qui est très singulier, c’est que ce film a un écho dans la presse, alors que très souvent, les films gays rencontrent un silence assourdissant ou un mépris condescendant. Il y a deux ans, j’ai écrit un livre sur le film Sebastiane de Derek Jarman qui date de 1976. Ce qui m’avait frappé, c’est que la presse française avait totalement ignoré ce film. Pour Nous étions un seul homme, quelques grands journaux et quelques grandes plumes écrivent sur le film. On peut souvent y lire une forme de gêne par rapport à la façon dont le film montre l’homosexualité et les contorsions des journalistes qui soulignent les qualités et les défauts mais sans jamais dire clairement que ce qui les gêne c’est les scènes de sexe entre hommes.

Après ce film, qu’est-ce qu’a fait Philippe Vallois?
Il va tourner une dizaine de films mais un seul, Haltéroflic, va sortir en salles, les autres uniquement en vidéo. Ça n’a jamais été facile pour lui de monter ses films, qui n’ont pas eu de vrai succès en salles. Et le cinéma français fonctionne beaucoup par réseau, par chapelle mais Vallois est étranger à ça et farouchement indépendant.

Tu dirais qu’il ressemble à Rémi Lange?
Oui, dans sa démarche. Ce sont deux réalisateurs très singuliers, qui par leur mode de fonctionnement, leur univers et leur personnalité, ne peuvent pas appartenir à un groupe. Cela limite leur impact et leur reconnaissance. Avant Nous étions un seul homme, Vallois avait tourné Lamento, pour lequel il a essayé de se brider. C’est un film qui raconte une histoire d’amour hétéro, avec un scénario lambda et une production traditionnelle et c’est un ratage. Le film n’est pas sorti. Peut-être ne peut-il créer que dans cette forme de dénuement.

En 1978, il n’y avait pas eu beaucoup de films sur l’homosexualité. Quarante ans après, j’ai l’impression que le cinéma a un peu fait le tour de la question. Qu’est-ce qui pourrait donner envie de voir ce film?

Ce film est assez proche de films très récents. Bien sûr, le film est de son époque mais c’est aussi un témoignage historique et ce qui le rend très moderne, c’est sa façon assez crue de représenter le corps masculin. Ce film permet de découvrir un cinéaste important et totalement inconnu. Et c’est un film qui tranche parce qu’il représente l’homosexualité durant la Seconde Guerre mondiale de façon très différente. Avant cela, les gays ou les lesbiennes sont dans le cinéma, en particulier les films italiens, toujours du côté des bourreaux. Et il va falloir attendre 25 ans après le film de Vallois pour que le thème de la déportation homosexuelle soit traitée à l’écran. Le film sort pas très longtemps après Une journée particulière d’Ettore Scola, qui lui aussi fait passer l’homosexuel du côté des victimes et pas des bourreaux. C’est un film très novateur aussi pour cela.

Différent !, de Didier Roth-Bettoni, collection Images, ErosOnyx Éditions, 108 p. et le DVD du film, 23,50€.

Le 25 avril, Nous étions un seul homme sera projeté au cinéma Le Brady, à Paris, en présence de Philippe Vallois et de Didier Roth-Bettoni, dans le cadre du ciné-club LGBT Le 7e Genre, animé par Anne Delabre.

Dans YAGG du 4 avril

Sushi, Jacques Actruc, Erosonyx, 66 p., 9,50 €.
Excellente entrée dans l’œuvre originale de ce bibliothécaire cantalo-parisien.

Quadra en déshérence sexuelle, le narrateur va connaitre un retour du printemps (et de son fameux rouleau…) quand le jeune et attirant Reiko va, chaque dimanche, quand son étouffante mère est de sortie, vivre avec lui un érotisme poético-sauvage, passionné et porteur d’espoir… Un arrière-goût d’Empire des sens ajoute à cette longue nouvelle aphrodisante, une pointe d’inquiétant piment.
Poursuivre par son ode au sperme avec l’essai-poème éponyme (Sperme toujours chez Erosonyx en 2010); se diriger enfin prudemment vers Chambranle (chez Sens&Tonka en 2006), l’apothéose du gore faussement tranquille. EG

Dans BENZINE, webzine d’essence culturelle

Différent de Didier Roth-Bettoni
7 mars 2016

En 1979, en marge du Festival de Cannes, est présenté un OVNI cinématographique : « Nous étions un seul homme ». Didier Roth-Bettoni, journaliste, écrivain et militant « queer », explore la singularité de ce film presque culte, et de son auteur, Philippe Vallois.

Nous étions un seul homme est un film que le grand-public ne verra sans doute jamais. Il raconte la rencontre presque surnaturelle, mais évidente d’un jeune forestier et d’un soldat allemand, pendant la seconde guerre mondiale, dans les Landes. La spécificité de ce long-métrage de Philippe Vallois, sorti en 1979, est qu’il dépeint une relation homosexuelle débutante, dans un contexte historique hostile, de façon naturelle, en évitant toute analyse psychologique et jugement moral ! Filmé avec peu de moyens, une équipe réduite et deux acteurs téméraires qui vont porter leurs personnages avec une aisance déconcertante, le film est en totale rupture avec la représentation des homosexuels au cinéma.

Didier Roth-Bettoni, spécialiste du cinéma queer, replace le film dans la cinématographie de ce réalisateur atypique, venu au cinéma sans l’ambition de révolutionner le 7eme art, (mais dont chacun des films est un objet singulier), dans son époque… et explique en quoi il est différent, tout comme son « créateur » !
Loin de l’industrie cinématographique, Philippe Vallois est un « artisan » qui refuse les concessions et persiste à aller au bout de ses rêves, sans pour autant avoir la prétention de livrer des messages militants… Quitte à s’éloigner de la reconnaissance publique et se couper des circuits classiques (ses films seront édités en DVD)… Le prix à payer pour ce cinéaste dont on aime le franc-filmer !

Le livre est accompagné du DVD du film et d’un documentaire retraçant le tournage du film, les souvenirs des acteurs, des techniciens…

Hugues DEMEUSY
Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois
Édition ErosOnyx
108 pages – 23,50 euros