Dans HÉTÉROCLITE du mois de mars, entretien avec Philippe Vallois

Dans la seconde moitié des années 70, le réalisateur Philippe Vallois a marqué les esprits avec deux films (Johan en 1976, Nous étions un seul homme en 1978) qui ont suffi à l’imposer comme l’un des précurseurs du cinéma gay français. Aucun de ses films suivants, pourtant, ne recueillera le même succès critique et public ; la plupart ne sortiront d’ailleurs pas en salles mais directement sur le petit écran, en VHS ou en DVD. Vallois, pourtant, n’est pas totalement oublié : plusieurs festivals de cinéma lui ont rendu hommage (Montréal en 1991, Turin en 2007, Lyon en 2011…) et les éditions ÉrosOnyx viennent de lui consacrer un deuxième ouvrage. Après La Passion selon Vallois : le cinéaste qui aimait les hommes (une autobiographie parue en 2013 et réalisée à partir d’entretiens avec Ivan Mitifiot, directeur du festival Écrans Mixtes), elles publient en ce printemps 2016 Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois, signé du critique de cinéma Didier Roth-Bettoni (qui collabore de longue date à Hétéroclite). Rencontre avec un cinéaste qui n’a pratiquement jamais cessé de tourner, souvent avec des moyens dérisoires mais avec un amour sans faille pour les hommes et le septième art.

Beaucoup de vos films (Johan
, Un parfum nommé Saïd, Sexus dei, Zeus le chat…) sont nés d’une rencontre amoureuse ou sont d’inspiration autobiographique. Est-ce également le cas de Nous étions un seul homme ?

Philippe Vallois : Même si je n’ai évidemment pas vécu la même histoire que Guy et Rolf, j’ai mis, comme toujours, beaucoup de choses personnelles et autobiographiques dans ce film. Je me suis inspiré de relations que j’avais eues plus jeune. Par exemple avec un certain Georges, un routier à l’enfance un peu bizarre qui avait été quasiment élevé par une vache et dont j’avais été un peu amoureux. Ou encore d’un Espagnol dont je partageais la chambre quand je faisais les vendanges dans le Sud-Ouest, à l’âge de dix-neuf ou vingt ans. Un midi, on s’est bourré la gueule et c’est une expérience que j’ai reproduite dans le film. Même chose pour la scène du concours de pisse, qui vient elle aussi d’un souvenir : j’étais chez mes grands-parents avec des copains, on avait un peu bu et on a décidé de pisser dans nos verres. Quant au thème de la jalousie, il m’a été inspiré par ma relation, très passionnelle, avec mon ami Johan. Il y a comme cela plein de choses que j’ai vécues et qui se retrouvent dans le film.

Quelle est la genèse du film et pourquoi avez-vous eu l’envie de raconter une histoire qui se déroulerait durant l’Occupation ?

Philippe Vallois : Le film est né d’une rencontre avec un producteur qui voulait ouvrir une salle de cinéma gay porno, comme cela existait à l’époque. Il m’a demandé de tourner un porno pour le projeter dans sa future salle et je n’ai pas dit non, car j’avais réalisé peu de temps avant Johan, qui était déjà un peu «sexe». Au départ, Nous étions un seul homme devait donc être un porno… Finalement, je suis parti sur une histoire qui n’était plus du tout porno, mais ce producteur était content néanmoins et il a accepté de me filer un peu de fric pour produire le film. C’est comme ça que Nous étions un seul homme a pu voir le jour. Je m’intéressais beaucoup à la période de la guerre et j’avais lu une biographie d’Antonin Artaud qui parlait de ses internements et de l’abandon des hôpitaux psychiatriques par les autorités de Vichy, qui considéraient les malades mentaux comme des sous-hommes et les ont laissés littéralement mourir de faim par milliers. De là est venue l’idée de faire de Guy un personnage un peu fou, échappé d’un asile. J’allais souvent dans le Sud-Ouest car l’un de mes meilleurs amis habitait en communauté dans cette région, où je savais que l’Occupation avait été particulièrement dure – donc pourquoi ne pas tourner dans les Landes ? Au départ, le film devait s’appeler Combat et je me suis demandé s’il s’agissait d’un combat physique entre deux hommes ou d’un combat intérieur, d’un combat sur soi-même, plus poétique. D’où cette histoire de deux hommes dans la guerre, qui luttent mais finissent par aller jusqu’au bout de leur passion, jusqu’à la mort.

Vos films parlent beaucoup d’homosexualité mais assez peu d’homophobie – et c’est ce qui fait aussi leur nouveauté radicale et les différencie de beaucoup d’autres films gays d’hier et même d’aujourd’hui. Dans votre cinéma, l’homosexualité est une donnée, pas un problème ; c’est à la société de s’adapter aux homosexuels et non l’inverse.

Philippe Vallois : J’ai eu pas mal de chance, car je n’ai pas vraiment souffert de l’homophobie. J’avais une famille tolérante. C’est peut-être pour ça que dans mes premiers films, je n’étais pas dans la bagarre mais plutôt dans le constat de la réalité.

Dans son livre, Didier Roth-Bettoni évoque « le foisonnement de réalisateurs « gays » faisant des films « gays » au milieu des années 70 » (période où vous réalisez Johan et Nous étions un seul homme) et cite des noms oubliés comme Dominique Delouche, Guy Gilles, Adolfo Arrieta, Jean-Louis Jorge, Olivier Desbordes ou celui, un peu plus connu, de Lionel Soukaz… Ces cinéastes étaient-ils pour vous des sources d’inspiration ?
Philippe Vallois : Pas vraiment. Adolfo Arrieta ou Jean-Louis Jorge tournaient toujours en effet des histoires où il était question d’ambiguïté sexuelle, avec une esthétique gay et parfois une scène homosexuelle mais avec aussi toujours un personnage féminin – des femmes un peu âgées, très intellectuelles, comme Jeanne Moreau, Hélène Surgère ou Danielle Darrieux qui plaisaient énormément aux pédés de l’époque. Tous ces réalisateurs homos tournaient autour du pot, ils n’avaient pas le courage de dire «je fais un film pédé». Même André Téchiné, qui mettait en scène Marie-France Pisier, Isabelle Adjani ou Gérard Depardieu, n’osait pas aborder le sujet. J’étais le premier à parler de ça en 1975 avec Johan et des amis m’avaient même mis en garde, me disant que j’allais flinguer ma carrière, que parler de choses comme ça, c’était trop culotté. J’étais peut-être inconscient, mais j’avais envie de le faire ; c’était ma liberté. Les gens étaient encore un peu coincés, même si le mouvement vers plus d’acceptation s’amorçait. Quand Nous étions un seul homme est sorti en 1978, c’était déjà un peu moins tabou. Et il y a eu, l’année suivante, Race d’ep, de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem, qui traitait vraiment d’homosexualité sans fioriture. Ensuite il y a eu L’Homme blessé de Patrice Chéreau, mais c’était bien après, en 1983.

Malgré ce qu’on pouvait craindre, Johan a été bien accueilli et même sélectionné au festival de Cannes en 1975.

Philippe Vallois : Oui, j’ai été très agréablement surpris. On sortait de la décennie des années 60, avec tous ces cinéastes de la Nouvelle Vague (Truffaut, Chabrol, Godard…) qui ne traitaient que de relations hétérosexuelles. C’était très difficile de parler d’autre chose.

Et pourtant, après Nous étions un seul homme, un seul de vos films (Haltéroflic, 1984) bénéficiera d’une sortie en salles. Avez-vous le sentiment qu’il était plus facile alors qu’aujourd’hui, pour des films un peu « hors-normes », d’accéder aux réseaux de distribution ?

Philippe Vallois : Oui, car à l’époque, il existait plein de petites salles d’art et essai, qui projetaient des films un peu underground. Aujourd’hui, c’est plus difficile. Je viens de terminer un film mais je ne suis pas du tout sûr qu’il sera distribué alors que je l’ai réalisé dans un esprit de cinéma et que j’y ai mis un peu de fric. Ça s’appelle Les Cercles du vicieux et ça se passe dans les années 70. C’est l’histoire d’un jeune homme de retour du festival de Cannes qui se paume en pleine forêt. Il frappe à la porte d’une maison et un homme – que je joue moi-même – lui ouvre. On ne sait pas trop ce qu’il cherche mais il dit être un homme du futur devant délivrer un message… Le ton est légèrement philosophique, fantastique, humoristique, poétique.

Parmi les cinéastes qui abordent aujourd’hui les thématiques homosexuelles dans leurs œuvres, lesquel-le-s aimez-vous particulièrement ?

Philippe Vallois : Je n’en connais pas énormément mais j’aime bien les films de François Ozon, que je trouve toujours intéressants. C’est surtout à travers les festivals que je découvre les cinéastes, comme le Grec Pános H. Koútras que j’ai rencontré l’an dernier à Lyon lors du festival Écrans Mixtes. J’ai beaucoup aimé L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Le Chanteur de Rémi Lange : deux très bons films français qui parlent d’homosexualité et d’autres choses aussi… Il est certain que l’homosexualité est beaucoup plus abordée dans le cinéma aujourd’hui qu’autrefois, même si c’est par le biais d’un personnage secondaire.

Photo Philippe Vallois © Michel Benetton

À lire, aux éditions ErosOnyx

La Passion selon Vallois : le cinéaste qui aimait les hommes de Philippe Vallois (2013)

Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois de Didier Roth-Bettoni (2016)

Rencontres avec Didier Roth-Bettoni pour Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois

– samedi 2 et dimanche 3 avril à la Fête du Livre d’Autun à l’Hexagone, 1 boulevard Frédéric Latouche – Autun / 06.80.30.45.35 / www.lireenpaysautunois.fr

– jeudi 7 avril à 19h (en présence de Philippe Vallois) à la librairie Les Mots à la bouche, 6 rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie – Paris 4 / 01.42.78.88.30 / www.motsbouche.com
– du 19 au 24 avril aux Rencontres Cinématographiques In&Out : Festival du film Gay et Lesbien de Nice, avec Didier Roth-Bettoni

– lundi 25 avril au cinéma Le Brady à Paris, dans le cadre du ciné-club Le 7e Genre animé par Anne Delabre, avec projection du film Nous étions un seul homme, en présence de Didier Roth-Bettoni, Philippe Vallois et de Serge Avédikian, l’acteur principal


– mercredi 11 mai à la Cinémathèque de Saint-Étienne, avec la projection du film, en présence de Didier Roth-Bettoni et Philippe Vallois

Sur France Culture comme à Giverny…

– http://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/gustave-caillebotte-1848-1894-un-heros-tres-discret

Fréquences en France de France Culture :
http://www.radiofrance.fr/boite-a-outils/frequences

– À Giverny (27) : l’exposition « Caillebotte, peintre et jardinier » au Musée des impressionnismes. Jusqu’au 3 juillet.

Gustave Caillebotte cultivait lui-même et peignait son jardin près d’Argenteuil, au Petit-Gennevilliers.

« Un jour, il me poussa dans sa serre toute neuve avec l’impatience d’un enfant heureux de son nouveau jouet. J’aimais le voir enthousiaste. Les plantes, méticuleusement alignées, y étaient si drues que leur feuillage donnait l’impression d’un jungle presque étouffante. […] « Regarde ! J’ai réussi ! Celles-là viennent de Singapour! Rien que des orchidées exotiques !« (Xavier Bezard, GUSTAVE, chap. X).

Orchidée. n.f.(1766; du grec orkhidon « petit testicule »)Le Petit Robert 1

L’exposition proposée par le Musée des Impressionnismes est visible jusqu’au 3 juillet.

Ci-dessous autoportrait

Gustave Caillebotte devant le Carrousel du Louvre photographié par son frère Martial

Gustave Caillebotte, Orchidées jaunes ( 1893)

Dans CLAP n° 8 : « Didier Roth-Bettoni décortique le cinéma de Philippe Vallois » par Franck Finance-Madureira

Didier Roth-Bettoni décortique le cinéma de Philippe Vallois

Journaliste et historien du cinéma, Didier Roth-Bettoni est l’auteur de la bible du cinéma queer. Avec ses 800 pages, L’Homosexualité au cinéma , publié en 2007 chez La Musardine, reste à ce jour une véritable référence. Comme il l’avait fait avec Sebastiane de Derek Jarman dans son livre Sebastiane ou saint Jarman, cinéaste queer et martyr (aux Éditions ErosOnyx, accompagné du DVD du film), Roth-Bettoni fait un gros plan sur un film culte pour élargir son propos à l’œuvre du cinéaste ainsi qu’à son importance artistique et politique.

C’est donc ici le film Nous étions un seul homme de Philippe Vallois qui est mis à l’honneur. Dans un texte précis, court et sensible, Didier Roth-Bettoni remet au premier plan l’importance du film dans l’histoire du cinéma « gay » à la française. Cette histoire simple sur fond de deuxième guerre mondiale, c’est celle de l’amour naissant entre un jeune Français et un soldat allemand blessé que ce dernier recueille. Mais c’est surtout l’un des premiers films traitant ouvertement, et en sujet principal, d’une histoire d’amour entre deux hommes. Le livre nous replonge à la fin des années 70, notamment via des archives de critiques cinéma assez incroyables, dans cette façon qu’avait la société française de l’époque de ne pas vraiment oser parler d’un film gay comme d’un film tout court. Nous étions un seul homme, troisième œuvre de son auteur-réalisateur-monteur, n’a fait que 20.000 entrées à sa sortie en 1979 mais a forgé la cinéphilie et l’engagement de nombreux spectateurs.

L’avantage de cette collection est de pouvoir alterner lecture de textes d’analyse ou des dialogues et visionnage du film et de son bonus créé spécialement par Vallois (le DVD est fourni avec le livre). Si l’entrée en matière proposée par ce livre vous en donne l’envie, n’hésitez pas à poursuivre cette découverte avec la lecture de l’autobiographie de Philippe Vallois, La Passion selon Vallois, l’homme qui aimait les hommes , publiée en 2012 chez le même éditeur et accompagné des DVD de son premier film, Les Phalènes (1975), et d’une de ses créations plus récentes, Sexus Dei (2006).

Différent !, « Nous étions un seul homme » et le cinéma de Philippe Vallois, disponible dès maintenant aux Éditions ErosOnyx.

Différent ! Philippe Vallois

Tags: Didier Roth-Bettoni, homosexualité, L’Homosexualité au cinéma, « Nous étions un seul homme », Philippe Vallois, queer

Si vous allez à Clermont-Ferrand, un salon de thé… La BerGamoThée

A Clermont-Ferrand, un endroit différent. Dès la porte franchie, on s’y sent bien. Différent aussi qu’on prenne le temps de manger, de manger autre chose, différemment, en buvant des thés dont le nom seul donne envie de les goûter. La BerGamoThée n’est d’ailleurs pas qu’un salon de thé, pas qu’un restaurant, c’est aussi un endroit où, au sous-sol, dans une salle confortable, meublée de canapés profonds, aux murs tendres décorés cet hiver de personnages troublants comme une strip-teaseuse entièrement faite de dessous féminins recyclés, on peut trouver des livres, voir une exposition, écouter des poèmes ou des chansons…

Dans YAGG du 12 décembre 2015, GARCIA LORCA

Sonnets de l’amour obscur, Federico Garcia Lorca, Eros Onyx, 80 p., 15€.
Traduction nouvelle d’Élodie Blain

Entre nous deux, de ton cœur à mon cœur
Un souffle d’étoiles, un frisson de plante
Une épaisseur d’anémone évente
Un an tout entier d’obscure douleur.

Quatrain extrait d’un des onze sonnets du grand poète espagnol, délibérément tué à 38 ans, en 1936, par les nervis de Franco, parce que Républicain (un vrai, pas à la sauce sarko) et homosexuel. Présentée dans un écrin bilingue de très belle facture par ErosOnyx, cette part de l’œuvre du poète et dramaturge toujours célébré quand Franco est exécré, passionne pour au moins deux raisons: la beauté de fiévreux sonnets d’amour lyrique, teintés de surréalisme, et par la postface indispensable d’Yvan Quintin.

Yvan Quintin démonte (avec quelle acuité!) les tentatives récurrentes de faire de Lorca un poète hétérosexuel, comme ce fut entrepris pour les sonnets de Shakespeare! L’éditeur illustre les sonnets de reproductions de magnifiques toiles érotiques de Luis Caballero… Un grand petit livre dont on comprend que les 500 premiers tirages aient déjà trouvé aficionados…

Comme j’ai peur de perdre la merveille
De tes yeux de statue, et l’inflexion
Que vient souffler la nuit à mon oreille
Rose sauvage, ta respiration.

HANNES STEINERT : une rétrospective à Sindelfingen (Allemagne)

HANNES STEINERT : une rétrospective à Sindelfingen (Allemagne)
71063 Sindelfingen (près de Stuttgart)
Tel.: 07031/94 392

Hannes Steinert expose jusqu’à la fin mars une rétrospective de ses œuvres. L’artiste se consacre aux sujets classiques, nature morte, paysages, vues de villes, humains, en particulier sous l’angle homoérotique. Sous vitrine, on y trouve aussi, comme le montre la photo ci-dessous, les livres qu’il a illustrés chez ErosOnyx et ailleurs.

On remarquera en haut à droite H comme…, au premier plan Mythologie gayment racontée et Une semaine, sept jours, au-dessus, vu à l’envers, Amours garçonnières.

Les autres titres sont des publications allemandes dont la plaquette Plaisir d’amour, édition trilingue, publiée à Hambourg en 2008, chez Mannerschwarm Verlag.

galerie@sindelfingen.de
www.galerie-sindelfingen.de
www.facebook.de/GalerieSindelfinge
Tel.: 07031/94 392

STAND (2014) de Jonathan Taïeb

Ce serait déjà tout à l’honneur de Jonathan Taïeb de nous rappeler, à l’époque du « mariage pour tous » en France et dans vingt autres pays du monde – selon Wikipedia au jour où sont écrites ces lignes -, qu’on tabasse à mort les gays russes, surtout depuis qu’a été promulguée en Russie, sous l’impulsion de Vladimir Poutine, en juin 2013, une loi punissant tout acte de « propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur », loi qui est vite devenue un véritable appel au meurtre et un véritable outil de déculpabilisation pour une homophobie radicale à l’œuvre en Russie bien avant 2013.

Le film évoque de loin au début et reconstitue plus en détails à la fin une scène de passage à tabac qui pourrait bien se terminer par un crime. Cette scène, Jonathan Taïeb, comme des milliers d’internautes, l’a vue se dérouler pour de vrai dans une vidéo diffusée sur un site russe, vidéo approuvée par des foules de “likers”. Ce choc fut l’idée de départ de son film pour alerter l’opinion internationale sur la banalisation de cette barbarie insoutenable et pourtant encouragée par la loi russe de juin 2013.

Dans le film, dans un paysage de taïga enneigée, quatre hommes d’âge mûr et sans masque barbouillent de bleu le visage d’un jeune homme et lui défoncent de coups de poings et de pieds le visage, le crâne et le corps. Il faut savoir que le bleu, au début du XXe siècle, était la couleur liée aux homosexuels, en fait un bleu très raffiné, puisque le mot “golouboï” qui les désignait avec une élégante ironie teintée de mépris semble venir de “goloub”, le pigeon, par référence à la couleur gorge-de-pigeon, faite d’un mélange de bleu ciel, de rose mauve, de violet et de gris… Mais on est loin de ce raffinement proustien avec les homophobes assassins de la Russie contemporaine montrés dans le film Stand, puisque la tête de la victime y est passée à la peinture bleu cru. Un bleu troué de sang. Un corps et un visage bourrés de coups.

Déjà pour son militantisme, il faut voir ce film tourné clandestinement en Ukraine, à Kharkov et dans ses environs, à quelques kilomètres de la Russie, avec une équipe des plus réduites. Les lieux ni les dates n’étant jamais précisés, cette Russie devient en fait une terre universelle et intemporelle qui justifie la phrase de Jonathan Taïeb prononcée lors d’une interview donnée au magazine Qweek, en décembre 2015 : « Malheureusement, des homophobes violents, il y en a partout. » Projeté au Festival Chéries-Chéris en novembre 2014 à Paris et dans les festivals LGBTQ les plus renommés, partout où il était projetable, le film a reçu le soutien d’Amnesty International, est sorti en salle à Paris au printemps 2015 un peu fugacement et confidentiellement mais le voilà, depuis novembre dernier, disponible en DVD chez Épicentre films, distributeur cinéphile et hardi, à citer et encourager, au même titre que Carlotta, Outplay, Wild Side, KMCO, Blaqout, Shellac… sans oublier Potemkine et peut- être quelques autres. Comme le dit le visuel du DVD de Stand, ce film est d’abord un film coup de poing contre la haine et il fallait oser le tourner là où cette barbarie est commise régulièrement et impunément à visage ouvert !

Mais Stand ne vaut pas seulement par sa militance percutante. Il a aussi le troublant pouvoir de ne pas nous laisser tranquilles avec cette seule révélation – déjà atroce en elle-même – que, sous certains homophobes, se cachent des assassins en puissance et en attente de lois qui puissent donner à leurs crimes impunité et même vanité de les commettre. Stand invite le spectateur consentant à une réflexion sur les enjeux de l’engagement moral et politique, les voies diverses de la prise de conscience d’un crime légalisé, la répercussion de cette prise de conscience sur notre rapport avec les autres, et tout particulièrement avec l’autre dans le cadre du couple. L’engagement est-il compatible avec la solidarité et l’amour partagé ? Ne nous voue-t-il pas à la solitude ? Pour reprendre le jeu de mots d’Albert Camus – jeu de mots qui n’est pas une pirouette pour éluder la question – dans une des nouvelles de L’exil et le royaume, l’engagement véritable ne nous oblige-t-il pas à être constamment en péril, tour à tour solidaire et solitaire ?

Stand commence dans le feu de l’action : Vlad et Anton sont en voiture quand ce dernier, derrière la vitre, aperçoit une scène de violence que la caméra, de l’intérieur du véhicule, laisse off, mais que l’on devine aussi terrible que celle, in, à laquelle la caméra nous fera assister à la fin du film. Un choc contre la carrosserie, au début du film, sonne comme un appel au secours. Anton hurle à Vlad qui est au volant de s’arrêter mais Vlad a ses raisons de préférer s’éloigner. Et pourtant Vlad n’est pas un lâche : quand le couple des deux garçons apprendra qu’une agression commise dans leur ville s’est achevée par la mort à l’hôpital d’un jeune homme, sans qu’on puisse connaître ni les coupables ni le motif du meurtre, le couple fera immédiatement le lien avec le souvenir tout frais de la bagarre qui ouvre le film. Vlad se lancera avec la même ardeur qu’Anton dans l’enquête qui pourrait seule délier les langues et faire éclater l’unique motif homophobe d’une mort aussitôt frappée d’omerta. Même la mère de Nikolay, la victime, se mure dans un chagrin qui a sa part de honte, comme si son fils avait mérité son sort dans une Russie redevenue aussi crapuleuse que l’URSS des purges et des camps au temps de Staline, avec aujourd’hui l’approbation de l’église orthodoxe.

La prise de conscience de cette crapulerie ne se fait pas de la même manière chez les deux hommes : on pourrait la dire plus intellectuelle chez Vlad, plus instinctive chez Anton, plus cérébrale chez le premier, née en plein cœur chez le second, comme montée de ses tripes. Ainsi va s’insinuer au fil du film et de l’enquête dans le froid d’une ville triste – déjà oppressante en elle-même – un autre poison, intime celui-là, le poison d’un mépris qui va croissant, le mépris d’Anton à l’égard de Vlad. Le clin d’œil à l’ouverture du film de 1963, Le Mépris, de Godard, avec son fameux blason érotique de Bardot demandant à Piccoli s’il aime telle ou telle de son corps qu’elle détaille de la voix pendant que la caméra les caresse, ce morceau d’anthologie, Jonathan Taïeb nous en donne une brève version garçonnière, en nous laissant contempler, dans une lumière tamisée également mais en plan fixe, la nudité d’Anton couché comme Bardot sur le ventre et posant une ou deux questions semblables à Vlad. Or, ce clin d’œil n’est pas que cinéphilique. Anton, progressivement, pris dans l’étau d’une obsession et d’une culpabilités diffuses, rejeté par son père, incapable de la distance pourtant lucide de Vlad, en vient à vouloir passer à l’action directe, au besoin d’infiltrer le milieu homophobe avec un micro fixé à même la peau. Son isolement progressif le coupe de plus en plus de Vlad, sans pouvoir le lui dire, pour ce qu’il ressent comme la lâcheté de la scène d’ouverture. La quête d’Anton devient de plus en plus solitaire même si l’on voit Vlad, assailli d’angoisses devant la détermination suicidaire d’Anton, le seconder comme il peut. Un mépris longtemps refoulé se glisse entre eux.

Lors d’une fête où il s’est saoulé pour enterrer ou libérer ses démons, Anton lance au visage de Vlad qui vient de le rejoindre : « Je ne peux plus continuer comme ça. Tu comprends, tu as tué un homme ». Vlad lui répond par un coup de poing en pleine figure mais rien n’est exorcisé. Au contraire, Anton avance dans son labyrinthe intérieur où l’entraîne un étrange besoin de mise au clair et de sacrifice mêlés. Le choix des deux acteurs est d’ailleurs éloquent : le visage d’aventurier tatar d’Anton tranche avec la beauté slave de Vlad, plus sage, même s’ils ont en commun le feu clair de leur yeux. Jamais Taïeb ne souligne, ne clarifie, dans ce film souvent nocturne où la caméra titube et s’agite, portée par le metteur en scène comme Anton porte son micro, dans l’anonymat d’une mission secrète à accomplir. Taïeb nous laisse libres d’aller jusqu’où nous voulons dans un mystère psychologique aussi dense, dans la tête d’Anton, que la noirceur sociologique d’une ville où le luxe de quelques hôtels côtoie la misère qu’Anton vit et assiste dans son travail d’aide ménager pour personnes âgées, une ville dont la jeunesse est fascinée par l’Occident, menacée aussi par de noires filières du crime comme celle qui se met petit à petit en place dans Stand. On est loin de la tolérance qui a prévalu en Russie dans les années 1990 et 2000, quand le public français voyait des films de Pavel Lounguine qui pouvait encore dénoncer la montée de groupes fascistes à Moscou dans son Luna Park (1992) ou encore la dictature d’Ivan le Terrible dans le somptueux tableau de l’horreur qu’est Tsar (2009). On frémit d’ailleurs de se demander ce que l’ordre policier qui se met en place peut réserver à cet Eisenstein de la Russie d’aujourd’hui.

Anton, avalé par son propre gouffre, veut se jeter dans la gueule du loup et accepte la proposition d’Andrey, garçon mystérieux dont nous découvrons dès le début du film qu’il en est la voix off (visiblement gay comme Anton qui lui avoue pendant un dîner en tête à tête : « Le désespoir, c’est d’être gay en Russie », mais le vivant tout autrement : « … et moi, j’avais du recul sur ce qu’il me disait ». Cet ange noir a été vaguement informé de la « quête » d’Anton par une amie commune, Katya. Il sent son « âme égarée » et accepte d’ « apporter une pierre à son édifice », d’être « le messager qui le relie à son destin ». On nous montre sans l’once d’une réprobation la vertigineuse dualité de ce gay qui va se révéler pourvoyeur d’appâts pour les tabasseurs de pédés. Et Anton consent à être un de ces appâts pour savoir comment fonctionne le piège et ressentir aussi le calvaire des victimes, non seulement il y consent mais il désire l’ordalie. Il n’a peur de rien, Jonathan Taïeb, ni de semer les énigmes dans son film qui est un puzzle de plus en plus organisé et passionnant au fil des visions, ni de déplaire aux militants manichéens de la cause gay. Comme Alain Guiraudie avec L’Inconnu du lac, il explore des gouffres devant lesquels on reste béants et un homo avec sa caméra peut devenir Virgile dévoilant à Dante les arcanes des Enfers de la réalité.

Et l’on reste avec ses questions, avec la peur de leurs réponses. Quel motif profondément enfoui a pu pousser Anton à devenir la proie volontaire des quatre monstres à visage découvert de la fin du film, à affronter le calvaire en une sorte de Christ profane qui a dit un jour à Andrey : « … ils ne m’auront pas, même s’ils me tuent » ? Comment Andrey, visage franc et écharpe rouge, qui conduit Anton sur les lieux du supplice et lui crie « Cours ! » quand les écorcheurs se montrent, a-t-il pu se faire doublement complice, d’Anton bien sûr comme la voix off nous y prépare, mais des criminels aussi qui le laissent filmer la scène pour qu’elle devienne sur le Net une ce ces “safari parties” qui font leur gloriole ? On rejoint là le point de départ de l’idée du film : qui a pu filmer la vidéo de la Toile sans crainte d’être inquiété ? Un simple complice des homophobes qui n’aurait peut-être pas pris le risque de les filmer à visage découvert, par crainte d’une enquête même de moins en moins risquée après la loi poutinienne de juin 2013 ? Ou un hallucinant stratège du milieu gay qui a vu – dans la double complicité périlleuse avec les bourreaux et une victime consentante pour des raisons à jamais complexes – un moyen de mettre des images à la portée des internautes du monde entier, de ceux qui se régalent de l’horreur filmée pour de vrai mais aussi de ceux qui pourront prendre conscience et donc réagir ?

Réagir comme Taïeb qui tient à la fois d’Anton et de Vlad, de la blessure à vif du spectacle du crime, comme s’il l’avait vécue dans sa chair et voulait la faire vivre à son public dans la longue scène de chasse et d’acharnement de l’avant-dernière scène du film, mais aussi de la réflexion plus distanciée qui permet d’organiser l’existence périlleuse d’un film incroyablement culotté, tourné à la barbe des bourreaux et montré dans des pays où les droits de l’homme ont encore un sens. On est face à un film de militant et d’artiste à la caméra constamment inventive : par exemple dans la toute dernière scène, la caméra est dans les yeux d’Anton, elle passe du knock-out sur des croûtes sanglantes de neige à un très lent redressement qui tient de l’exploit, et se fait dans la solennité vigoureuse de l’ouverture du Tannhäuser de Wagner, musique qui nous saisit après un film sans musique, résurrection d’adolescence vive pour échapper au silence de la mort frôlée et permettre à Anton ce qu’il n’arrivait pas à faire avec Vlad : « stand », « se mettre, se tenir debout » !

Pierre LACROIX février 2016

« Amour perdu » de William Cliff, Le Dilettante, 2015, Prix Goncourt de la Poésie Robert Sabatier 2015

Amour perdu est paru au printemps 2015 chez un éditeur de livres soignés et singuliers, Le Dilettante. Dans la vitrine des Mots à la Bouche, le livre aimante.

Avant même de l’ouvrir, j’aime son format de poche et sa couverture à grands rabats. Une couverture rouge au lettrage manuscrit. Sur le fond vermillon, une diapositive Kodak dont le négatif est devenu positif, un corps en noir et blanc. L’un des rabats nous apprend qu’il s’agit de l’auteur dans les années 80 : William Cliff, en slip de bain, offre aux lecteurs la silhouette de sa fière maturité, entre des herbes sauvages et un fond maritime. On recule dans le temps : la diapositive, les lettres à la craie, le mot perdu…Il est beau, le baigneur de cette plage non loin d’Ostende, dans la virile délicatesse de sa pose de statue, en une contre-plongée qui le nimbe de joncs, de vagues et de ciel. Le kouros qui pose, tête inclinée, est bien vivant, cheveux longs sur le front et dans le cou, torse glabre, slip noué à la taille, au-dessus de la bosse du sexe, par un lacet blanc qui invite à le dénouer. William Cliff, sur un plateau de télévision, un soir, m’avait déjà fait penser à l’Ascylte de Fellini-Satyricon, le brun des deux éphèbes toujours en chasse de nouveaux horizons, de nouveaux plaisirs, jusqu’à ce que les ahurissants voyous, le blond et le brun, viennent se fixer, au dernier plan du voyage, sur une immense fresque fissurée. Oui, c’est bien ça, la photo sur la couverture d’Amour perdu le dit encore, il y a de cet Ascylte en William Cliff.

Narcissisme de cette couverture, diront les chagrins de corps et d’esprit. Surtout pas ! Un retour plutôt sur une grâce physique perdue peut-être mais offerte pour toujours sur cette couverture, jeunesse de chair, de soleil et de grand ciel qui se donne là, à toutes les mains qui ouvriront ce livre, une jeunesse qui ne veut pas mourir et dont les poèmes du livre vont garder le vif, comme la fresque fanée et pourtant vive dans le vent de la fin du film de Fellini.

À lire Amour perdu à haute voix, on déambule dans une galerie de diapositives d’un passé plus ou moins lointain, dont la présence est chaudement vivante grâce à l’alchimie des vers, alchimie bizarre d’une poésie à la fois ancienne de tournure et pourtant nouvelle, travaillée et bourrue, lissée et fricassée, rimée et libre de son absence fréquente de ponctuation, libre surtout de ses enjambements qui peuvent parfois casser un mot sur deux vers, caresseuse et violente, portée par un lexique de couleurs, de mots crus rehaussés par leur rareté, hantée par l’ordure du beau et le beau montant de l’ordure, tantôt à tire d’aile, tantôt vouée à la mouise, une poésie où l’ange et la bête n’en finiraient pas de s’étreindre tendrement et brutalement, à s’en extasier et à s’en désarticuler !

Né en 1940 à Gembloux en Belgique, fils d’un dentiste qui dut plomber beaucoup de dents pour faire vivre une famille de neuf enfants, nourri d’un humanisme gréco-romain passé par le tamis catholique, étudiant au parcours difficile, peut-être déjà trop sensible et sensuel pour un parcours d’étudiant cérébral, William Cliff s’affirme en rédigeant un mémoire de Licence sur le poète catalan Gabriel Ferrater (1922-1972) qui devient son maître en une poésie qui ne se coupera jamais du quotidien. Raymond Queneau ouvrira les portes de la maison Gallimard à ce garçon bouillant et obstiné, résolu à vivre sa vie comme à écrire sa poésie. William Cliff est aussi romancier et traducteur, auteur d’une œuvre féconde depuis 1973. S’attarder sur Amour perdu est pour moi la belle occasion de célébrer l’éternelle adolescence d’un poète qui, à soixante-quinze ans, loin d’être l’ombre de lui-même, demeure d’une élégiaque verdeur.

Au fil des poèmes de cet Amour perdu, se dessinent les spleens et les idéaux qui travaillent Cliff, son univers déroutant de paradoxes et fascinant de par ces mêmes paradoxes, où la chair et le catéchisme s’entrepénètrent en un amour obscur et lumineux, perdu et sans doute pas vraiment perdu, pas seulement perdu.
Il a su dépasser la vergogne silencieuse à laquelle sont toujours voués, en province surtout, les garçons amoureux des garçons.

Hélas ! j’étais si malheureux alors
que je ne pouvais pas le moins du monde
penser donner quelque bonheur alors
que je rampais moi-même dans la honte
[ Louvain ]

Et puis, il y a ces mots variés qui, dans le recueil, nous peignent le fond de détresse sur lequel s’est toujours détachée la fureur de vivre chez Cliff.

je remercie ce bar nocturne qui
souvent m’a soulagé quand la géhenne
de quelque ennui horrifiait ma nuit
[« The Slave »]

car que faire ? que faire ? quand l’amour est morte
et referme sur nous de toute part sa porte ?
[Sa baraque]

car dans la vie on aime que vous happent
certaines choses un peu dégoûtantes
qui font sortir de l’ennui ordinaire
[ Une ville]

à Buenos Aires dans la rue où j’er-
rais en traînant mon horrible cafard.
(…)
Hélas ! juste avant je m’étais branlé
tout seul dans ma chambre et fort déprimé
je ne me sentais vraiment pas d’attaque
[Buenos Aires]

Certains soirs le cafard me prend et me ravage,
quand l’hiver se prolonge et pèse et que la ville
est noire et que ma chambre est noire et que le temps
qu’il reste à vivre semble un long sombre couloir
[Le cafard]

Le temps, bien sûr, en plus de l’ennui, devient de plus en plus, avec le temps, l’obsession lancinante.

je sens mon vieux vaisseau faire eau de toute part [Frédéric]

et que par votre amour mon âme soit contente
et n’ait plus à pleurer le temps qui comme un trou
horrible s’ouvre devant ma route implacable
[Le Rédempteur]


Oh ! tu es fatigué aujourd’hui tu ne veux
pas venir dormir contre mon être qui flanche
sous le temps qui a tant maltraité mon cheveu
qu’il est devenu blanc comme la cendre blanche
[Olivier]

dommage que j’aie peur que tu ne voies mon âge
sinon je te prierais de revenir chez moi
[Longs cheveux]

ensemble nous levions à travers la fumée
nos verres pour y faire noyer la pensée
trop claire qui nous crie lorsque la nuit commence
:
« Ami, viens par ici, c’est ta dernière danse. » [La Dernière Danse]

Mais, pour échapper au cafard et au temps, il a toujours été infatigable fugueur, William Cliff.

à cause qu’on voyait dans mes yeux cet éclat
angoisseux de l’enfant qui est parti léger
et qui espère que l’on sera bon pour lui
[ En ce temps-là]

Et justement, la vie a été bonne pour lui. En voyages, en bains de villes et de soleils, sur les traces du vagabond impénitent, en pays comme en amants, à la mémoire de qui William Cliff tressa en 1990 une couronne de dizains inspirés de la Délie de Maurice Scève : Conrad Detrez.

je sentais le bonheur exister sur la terre
la propreté partout luisait comme le verre,
il me semblait qu’ici l’on vivait la vraie vie.
[Le Brésil]

plus j’avançais dans la tourmente urbaine,
plus je sentais revenir mon bonheur
[Fin de semaine]

je vais désormais par toutes les villes
cherchant ton corps dans mes millions de frères
.[Buenos Aires]

Ton corps dans mes millions de frères : on est là au cœur de la quête incarnée et surnaturelle à la fois du vagabond des sens que fut et que reste William Cliff. Chez lui, se perdre dans la merveille des autres hommes – sans nulle crainte des périls – c’est toujours frapper à la porte de quelque chose de plus grand qu’il est déjà beau de pressentir. C’est par le corps qu’on entrevoit Dieu. Il y a toujours un fond de catéchisme dans sa gourmandise sensuelle. Ce leitmotiv, il le réinvente sans fin en une langue de la révélation et de l’organique, du sacré et du cru inextricables.

Quoi de plus doux pour apprendre quelqu’un
que de connaître son organe intime :
alors la fascination qu’il nous donne
de douloureuse devient chose bonne.
[Un rhétoricien]

nous frottions nos rêves sur la viande
de ces cuisses grandes dont l’élégance
nous fascinait tant que toute la vie
nous l’aurions passée dans cette infinie
envie de sentir nos lèvres pulpeuses
sur la peau de ces cuisses enfin mises
à la merci de nos pieuses muqueuses.
[Un louis d’or]

Et pourtant je l’adore presque avec terreur
(car on ne peut adorer que Dieu ici-bas),
(…)
Son entrecuisse sombre où je fais des suçons !
[Olivier]


et nous qui touchons ton être
et le mangeons tour à tour,
nous remercions la Terre
de l’avoir fait naître un jour :
béni soit le grand miracle
qui t’a fait sur terre naître
(…)
Qu’à jamais reste en notre âme
le souvenir de ta peau

(…)
Oui, que reste ta présence
En notre âme et qu’à jamais
Ton souvenir nous encense
[Un Anglais]

Dieu sait sur quel lit nous avons été
Serrer la nudité de nos corps d’hommes !
[Un calviniste]

Et au matin quand nous sortions du lit,
nous avions des érections merveilleuses
par tous les rêves qui s’étaient blottis
dans tous les plis de nos tendres muqueuses,

Ensuite nous allions chanter les laudes
du Créateur lequel fait le soleil
tous les matins les uns après les autres
réémerger ses enfants du sommeil
[Collège de la Hulle]

Ah ! le corps de l’homme est parfois si bien bâti !
oui, rien qu’à le croiser on l’aime comme un frère
tant qu’on remercie Dieu qu’il nous ait imparti
de naître et de souffrir sur la planète Terre

[Beauté du corps humain]

Merveille du corps humain, certes, mais qu’on n’aille pas croire que William Cliff n’aime que les éphèbes helléniques, académiques et hygiéniques. Tout comme, pour connaître l’autre en amour, il faut lui donner sans honte tout son corps, tous les dehors, tous les dedans, toutes les humeurs, tous les goûts et toutes les odeurs de son corps, désirer, chez Cliff, c’est aller vers des présences qui répondent à des affinités, bien sûr, des partenaires de débauche, mais surtout savourer tout du corps aimé, comme s’il fallait passer par toutes les réalités d’un corps pour y goûter vraiment, pour en avoir l’extatique révélation. Les crudités du vocabulaire sentent bon comme sentent bon les zones les plus obscures des corps déshabillés, offerts au désir, libres de leurs masques et de leurs habits. On dit « je t’aime » avec son orteil mieux qu’avec ses lèvres. La transe est toujours gluante. La sueur, les poils et le sperme ont alors la même odeur que le cœur.

Sa chemise bleue était trempée de sueur [Une chemise]

et combien saccadantes étaient ses gluances [Pittsburgh]

gloire à Dieu pour tes deux bras
quand ils s’ouvrent vers le haut
pour qu’on lèche n’est-ce pas ?
j’aime tant que tu gémisses
en sentant dans mes muqueuses
ta belle queue paresseuse
se gonfler et se dresser

(…)
et combien bon est ton cœur
avant qu’il jette son sperme !
[Un Anglais]

Ensuite je suçais ce jeune homme moderne
qui m’envoyait dans la gueule ses jets de sperme

[Jeune homme moderne]

Un Français s’en est pris à mon anatomie
un gros Français du Nord de passage en Belgique
et qui avait (disait-il) l’avide manie
qu’on arrose son torse de fouttre érotique.
[Un Français]

avec ton beau corps d’Italien couvert de poils [Raphaël]

Jean Sturm je me souviens
de tes pieds qui puaient,
de ton beau corps suant
d’où sortait ton odeur,
je voyais tes orteils
dans tes sandales sales
[Jean Sturm]

Alors entrèrent de jeunes adolescents
avec entre leur jambes leur sexe qui pue
(…)
L’un d’eux ouvrant des yeux sombres comme des gouffres
avait autour du corps une auréole d’ange
[Au restaurant]

Les arbres sont des poils de l’aisselle du ciel
mais je préfère les tiens (…)
Et j’avais désiré les lécher pour avoir
leur odeur et le goût de ta transpiration,
c’est que tout semble bon dans ta chair printanière,
la profondeur de ton regard me navre, la
gentillesse de tes lèvres me fait rêver
que je pourrais un jour peut-être t’embrasser
et tes fesses, ton torse, et le trou de ton cul…
[Jeune voisin]

N’avoir peur de rien dans sa transe. Aimer ce qui nous damne puisque c’est de la boue que montent les anges, qu’il faut passer par les viscères pour aller jusqu’au cœur, croiser des charognards de messe étrange, des maronnes de charmants salauds pour voir plus haut. Et tant pis si la réalité écœure parfois, si l’on croyait à l’amour et qu’on s’est senti prostitué. Et tant pis si l’on croise parfois des crapauds dans les bars des flots noirs

(…) où certains voudraient ne pas montrer la chute
qu’ils font pour combler leur fondement trop humide

[Le règne des crapauds]

Tant pis si l’on regrette un soir d’avoir fait tous les voyages et que le monde n’ait plus la vertu de vous faire rêver et désirer toujours. Car ce qui reste au fond du creuset du grand œuvre de la vie et du grand œuvre de la poésie, c’est l’or du rêve, la foi en ce qu’on a perdu mais entrevu. William Cliff n’est pas un jouisseur banal, pas un Casanova fellinien au sperme froid. Il sait, le soir venu, que bien des rencontres auraient pu aller plus loin, qu’il cherchera toujours l’Amant, qu’il aimerait pouvoir dire nous, qu’il faut souvent se résoudre à du conditionnel quand on aimerait bien faire surgir le présent de son passé.

Tu étais un garçon solide et orgueilleux
qui n’avait pas besoin de relation durable
par quoi tu es parti comme un rêve qui passe
sauf qu’aujourd’hui, trente ans après, je m’en souviens.
[Raphaël]

Nous dormirions ensemble enlacés peau à peau,
nous entendrions la respiration de nos torses,
nous aimerions la chaleur de nos corps, nos mains
ne se lasseraient pas de nous aimer l’un l’autre.

Au matin nous nous donnerions de gros baisers
tu aurais du café pour tremper tes tartines,
tu partirais avec un beau sourire aux lèvres
la lumière du ciel brillerait sur ton être
. [Longs cheveux]

William Cliff n’est pas seulement le garçon solide et orgueilleux que fut le Raphaël célébré plus haut. On le sent toujours entre le rêve d’une fidélité impossible et les fabuleuses parenthèses d’une seule nuit qu’il a vécues et chantées sur toute sa lyre. Là est peut-être son mystère insoluble, son adolescence forcenée malgré les ans. Je regrette et je ne regrette rien. Je convoque dans Amour perdu tous ceux avec qui j’aurais pu aller plus loin.

En écrivant ce vers sur cette table
j’aimerais tant te voir représenté
pour serrer encore ton corps délectable
et m’enivrer de ton étrangeté !
[Un calviniste]

J’ai joui et j’ai vu, à travers tous mes amours perdus, le Dieu de chair et d’âme que jamais l’on ne fixe puisque, selon l’adage gidien des Nourritures terrestres : « Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. »

Oui, mais voilà, Cliff est plus doux que Gide car, dans tout le recueil comme dans le dernier poème d’Amour perdu, il y a toujours ce flottement tendre du regret, cet aveu poignant d’une solitude mi-vide mi-sapide. Cette singulière sapidité des vers de William Cliff, j’aimerais que cet hommage, pour la goûter, en tente d’autres.

J’ai beau lancer vers tous les horizons
mes appels, personne ne me répond
(…)
Alors, tant pis, mon âme, prends la route
de ce désert béant que tu redoutes

bois ce calice avec tranquillité
puisqu’il est à tout homme présenté,

sache le rendre à ta bouche sapide
et non pas vil et hanté par le vide.
[Solitude]

Pierre Lacroix, décembre 2015

Rencontre avec Jacques Astruc aux Mots à la Bouche

Jacques ASTRUC sera aux Mots à la Bouche le jeudi 4 février 2016 pour présenter sa trilogie en S majeur : Sperme, Strip hotel et son tout dernier titre, Sushi.

Que l’on aime ou pas la cuisine japonaise, les gourmets d’Éros comme de la plume de Jacques Astruc apprécieront ce délicieux dernier petit opus, sous je joug de l’empire des sens, paru dans la Collection Poche Éoliens.

ISBN 978-2-918444-27-5

72 pages

9,50 €

Le 8 mars 2016, au Café de la Mairie, Place Saint-Sulpice, Paris VI°

Le 8 mars 2016 l’auteur sera présent à une présentation-lecture de Sushi au Café Littéraire « Les Mardis de Saint-Sulpice ». La présentation sera faite par Catherine Neykov.

SOIRÉE ÉROTIQUE autour de la trilogie en S de Jacques Astruc, parue aux Éditions ErosOnyx : Sperme (2010), Strip Hotel (2011) et Sushi (2016).

De 20h30 à 22h au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, 75006 Paris. L’auteur lira en personne ses textes, avant une séance de signature.