IMITATION GAME, à voir

CONTE CRUEL

Au début du XVIIème siècle, Galilée fut persécuté par le Saint-Office (nom élégant du Tribunal de la Très Sainte Inquisition, hystérique émanation de l’Église catholique romaine) pour avoir démontré ce dont Copernic avait eu l’intuition : le principe de l’héliocentrisme (c’est la Terre qui gravite autour du Soleil, non l’inverse, comme le soutenait l’Église). Galilée, tendez l’oreille, fut contraint de se rétracter.
Mais c’était il y a quatre cents ans, piafferont les obstinés, qu’ils soient savants ou innocents ! Tout cela est révolu !
Que ces obstinés fassent l’effort de se documenter. Ils découvriront qu’au XXème siècle, dans un royaume situé en Europe, un esprit brillantissime, un génie aux dires de tous, fut poussé au suicide par le système politique et moral en place. Le pape n’y était pour rien, cette fois, mais peut-être que l’Église anglicane ne valait pas mieux. Avait-il mis en doute que les dynasties royales fussent de droit divin ? Même pas. Son seul crime était d’être homosexuel.
Le film émouvant et captivant, Imitation Game, de Morteh Tyldum, d’après le roman d’Andrew Hodges, sorti en France en janvier 2015, retrace un épisode de la vie de ce fameux mathématicien, Alan TURING (1912-1954), qui mérite le double titre de héros et de martyr.
Née de sa seule intelligence, une machine a permis de décrypter Enigma, le code secret utilisé dans leurs transmissions par les Allemands, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il est admis que cette invention d’Alan Turing a permis d’écourter la guerre de deux ans au moins. Imaginez combien de victimes furent épargnées grâce à son génie mis au service de l’Humanité.
Il faut voir dans l’aboutissement de ses travaux les prémices de l’informatique moderne.
Bien sûr, penserez-vous, un tel homme fut couvert d’hommages, de décorations, on lui décerna même un prix Nobel et le monde entier lui fit honneur. Eh ! bien, non, la réalité fut tout autre : en 1952, il fut condamné pour homosexualité et le verdict lui laissa le choix entre la prison… et la castration chimique.
On comprend mieux, sans doute, pourquoi la Grande-Bretagne conserva pendant cinquante ans la contribution de Turing au décryptage d’Enigma comme secret d’État.
De quoi avait-elle le plus honte ? Que l’un de ses grands hommes, un savant, ait été homosexuel, ou qu’elle l’ait condamné avec barbarie ?
Alan Turing se prêta à la castration chimique qui lui était imposée, mais il n’a pas tenu le coup. Il opta pour la voie du suicide en mordant, semble-t-il, une pomme imprégnée de cyanure. L’histoire de Blanche-Neige, en somme, version drame, où la sorcière s’appelle, s’appelle… l’opinion publique, ou quelque chose dans ce (mauvais) goût-là. La reine lui accorda en 2013 la grâce officielle, son « pardon « , à titre posthume. Soixante et un ans après la condamnation, c’est un délai bien long pour prendre conscience d’une telle monstruosité. Perfide Albion !

N’en déplaise aux esprits chagrins qui ne supportent pas l’idée qu’il revienne à un homosexuel d’être pionnier en matière d’intelligence artificielle – l’ordinateur, pour faire simple – le logo de la firme Apple (une pomme dans laquelle on a mordu) trouverait ici son explication. Que ceux qui n’y croient pas en proposent une autre… La pomme de Newton peut-être ?
Si telle en est bien l’explication, il est capital que ce symbole perpétue la mémoire de l’une des nombreuses victimes de l’obscurantisme.

Un dernier trait, pour caractériser Turing et montrer qu’être un génie des mathématiques n’empêche pas d’être sentimental : un camarade d’école lui a inspiré une amitié très vive alors qu’il n’avait que quinze ans. Le garçon mourut trois ans plus tard de tuberculose, il s’appelait Christopher. Turing baptisera de ce nom la machine qu’il inventera par la suite.

Pour conclure, même si, en apparence, les attendus ne sont pas les mêmes, je ne crois pas inutile de citer ici des noms comme ceux de Julian Assange, Edward Snowden et Chelsea Manning (qui portait le prénom masculin de Bradley, au moment des faits qui lui sont reprochés). Ils sont ce que l’on appelle des lanceurs d’alerte, autrement dit des bienfaiteurs de l’Humanité. Pourtant celle-ci ne se soucie aucunement de leur sort, et laisse un système fondé sur une autorité arbitraire les écraser et les condamner à vivre en reclus, exilés.
Faudra-t-il aussi attendre soixante et un ans pour que leurs mérites soient reconnus ?

Un film à voir, parce qu’il donne à réfléchir !
Le film est sorti au Québec sous le titre Le jeu de l’imitation.

Alain Stœffler, qui croit toujours aux contes de Fées.

Hommage à Nagisa OSHIMA

L’EMPIRE DES SENS est un film unique. Un monument du cinéma. Un nec plus ultra de l’amour à mort lumineux, tout comme SALO OU LES 120 JOURNÉES DE SODOME de Pier Paolo Pasolini, sorti au même moment ou presque, est un nec plus ultra du désir barbare, jusqu’à la négation meurtrière de l’autre. Éros rouge, Éros noir.

L’EMPIRE DES SENS n’aurait pas vu le jour sans la rencontre de la France et du Japon, sans la rencontre d’un artiste qu’aucune censure n’effrayait à condition de faire la bonne rencontre, Nagisa Oshima, et d’un producteur inspiré, Anatole Dauman. Auteur d’une « Trilogie de la jeunesse » (1959-1960) aux titres évocateurs comme CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE ou L’ENTERREMENT DU SOLEIL, Oshima, dès ses débuts, est le cinéaste du choc amoureux des corps fébriles, perdus entre jouissance de la consommation et nostalgie d’un âge d’or de la sexualité, définitivement mort avec l’entrée en guerre du Japon en 1942 et la confrontation ultérieure de l’idéal moribond des samouraïs à la réalité capitaliste. Témoin impuissant des accords passé entre les États-Unis et le Japon en 1960, comme en témoigne son quatrième film, NUIT ET BROUILLARD AU JAPON, c’est dans l’affirmation existentielle des individus qu’Oshima fait acte de rébellion politique et non dans l’engagement pour un parti. Marqué par un fait divers japonais datant de 1936 – la mort consentie de Ishida Kichizô par Abe Sada, mort donnée par asphyxie érotique, après des jours de réclusion amoureuse, et la joie de Sada, devant le tribunal qui la jugea, d’avoir émasculé par amour le corps inerte de Kichizo – Oshima caressait depuis longtemps l’espoir de porter à l’écran ce fait divers célèbre.

Quand Anatole Dauman, admiratif de l’œuvre d’Oshima, lui promit l’argent nécessaire à la réalisation, cela donna un film tourné en grand secret dans des studios de Kyoto, dont le négatif fut développé à Paris, dont le montage se fit au Japon, dont la sortie fut un triomphe au parfum de soufre partout ( ou presque…) dans le monde, sauf au Japon où son auteur endura un procès de trois ans. Le film, au jour où sont écrites ces lignes, y demeure partiellement interdit pour obscénité ! Ce monstre fabuleux du cinématographe, né de la rencontre inouïe de deux cultures, d’un cinéaste et d’un mécène ayant pour point commun l’audace mêlée de la beauté et de la vérité, mérite bien que l’on s’y attarde, dans les colonnes du site d’ErosOnyx Éditions, à un moment où Oshima est célébré en France par la sortie d’un copieux coffret de ses films chez Carlotta, et la sortie en copie restaurée de certains d’entre eux. Arte posède depuis quinze ans L’EMPIRE DES SENS dans son catalogue, en versions superbes, qu’elles soient en DVD ou en blu-ray. Tout est donc réuni pour que les lecteurs de ces lignes ne se sentent pas frustrés après les avoir lues et puissent trouver et admirer ce diamant noir et rouge du cinéma.

L’EMPIRE DES SENS part donc d’un fait divers pour le sublimer en un vivant tableau d’artiste où le romantisme frénétique s’allie au réalisme le plus cru. Le fait divers y est à la fois respecté scrupuleusement et transmuté par la poésie sauvage de Nagisa Oshima. Pour analyser cette ahurissante fusion du réalisme de la chair et du romantisme de l’amour fou, le lecteur trouvera, dans les paragraphes suivants, des mots, expressions et phrases entre guillemets : ils sont empruntés aux sous-titres français des dialogues, le plus souvent denses et brefs, et au rapide commentaire en voix off masculine de la toute fin du film, version brute d’un chœur de tragédie antique.

Le fait divers de 1936 est respecté en un scénario qui, d’emblée, choisit de ne porter aucun jugement moral sur la cérémonie érotique qu’il déroule pendant une heure quarante dans sa version non censurée. Nous sommes aux antipodes de la descente aux enfers de la passion dans la tradition occidentale. Réglons aussi dès maintenant la question de la pornographie qui pourrait être opposée à cette peinture sans aucun tabou d’un amour physique qui va bien au-delà de l’amour physique. Nagisa Oshima l’a très clairement rappelé, dans le plaidoyer qu’il a prononcé en 1978, lors du procès fait au film : « À mon sens, ce qu’on appelle obscénité n’existe pas originellement. Si l’on considère que l’obscénité existe, il faut préciser qu’elle n’existe que dans la tête des procureurs et policiers chargés de la poursuivre. (…) j’affirme nettement que l’obscénité ne constitue pas un délit. » Dans L’EMPIRE DES SENS, au contraire, tout de ce qui nous est montré est montrable et nous assistons à une élévation progressive des cercles de l’amour fou partagé jusqu’à une béatitude finale, elle aussi partagée.

Oshima n’omet rien de ce qui rend plausible, charnellement et psychologiquement, l’orchestration d’un fait divers en œuvre de cinéma. L’histoire de Sada Abe et de Kichizo Ishida, qui s’appellent l’un l’autre Sada et Kichi dans le film, est celle d’un coup de foudre entre deux êtres « hypersensibles » et hypersensuels. Le metteur en scène précise, tout en ménageant un flou qui rend l’intrigue intemporelle, les conditions sociales et matérielles de ce coup de foudre : Sada est une ancienne geisha et prostituée qui entre comme servante dans la maison d’une riche « patronne » : elle dispose de maintes femmes à son service pour entretenir sa belle maison et s’offre les services de Kichizo, fringant gigolo assez implanté dans la maison pour que Sada l’appelle, au début du film, « patron ». Le coup de foudre est d’emblée sexuel. Kichi est à la fleur de l’âge, déjà mûr mais toujours beau comme un samouraï glabre, peau halée et muscles fins, tandis que Sada est splendide de sa « peau de satin », de ses cheveux noirs de jais et de sa silhouette longiligne dont les kimonos de couleur chatoyante soulignent la grâce juvénile. Tous deux aiment faire l’amour et ne s’en lassent pas, reconnaissant en l’autre un corps et une fantaisie érotique à la hauteur de leurs fantasmes.

Il y a un écart d’âge entre eux, mais pas d’écart de charme ni de désir. La caméra – et cela souligne encore l’irrévérence d’Oshima devant toutes les conventions, soucieux de faire un film qui ne parle pas seulement au public masculin et de se démarquer de la tradition érotique des films japonais qu’on appelle « pinku eiga » – la caméra donc ne nous cache rien de ces deux corps taillés pour l’amour : regarder l’étreinte amoureuse, comme le dit une geisha de 68 ans à un moment du film, est un « plaisir pour les yeux », et ce plaisir doit être offert à tous les désirs, quels que soient le sexe, l’âge et les goûts sensuels de chaque spectateur. Un des premiers plans de L’EMPIRE DES SENS ne nous montre-t-il pas des enfants s’amusant à regarder, non par vice mais par curiosité d’enfant, le sexe d’un vieux mendiant ivre ? À ce clochard boueux qui reconnaît en Sada une ancienne prostituée et lui dit qu’il a encore de l’argent, Sada répondra par la compassion en lui montrant gratuitement sa toison pubienne et en caressant tendrement son gland qui reste flapi.

Le film, quand commencera le huis clos amoureux, pendant que dehors tombe la pluie ou la neige, nous invitera à tous les plaisirs interdits aux voyeurs devenus ici naturels et innocents puisque ce qui nous est montré est une des beautés de la vie, débarrassée de la pudibonderie des coutumes. Tout est longtemps plaisir de l’œil dans les corps de L’EMPIRE DES SENS : seins nacrés de Sada, pubis d’ébène sur peau d’ivoire poli de netsuké, fesses fermes de Kichi, pénis en érection érubescente longuement léché par Sada pour en extraire le lait. Pas de jaloux dans la fête des sens à laquelle Oshima nous convie ! Tous les détails anatomiques que d’aucuns pourraient juger trop crus, tant du corps masculin que du corps féminin, deviennent splendeur : un gland turgescent y prend des raffinements de bibelot de porcelaine sang de bœuf et les lèvres d’un vagin avalent un œuf dur en gros plan dans une succion de bouche gourmande… Les sécrétions intimes deviennent gourmandises, que ce soit le sperme savouré par Sada, le sang menstruel que Kichi porte à sa bouche ou la cyprine dont ils relèvent les bouchées de nourriture.

C’est que l’anatomie des personnages est constamment magnifiée par la palette d’Oshima. On se sent constamment dans un pavillon de plaisir dont les moindres détails sont embellis par un éclairage savant qui avive les teintes soyeuses des kimonos, des obis et des épingles de corail qui relèvent le noir profond des chevelures, mais qui prend soin aussi de laisser dans des éclats de lanternes japonaises la fleur des chairs jamais criblée de flashes électriques, toujours dormant dans des lueurs chaudes de voluptueux pavillon de rendez-vous. Cloisons mobiles ouvrant sur une lumière d’hiver. Rares branches coupées d’arbres en fleurs aux effet de clair-obscur. Corps allongés sur des étoffes mêlant candeur et teintes sourdes. Même l’âge s’atténue sous la caresse de la lumière douce : dans la scène où Sada offre à la vieille geisha le corps fringant de Kichi, rien de sordide, car c’est un éclairage tendre qui caresse ce corps ridé et l’extase de ce dernier plaisir estompe, dans la douceur des étoffes et les teintes de laque et de bois, la perruque tombée et le relâchement des sphincters. Tout de l’amour devient tendre quand on sait l’éclairer. Il n’y a pas de plus belle illustration que le film d’Oshima de ÉLOGE DE L’OMBRE , cet art japonais subtilement mis en lumière par l’ouvrage de Tanizaki Junichirô paru précisément au Japon en 1933. Comme cet auteur, le metteur en scène de L’EMPIRE DES SENS pourrait écrire : « Voyez par exemple notre cinéma. Il diffère de l’américain aussi bien que du français ou de l’allemand par les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes. » Si la crudité du sexe devient bijou chez Oshima, c’est qu’il a l’art de nous placer en un lieu où, comme dans L’invitation au voyage de Baudelaire :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

L’art aussi d’enchanter sa maison de rendez-vous, de chants et de musiques. Car la présence de geishas jouant du shamisen, d’un danseur, après la cérémonie du faux mariage de Sada et de Kichi, exécutant des pas et une gestuelle dans la tradition du bugaku devant la noce devenue orgie, la musique obsédante de cordes pincées et de flûte tour à tour, composée par Minoru Miki, tout cela participe à l’envoûtement de l’oreille comme la soie peinte des kimonos et les visages peints des geishas participent à l’envoûtement des yeux. Le fait divers se détache dans le film dans un décor de magnificence aristocratique qui n’est pas sans rappeler LE DIT DU GENJI, roman fleuve de l’impermanence de l’amour et de la beauté, écrit au Japon dans les premières années du XIème siècle. Il y a de plus un mystère que tout public autre que japonais ne peut goûter : c’est le sens des poèmes chantés par les geishas. Il a pourtant son importance puisque Kichi demande à un moment du film « quelque chose de gai » et que c’est le fond de la chanson qui doit parler de gaieté car la voix, elle, nous ensorcelle de son obsédante grâce monocorde. Ajoutons à ces envoûtements celui du saké, seul aliment des amants à un certain moment du film, comme si l’anorexie devenait philtre d’amour pour nous préparer à ce que le titre japonais du film appelle à juste titre CORRIDA DE L’AMOUR.

Car L’EMPIRE DES SENS devient lentement, inéluctablement, empire de la folie d’amour et empire du sang. Là encore, Oshima ne nous épargnera rien du fait divers mais en ménageant toutes les étapes qui feront de la cérémonie de mort non pas seulement une boucherie mais une corrida. La spirale érotique des amants qui va les conduire à l’isolement et à la transe de plaisir et de mort, est impeccablement mise en place par un scénario et des dialogues qui mêlent d’une part la vérité objective des cercles psychologiques progressivement montés par les deux protagonistes pour parvenir à un éden barbare, et d’autre part une constante sensation pour le spectateur de suivre un rituel magnifiquement orchestré par un poète du cinéma. Quitte à nous répéter, pour sonder le fascinant mystère de ce film qui ne peut qu’envoûter ou dégoûter son public, voir L’EMPIRE DES SENS nous offre le spectacle rare de la rencontre d’un romantisme absolu et d’un réalisme absolu.

La logique psychologique des amants est implacable. Leur point commun est d’être tous deux sculptés pour l’amour, serviteurs d’Éros,messagers d’un Éros universel. Ils sont faits pour se connaître au sens physique et complet du terme, se charmer l’un l’autre jusqu’à vouloir tout partager en un rapport qu’on pourrait dire ombilical et sur lequel nous reviendrons, après avoir, sur leur chemin, charmé inoubliablement d’autres êtres par leur charisme. La « patronne » de Sada est si enchaînée au corps de Kichi qu’elle lui fait la toilette après l’amour tous les matins au début du film et qu’elle finit par accepter la présence de Sada, à condition que Kichi reste dans sa maison et daigne l’honorer quelquefois de son phallus infatigable. Sada, elle, a gardé des liens avec un ancien « client respectable », un « proviseur » qui veut bien se plier aux demandes vénales et masochistes de l’ancienne prostituée, mais qui refuse de s’afficher avec elle dans la rue, car ce serait pour lui la mort sociale.

Car c’est là un autre point commun des amants et la condition sine qua non de leur “ corrida d’amour” dans une arène bien close, sous le regard d’un public effaré, tour à tour complice ou horrifié, de servantes et de geishas. Ils ont rompu les amarres avec le social et donc avec la réalité des autres. En demandant à son client « proviseur » de paraître avec elle dans la rue, Sada rompt le fil avec le monde extérieur lui-même agressif : dans les scènes de rue de L’EMPIRE DES SENS, il pleut à verse ou il neige, il faut se protéger du dehors. Une scène insolite résume aussi les relations de Kichi et du même monde extérieur : rentrant de chez le coiffeur, il croise dans la rue un déploiement de soldats. À gauche de l’image, la population semble soutenir ce déploiement de forces, tandis qu’à droite Kichi est seul, ne réalise pas ce qui se passe et ne souhaite visiblement pas savoir. Les critiques de l’époque de la sortie du film remarquent que c’est le seul moment où le metteur en scène glisse une allusion à l’histoire du Japon dans son film. Les soldats du film doivent rappeller à un public informé la mutinerie du 26 février 1936 à Tokyo, tentative de putsch militaire réprimée après quelques jours de terreur, mais Kichi marche à rebours des soldats et ne veut rien savoir de la réalité politique du monde dans lequel il vit. Le monde extérieur ne les concerne plus : à Kichi regrettant de devoir quitter Sada pour aller « pisser », Sada offre son vagin, ce qui fait sourire Kichi. Dans un autre plan, montrant le retour des amants au “colombier”, cette chambre dont ils aiment jusqu’à l’odeur forte du plaisir, Sada, la main glissée dans le manteau de Kichi, le tient fermement par le pénis, recréant ainsi d’elle à lui un cordon à ne plus jamais rompre. Le vrai monde des amants, c’est la bulle, toute d’artifice sensuel, de leur arène d’amour.

Le processus d’enfermement volontaire dans la cage d’amour est clairement montré par les fins barreaux qui se déploient sur une des cloisons de la chambre d’amour, eux aussi élégants et symboliques. C’est petit à petit une symbiose qui unit Sada et Kichi au point que le corps de l’un appartient progressivement à l’autre et que l’on pense au mythe des androgynes du BANQUET de Platon. Lorsque Sada revient de son premier rendez-vous avec le « proviseur », elle dit à celui qu’elle appelle encore son « patron » : « Tu m’as manqué. Je ne te quitterai plus. » Le pénis de Kichi, comme déjà évoqué plus haut, devient cordon ombilical entre les amants. Quand Kichi dit à son sujet : « On dirait qu’elle est à toi », Sada confirme « Elle est à moi ». Et quand Sada, vers le milieu du film, annonce déjà : « Je veux te la couper », Kichi entrevoit la fusion de leurs squelettes en une paradoxale symbiose de mort : « On s’est promis de toujours vivre ensemble. Tu fais de moi un squelette. Même squelette, je resterai avec toi. ». Sada coupe des poils pubiens de Kichi et les avale pour assimiler le corps de Kichi à son propre corps.

Autre repère dans l’isolement progressif des amants en un tout fusionnel qui les comble, la progressive montée de la jalousie et de l’obsession du sexe masculin qui retiennent Sada à la vie. La scène du faux mariage se clôt par une orgie à laquelle toutes les servantes et geishas présentes semblent avoir pris part. Dans la suite du film, plus rien ne restera de cet amour libre. Quand au retour de Sada de chez son client le « proviseur », Kichi lui demande de traiter son corps comme elle a demandé à son client de traiter le sien : le masochisme partagé permet d’échapper à la jalousie de n’avoir pas été présent aux ébats de l’autre. Sada offrira par la suite le corps de son amant à la geisha de 68 ans qui le contemple, car c’est elle, Sada, qui le décide en un geste de cadeau érotique. Kichi, de son côté, fait le serment de répéter, en toute lucidité, à propos du plaisir qu’il donne et prend encore avec la « patronne », la phrase dictée par Sada : « Je ne la baiserai plus. Sinon tu me tueras ». C’est donc bien par les sens mais aussi par l’esprit consentant au servage d’amour que Sada tient Kichi. Une scène étrange nous montre Sada jouant avec deux enfants nus, de quatre ou cinq ans, une fillette et un garçonnet. À un moment du jeu, Sada tient le sexe du petit garçon jusqu’à lui faire mal, comme si elle tenait là ce qui lui permet de supporter l’absence de Kichi. Jalousie consentie et obsession nymphomane, tant masculine que féminine, nous préparent à la mise à mort acceptée comme unique moyen de parvenir à la béatitude charnelle autant que spirituelle.

Le sang et la dominante du rouge nous prépare à la corrida de l’amour – avec cette différence de taille qu’ici le taureau et le matador sont parfaitement consentants et échangent leurs rôles au point qu’on pourrait voir L’EMPIRE DES SENS comme la corrida de deux matadors en habits de lumière, l’un féminin, l’autre masculin. Le sang apparaît avec une légère coupure près de l’oreille, que se fait Kichi au rasoir, quand il est surpris par un geste de Sada qui lui confiera par ailleurs qu’elle aime sa nuque parfaitement rasée. Un nouveau personnage apparaît alors dans le film : un couteau à la splendide lame que Sada, désormais en kimono rouge, tient parfois entre les lèvres au-dessus du corps de Kichi. Ce dernier l’appelle « poignard », s’en inquiète et s’en amuse à la fois. Le couteau dès lors ne quittera pas le tatami près des deux corps, dans le dernier tiers du film, avec l’ambiguïté de sa présence quand Sada prononce : « Je ne pense qu’à toi ». Une morsure de Kichi par Sada nous prépare à l’idée que ces deux corps magnifiques qui ne s’alimentent plus en viennent à ne se griser que de saké et de sang. La « patronne » avait déjà prophétisé au début du film : « À vous deux, vous ne mangez rien. Elle va finir par vous tuer ».

Mais, avant d’en revenir au sang, n’oublions pas une étape essentielle, comme le moindre élément de ce film construit par un naturaliste et un poète du premier au dernier plan, dans le cérémonial somptueux et sans retour possible de la corrida d’amour : la strangulation érotique. Or, à ce sujet, il convient de s’inscrire en faux contre les critiques misogynes qui n’ont cessé, depuis la sortie du film, de vouloir prouver en long et en large, que Sada était la caricature nippone de l’Ève pécheresse et tentatrice de la tradition judéo-chrétienne : dans L’EMPIRE DES SENS, c’est bien Kichi qui, le premier, suggère : « … m’étrangler me suffit. (…) Il paraît que quand on s’étrangle on jouit plus fort ». Cela commence par une pression des doigts sur le cou, puis le jeu s’intensifie. Sada ôte son peignoir violet et paraît en kimono rouge à motifs noirs et col blanc brodé, au-dessus des yeux éblouis de Kichi : « Tu veux que je t’étrangle ? » Les répliques qui suivent confirment la totale complicité des amants. À Kichi répondant : « Non, mais si ça te plaît, fais-le », Sada demande une dernière confirmation : « Dis : je le veux ». Et Kichi absout : « Je le veux ». Sada passe un foulard de soie rouge et mauve autour de la gorge de son amant. Les cuisses de Sada enserrant le pur-sang Kichi, le phallus bien droit pénètre le vagin, entre deux touffes de poils du même noir exactement, et ce phallus filmé sans trucage tient encore lieu de délicieux cordon ombilical pour les amants cadrés et mis en beauté comme dans une estampe japonaise où la réalité rejoindrait l’art. Un sein de Sada échappe au kimono rouge sous son visage pâle ombré de mèches de jais. Pour qu’elle ne s’arrête pas « au bon moment », comme il l’a imposé une première fois, Sada attache les poignets de son amant. L’extase meurtière, crimen amoris parfait, à deux peut se donner libre cours. Kichi redouble son absolution : « Mon corps est à toi. Fais ce que tu veux… Serre tout doucement ».Éclate à plusieurs reprises le cri de joie de Sada : « Je vais te tuer » puis « je te tue ». C’est à la troisième tentative que les amants ivres de saké iront jusqu’au bout, Kichi sous un jeté de lit bordé de parme, en dégradé du blanc au fauve en passant par le rose, imprimé d’ailes d’oiseaux noirs en plein vol, Sada toujours en écarlate près d’une flamme de bougie dans un svelte photophore. La caméra se place à la tête des amants, en plongée parfois, à leur hauteur souvent.

Tout se passe dans la gravité d’une joie étrange. Comme dans un accouchement où la joie l’emporte sur la douleur, comme si se donner la mort à deux dans ces conditions revenait exactement à donner la vie, accéder à une exultation de vie. Kichi accepte pleinement sa métamorphose en fœtus conscient : « C’est comme si j’étais encore en toi. Je vois tout en rouge ». Sada peut donner alors toute la tendresse de la mère qu’elle n’a jamais été : « Dors. Je reste près de toi ». Kichi, confiant, s’abandonne à cette naissance inversée, à ce plaisir de la petite mort : « Ne t’arrête pas en route. Après ça fait trop mal ». Deux scènes des trente dernières minutes de L’EMPIRE DES SENS, qui en comporte cent deux dans sa version intégrale, viennent souligner ce retour au ventre ou à l’enfance : Kichi, après avoir comblé la vieille geisha à qui Sada a fait l’offrande du corps de son amant, essuie sur ses jambes l’urine du corps qui s’est relâché d’aise et dit : « J’avais l’impression d’embrasser le cadavre de ma mère ». Or, il apprend à Sada par la suite : « J’avais trois ans quand elle est morte ». À cette confidence, Sada répond par une autre confidence : « Ma mère est morte il y a trois ans. Je ne l’ai pas vue mourir mais j’ai assisté à la mort de mon père ». Le père de Sada reviendra dans son dernier rêve, juste avant la mutilation, juste avant que Sada ne se réveille seule et que ses « Kichi-san » ne se heurtent au silence. Dans ce rêve, un père joue, dans un lieu qui ressemble à un amphithéâtre japonais, avec une petite fille qui lui crie : « Prêt ? » et à qui il répond : « Pas encore ». La petite fille dans le songe se rapproche du corps de Sada étendu nu sur un rectangle de béton gris, en peignoir blanc doublé de satin rouge. Ce réveil triste d’un rêve heureux déclenche l’acte suprême de la corrida dont Oshima ne nous cache – fait divers oblige – aucun détail de boucherie.

Le tableau final de L’EMPIRE DES SENS, son dernier plan fixe, voluptueusement très long, nous livre la quintessence de l’art d’Oshima. Splendeur luxueuse de la chambre d’amour. Splendeur du dernier kimono de Sada, rose buvard à motifs d’argent. Horreur du cadrage qui ne nous épargne, sur un tatami blanc, ni le ventre émasculé de Kichi, ni le double trophée, pénis et testicules, dans la main gauche de Sada. Douceur des mots qu’elle a écrits en lettres de sang sur le torse de Kichi : « Sada… Kichi… rien que nous deux ». Présence silencieuse de quelques mots en écho, prononcés ou écrits par les amants, juste avant la mise à mort. « C’est triste d’être seul » pour Kichi et ce « rien que nous deux » pour Sada : une clef à ce mystère qui nous laisse béants, entre frisson d’effroi et montée de larmes ? Nerf enfin de la voix masculine qui nous confirme en voix off que le conte d’amour fou et de sang que nous venons de voir est bien l’illustration d’un fait divers authentique : « Sada erra quatre jours dans Tokyo avec ce qu’elle avait tranché… À son arrestation, Sada resplendissait de bonheur. L’affaire bouleversa le Japon et valut à Sada une étrange popularité et de la compassion. Ceci se passait entre 1936 ».

L’EMPIRE DES SENS vit le jour au pays du DIT DU GENJI et du seppuku, mais avec des capitaux français et sans jamais échapper à la censure jusqu’à la date où est rédigé cet article. Il est le fruit de deux cultures qui y joignent philosophie et beauté de la transgression. Plutôt que de nous référer à Sade, Bataille et Artaud que la critique a pourtant évoqués avec justesse autour de ce film qui dérangea et fascina le public du monde entier en 1976, et comme il continue à nous déranger et nous fasciner, chaque vision ne suffisant jamais à l’épuiser, nous laisserons le mot de la fin à la véritable Sada, lors de son procès qui se termina par une condamnation à six ans de réclusion pour meurtre et détérioration de cadavre : « … jusqu’alors, je n’avais fait avec aucun homme ce que j’ai fait avec Ishida … en m’oubliant moi-même… complètement. »

Pierre Lacroix, MMXIV

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« Le Banquet d’Auteuil », de Jean-Marie BESSET, où l’on retrouve les gaillards libertins du roman de Claude PUZIN « Vies, Errance et Vaillances… « 

Nous sommes en 1670, Molière a 48 ans. Comédien, auteur, metteur en scène, directeur de troupe, il est installé à Paris depuis 1658 et connaît le succès à la Cour et à la ville. Mais la faveur royale ne le protège pas des rumeurs hostiles, surtout après le scandale du Tartuffe quelques années auparavant. N’a-t-il pas été accusé d’inceste en épousant Armande Béjart, en 1662, puisque Madeleine qui a été sa maîtresse, passe pour la mère d’Armande et que lui-même serait son père, aux dires de certains ? Armande, née en 1642 probablement, n’a que 28 ans au moment de la pièce. Jeune, coquette, volage elle excède Molière dont en outre la santé se dégrade. Les deux époux se disputent souvent et Molière préfère se retirer dans une maison à Auteuil.

Jean-Marie Besset choisit de nous montrer un Molière qui, recherchant alors le calme, voudrait aussi se consoler dans les bras de Michel Baron, jeune comédien de 17 ans, qui revenu de sa longue fugue, lui est revenu, espère-t-il. Molière est tout heureux de l’héberger, comme il héberge un ami de longue date, Chapelle – Louis-Emmanuel Luillier de son vrai nom – âgé de 44 ans au moment de la pièce, un ami de longue date, fêtard, libertin. Jean-Marie Besset n’évoque que de loin dans sa pièce le trio que Chapelle forma avec Savinien Cyrano de Bergerac et Charles Coypeau d’Assoucy, trio infernal connu pour ses mœurs et ses débauches. C’est là le sujet du roman de Claude Puzin, Vies, Errances et Vaillances d’un Gaillard Libertin. Ces deux personnages, Cyrano et Dassoucy, sont présents dans le groupe que Chapelle a invité à un banquet chez Molière. Cyrano est mort, depuis 1655, à 36 ans, mais voici qu’il revient de l’au-delà, d’entre les morts, et son fantôme facétieux se joint à la joyeuse troupe. Les conversations, les discussions, abordent des sujets divers, frôlent parfois les vives querelles de jalousie artistique et littéraire, provoquées par la vanité de l’un, l’amour-propre de l’autre, l’ambition d’un troisième tandis que le libertinage de tous ces invités ne peut s’empêcher de moquer la passion jalouse de Molière pour le jeune Baron. Dassoucy (qui a 65 ans au moment de la pièce) est accompagné de son ancien page Pierrotin qu’autrefois en Italie le duc de Mantoue lui enleva pour faire de lui un castrat : effectivement nous entendons Pierrotin chanter sur scène, non sans talent. Allusion est faite aux désagréments tels que les rapporte Claude Puzin, et que connut le trio Chapelle-Dassoucy-Cyrano, pour cause de débauche, de blasphème et de sodomie. Dassoucy fit même de la prison à Montpellier : «... en quelques jours, de poète et musicien, je devins non seulement faquin, pitre de quintaine, mais encore sorcier, magicien, satyre, garou, incube...» ( Claude Puzin, p. 44) et plus tard à Rome, pour les mêmes raisons. Tous les personnages, à l’exception de Molière, sont dans la pièce de fervents pratiquants de l’amour des garçons. Molière, lui, par amitié se tait, tout à son inquiétude amoureuse pour Baron.

Conversations animées, en particulier sur les mérites physiques des plus jeunes convives, amants des uns ou anciens amants, ou en passe de le devenir pour d’autres jusqu’au moment où apparaît dans un rayon de lune le fantôme de Cyrano de Bergerac. C’est à son initiative que nos convives décident d’organiser une « disputation » pour décider qui, du danseur (le « Turc » qui accompagne Lully, 20 ans), du bretteur (le chevalier de Nantouillet, 29 ans) et du comédien (Baron, 17 ans) a le plus de charmes… fessus. Molière préfère se retirer pour aller se coucher, mais ne peut empêcher que son protégé, réclamé à grand cris par ses amis, participe à ce Jugement de Pâris masculin. L’enjeu oblige les trois concurrents désignés à se dévêtir pour ne montrer d’abord que leurs fesses. Puis ce sera le nu intégral. Régal pour les yeux de nos convives mais, avouons-le, aussi pour les nôtres. C’est Baron, le comédien, qui l’emporte après avoir récité la mort d’Oreste et de Pylade, d’après un passage de Cyrano lui-même, pendant que les deux autres, sur la suggestion de Dassoucy, ont mimé « ces deux valeureux guerriers ». Cyrano dans son rayon de lune de lui dire : « Monsieur, merci. Vous nous avez charmé au point que votre art a somptueusement paré votre nudité. J’abandonne mon favori pour donner mon suffrage à votre partie charnue. »

Le libertinage, l’inquiétude amoureuse de Molière, la liberté des conversations, l’ébauche et même la naissance sur scène à partir d’une pièce de Cyrano, Le Pédant joué, de la comédie qui, sous le titre Les Fourberies de Scapin, verra le jour en 1671, la langue dans le style de l’époque mais sans affectation aucune ni pastiche, le spectacle de la nudité, avec une grande aisance, de trois des acteurs, le jeu des uns et des autres, jeunes et moins jeunes, la qualité littéraire des dialogues… tout cela contribue à faire du Banquet d’Auteuil une pièce qu’il faut voir.

« L’homosexualité est au cœur du sujet », déclarait dans une interview lors de la création de la pièce à Montpellier en 2014, Jean-Marie Besset, auteur de plus de vingt pièces déjà. Pièce sur l’amitié, sur l’amour, sur la création dramatique, sur la liberté des mœurs de chacun (liberté des mœurs comme on dit « liberté d’expression », n’est-ce pas ?), sur la vie, sur la mort tout aussi bien (Cyrano est mort assassiné, Molière allait mourir trois ans plus tard)… Molière gay ? Et pourquoi pas, malgré les grimaces des grincheux et des critiques effarouchés. « Il ne suffit plus aujourd’hui de mettre trois hommes « la quéquette à l’air » sur une scène pour faire d’un spectacle une pièce d’avant-garde. » écrit Jacques Paugam. Sans doute, mais primo Besset n’a pas cherché à écrire une pièce d’avant-garde, secundo « trois jolies quéquettes » et les corps qui vont avec, sont agréables à regarder, et puis aujourd’hui, en période de régression des mœurs malgré les apparences, il faut peut-être savoir aussi oser et provoquer, voire choquer les cagots et les bigots, tout comme dans les années 70.

N’oublions pas notre propos ! Cette pièce vient à point nommé relayer sans l’écarter le moins du monde, le roman de Claude Puzin, Vies Errances et Vaillances d’un Gaillard Libertin. Une pièce à voir, oui, un livre à lire. Le texte est aussi disponible aux Éditions H&O Théâtre (2015, 12 €).

Le Banquet d’Auteuil se joue jusqu’à 25 avril au Théâtre 14-Jean-Marie Serreau, dans la distribution suivante : Antoine Baillet-Devallez (Pierrotin), Félix Beaupérin (Baron), Grégory Cartelier (le chevalier de Natouillet), Romain Girelli (le marquis de Jonsac), Hervé Lassïnce (Chapelle), Alain Marcel (Cyrano de Bergerac), Jean-Baptiste Marcenac (Molière), Quentin Moriot (Osamne-« Alessandro »), Frédéric Quiring (Lully), Dominique Ratonnat (Dassoucy). Musique originale de Jean-Pierre Stora.

Avec le soutien de Yagg.com et France-Culture.

En finir avec Edouard Bellegueule, Edouard Louis

En finir avec Eddy Bellegueule ., Édouard Louis (2014 – Le Seuil)

Pas facile, pour parler de ce livre, de se libérer du concert de louanges dont on l’a entouré dès sa parution. Premier roman d’un jeune homme de 21 ans, d’origine modeste, élève de l’Ecole Normale supérieure où il poursuit de brillantes études de philosophie et sociologie, ce livre a eu un succès foudroyant. « Un récit d’apprentissage fulgurant » (Fabienne Pascaud, Télérama), « un roman d’une radicalité stupéfiante » (Gildas Le Dem, Têtu), « maîtrisé et bouleversant » (Élisabeth Philippe, Les Inrocks), etc., etc… Aucune critique négative.

Dans un entretien (Les Inrocks, 22/01/2014), Édouard Louis déclare : « Je ne voulais pas que mon livre soit un beau livre, mais une littérature laide, repoussante, irritante ». Son sujet ? La vie d’un enfant puis d’un adolescent dans une famille pauvre, en Picardie, à la fin des années 90 et au début des années 2000. Est-ce un récit autobiographique ? Rien n’est moins sûr. Est-ce la Picardie, entre Abbeville et Amiens, au début du XXIème siècle ? De cela aussi, on peut douter.

Pour réaliser l’idéal littéraire exprimé ci-dessus, il faut que le monde qu’il décrit soit hideux, cruel et repoussant, comme tout ce qui selon lui, naît de la misère. Et c’est en Picardie qu’il doit trouver ses exemples. Mais une Picardie rebaptisée Nord, non par imprécision géographique, mais parce que le Nord a une connotation économique et sociale que Zola a popularisée. Et nous voilà projetés dans une Picardie nordiste misérable, avec une accumulation de détails répugnants. Tout cela est-il inventé ? Si le roman se passe dans un même lieu et dans une même famille, et en cela c’est une œuvre romanesque, c’est aussi un catalogue d’inepties, de tares, de bêtise, de saleté que l’appartenance à une classe sociale défavorisée ne peut absolument pas expliquer. Dans La voix du Nord, Édouard Louis déclare : « Les gens qui connaissent peu ces milieux déshérités sont stupéfaits ». Même si on les connaît, on peut l’être. On se croirait au milieu du XIXème siècle ! Les hommes, qui travaillent à l’usine, y sont tous alcooliques et passent leur temps libre devant la télé et les films pornos, quand ils ne maltraitent pas leur femme. Les enfants, livrés à eux-mêmes, boivent aussi et les comas éthyliques ne sont pas rares. Leurs dents ne sont pas soignées et ils ne touchent jamais un livre ! On fait rarement appel au médecin, faute d’argent. Et l’école ? et la médecine scolaire ? et la Sécurité sociale ? et les Allocations familiales ? Tous ces avantages et acquis sociaux seraient-ils inconnus en Picardie ? Certaines personnes ou plutôt personnages ont aussi un comportement aberrant : la grand-mère rince une bouteille de lessive pour en faire une carafe, le père, après avoir (fort mal) tué le cochon, en boit le sang encore chaud au lieu de préparer le boudin, les garçons torturent les volailles, la tante s’arrache les dents avec une pince quand elle est saoule, comme ça « sans raison, pour jouer ». On pourrait continuer et souligner les invraisemblances du récit comme les incohérences, la méconnaissance, voire les ignorances du monde rural environnant (non, cher Édouard Louis, on ne peut pas faire du pop-corn avec le maïs que l’on va prendre chez le voisin et ce n’est pas du fumier qui se consume le long des routes !). De ces absurdités, dont certaines relèvent du surréalisme, le livre est plein et ce n’est pas du surréalisme littéraire.

Ce catalogue de situations, d’actes, de personnages, est si invraisemblable et même contradictoire, si caricatural aussi, qu’on peut se dire, en première réaction, qu’il s’agit là d’une construction purement intellectuelle. Bref, disons le mot : d’un canular. Qu’est-ce qu’un canular ? Le mot appartient à l’argot des élèves de Normal Sup’ : il s’agit d’une mystification. Or, notre auteur n’est-il pas normalien ? Mais tout un chacun peut lancer un canular : Victor Lustig et la vente de la Tour Eiffel en 1925, Orson Welles et la guerre des mondes en 1938 sont parmi les plus célèbres. Il en est d’autres et plus récents. Canular radiophonique, téléphonique…, il en est aussi de littéraires, le plus abouti étant celui de Pierre Louÿs avec ses Chansons de Bilitis. Supercherie de grand talent. Il n’est pas sûr que le roman d’Édouard Louis (tiens, Louÿs, Louis ? Pierre Louÿs est né Pierre Louis, rappelons-le) soit de la même qualité. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une imposture ?

Narrativement parlant, plus gênantes encore sont les imprécisions touchant le narrateur. Imprécisions dans les faits : son âge d’abord. Il a dix ans quand commence le récit et entre au collège. Mais de l’école primaire, il ne dit rien. Il prétend n’avoir jamais eu un livre entre les mains avant d’être au lycée : étrange affabulation ! Il n’avait peut être pas de livre, mais à dix ans, il tenait un journal ! Et surtout n’oublions pas que ce garçon est entré à Normale Sup dont la réussite au concours n’est pas accessible à beaucoup. Comment donc lui en est venue l’idée ? Quel dossier a-t-il constitué ? A-t-il eu une bourse pour faire sa « classe prépa » ? Et dans quel lycée a-t-il fait une classe préparatoire ? Où était-il logé ? Pour lui qui a connu la misère, les contingences matérielles sont étrangement secondaires.
Plus graves sont les imprécisions d’ordre psychologique : comment perçoit-il le monde, son corps, sa sexualité ? Il en reste presque toujours à des clichés qu’on lit partout sur les jeunes homosexuels : une voix et des attitudes féminines, une certaine fragilité qui le détourne des sports violents et lui laisse les doigts écorchés quand il doit transporter son sac etc., etc…On a droit à bien des clichés : en cachette, il revêt les habits de sa sœur, il imagine les seins des femmes comme « deux excroissances, deux anomalies, des amas de pus qui se forment sur le corps des personnes malades », et, à force de se masturber sans succès, il a le sexe qui se couvre « de brûlures et de cloques ». On passe du cliché au fantasme. Et lui, dans tout cela, que ressent-il dans son cœur et son corps ? Il n’exprime que le dégoût qu’il a facile d’ailleurs : certes, les crachats sont répugnants, mais pour lui surtout insultants, mais précisons que ce n’est pas l’odeur qui les caractérise, tout comme les garçons qui le persécutent n’ont certainement pas « cette odeur de laitages pourris et d’animal mort ».

Quid des jeux dans le hangar, avec d’autres garçons ? Sur ce point, tellement central puisqu’il touche à l’homosexualité du narrateur, le lecteur reste hélas dans le flou et l’invraisemblable. Les deux plus jeunes participants de cette partouze rurale ont « neuf ou dix ans », nous dit l’auteur, et leurs partenaires une quinzaine d’années. Pour les jeux sexuels auxquels ils se livrent, ils s’inspirent d’une cassette porno hétéro. Mais par quel mystère y a-t-il un magnétoscope dans ce hangar ? À nouveau on tombe ici dans le fantasme : les garçons se « pénètrent » allègrement comme s’ils n’avaient fait que cela depuis leur naissance. Aucune douleur, aucun recul !
On sort de cette lecture avec le sentiment d’être victime d’une esbroufe, habilement bâtie par un auteur dont le style a de grandes qualités, concis, clair, avec un savant dosage de parler populaire et d’argot. Tout est réuni pour rallier un très large public : de l’intellectuel qui se délecte à l’évocation des classes les plus pauvres à la « ménagère de moins de cinquante ans », un peu voyeuse en passant par le jeune homo mal dans sa peau que les malheurs de Bellegueule émouvront. Devant le succès du livre, on peut toutefois s’inquiéter : quelle image ces milliers de lecteurs auront-ils des classes les plus pauvres ? Quelle image des homosexuels ? Quelle image de la Picardie ? Le succès de ce livre n’est pas sans rappeler celui de Pays perdu de Pierre Jourde. Dans Médiapart, Jacques Bolo n’y allait pas par quatre chemins pour parler d’imposture littéraire : « L’imposture littéraire actuelle consiste à nier l’autobiographie en la considérant comme autofiction. Ce n’est pourtant pas compliqué. Quand on ne distingue pas la réalité de la fiction, on a des problèmes. »
Édouard Louis devra-t-il faire face aux mêmes ennuis judiciaires que Pierre Jourde, à propos de son village picard et de ce qu’il en dépeint ? Nous connaissons la Picardie comme une région d’agriculture riche, aux rivages ensoleillés, aux belles forêts. De toute évidence, ce n’est pas celle d’Édouard Louis. Ou bien alors se voudrait-il plus ethnologue que romancier, d’une terre inconnue ? La réalité, il est vrai, dépasse quelquefois la fiction : Bellegueule est assurément un patronyme assez courant en Picardie, dans le Nord, jusque dans l’Aisne et la Seine-Maritime. Mais « contrairement à la réalité », écrit The Huffington Post, le livre de ce « long jeune homme aux yeux bleus aussi clairs qu’un ciel du Sud, dont le visage racé et le maintien un peu maniéré laisseraient supposer une éducation raffinée », ne relèverait-il pas plutôt d’un coup de bluff, jouant sur l’outrance, tout simplement ? Or, si tout en cherchant à apitoyer le lecteur sur une « enfance de la privation et de la négation de soi », il sait bien avec Gide que l’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Ni de la littérature tout court, « même laide, repoussante, irritante », avec de l’outrance à jet continu.
Claude Thévenet
39400 Morbier

LA VIE D’ADELE : chapitres 1 et 2 (il serait temps !)

La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2.

Titre abrégé La Vie d’Adèle, une production belgo-hispano-française écrite, produite et réalisée par Abdellatif Kechiche, 187 minutes. Sortie en DVD le 26 févier 2014.

Sorti en salle le 9 octobre 2013 en France, en Belgique et au Québec, le film a reçu les plus hautes récompenses cinématographiques dont la plus remarquable est la Palme d’or à Cannes, décernée à l’unanimité. Relevons aussi le « Prix du meilleur espoir » et celui du « »Meilleur film en langue étrangère », dans le cadre du « Critics’ Choice Movie Award », récompense décernée aux meilleurs films étrangers par le jury de la Broadcast Film Critics Association depuis 1996. Si le film est revenu bredouille des Oscars 2013, il a en revanche, le 17 décembre 2013, obtenu le Prix Louis Delluc (décerné depuis 1937), considéré comme le « Goncourt du cinéma ».

Inspiré de la bande dessinée (on dit aujourd’hui « roman graphique ») Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, ce long métrage est vite devenu célèbre par son sujet audacieux, par sa qualité artistique, le choix et le jeu des acteurs principaux, de ses deux comédiennes principales d’abord, mais aussi par la polémique très vite suscitée par les déclarations de celles-ci, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, la plus virulente. Le réalisateur s’est même dit « humilié et déshonoré » par les propos de cette dernière. Pourtant les conditions du tournage que Léa Seydoux a prétendu « horribles » les scènes de sexe très explicites (bien que simulées) et jusqu’aux accusations de harcèlement auquel les deux actrices auraient été soumises, n’ont pas éclipsé le mérite et le succès du film. Le verdict du public, lui, a été plus que favorable. « Beau », « émouvant », « magnifique », parfois « un peu trop long », cela rassure ainsi que les 270.000 entrées en cinq jours. La critique, ne se laissant pas abuser par la polémique, n’a pas tari d’éloges non plus, « ode à la vie, à la jeunesse » pour Metronews, un chef d’œuvre selon Télérama, « époustouflant » selon Les Inrocks , « une sublime histoire d’amour » pour Le Point, « un très grand film » selon Libération… On ne saurait tout citer, et c’est du côté de ces éloges que nous nous rangeons, parce que La vie d’Adèle est effectivement un très grand et très beau film. Il est long, il dure trois heures, et à aucun moment on ne s’ennuie. Ajoutons cependant, pour être honnête, que la critique n’a pas été unanime. Éric Neuhoff, par exemple, sur Le Figaro en ligne, descend le film avec une complaisance toute… de droite. De sa critique ne citons que ces lignes : « Kechiche filme avec un Pialat sur la langue. Ce naturalisme pataud, ces images saturées de quotidien, ce réalisme exponentiel n’exigeaient peut-être pas une triple palme d’or à Cannes. » Mais respectons la liberté d’expression et parlons du film.

De quoi s’agit-il ? De la vie d’une adolescente (Adèle Exarchopoulos dont c’est le premier rôle au cinéma), élève de Première, qui rêve du grand amour, convaincue à son âge que ce grand amour ne peut être qu’un garçon. Elle pense l’avoir trouvé en rencontrant Thomas, mais c’est Emma (Léa Seydoux qu’on connaît surtout depuis La Belle personne de Christophe Honoré), une jeune femme aux cheveux bleus, jeune femme libérée, une artiste, qui lui fait prendre conscience que c’est pour les filles qu’elle a une attirance. C’est Emma qui incarne les désirs et les rêves les plus intimes d’Adèle. Apprendre à s’affirmer en tant que femme qui aime les femmes et devenir adulte, voilà ce que nous raconte et nous montre le film de Kéchiche, sans fausse pudeur, sans chercher aucunement à choquer, mais dans la seule intention de dépeindre la vérité du sentiment et du désir. C’est bien une éducation sentimentale, à la fois réaliste et romantique, une histoire d’amour fou, à laquelle assiste le spectateur, l’histoire des commencements de l’amour, toujours si beaux, mais aussi celle des doutes, de la jalousie, de la rupture, de tout ce qui bouleverse une vie quand on aime et surtout quand on aime hors des sentiers battus, hors des normes et des préjugés.

C’est là où tout gay, je veux dire tout homo, pour restreindre l’emploi de ce mot au sexe mâle, se retrouve aussi dans ce film. Quel adolescent en effet ne se croit pas, ne se sent pas, surtout, a-normal, différent, mal dans sa peau, quand, au lieu d’aimer une fille de son âge, de rechercher l’attention et les faveurs d’une camarade, il a éprouvé de l’attirance pour un camarade de sa classe ? quand, au lieu d’admirer telle ou telle actrice à la grande beauté, il rêve secrètement de James Dean ou de Brad Pitt ou bien, s’il est sportif, de Jean Galfione, Christophe Lemaître ou du footballeur Yoann Gourcuff ? Le film touche le public justement par sa justesse de ton et d’analyse. À aucun moment, alors que la salle était comble, je n’ai pour ma part, dans un grand cinéma parisien, entendu la moindre protestation, la moindre moquerie, la moindre réprobation dans les termes injurieux que l’on ne connaît que trop, hélas. C’est dire ! et si nombre de lesbiennes ont réprouvé ou méprisé ce film, sous le prétexte, entre autres, qu’ « il n’y avait aucune lesbienne sur le plateau », on ne peut que le regretter. L’intolérance est malheureusement de tous les bords. Scènes de sexe ridicules, dit une lesbienne américaine, non réalistes dit une autre, et une troisième de déclarer qu’elle se s’est jamais endormie sur les fesses de sa partenaire ! « Deux femmes qui s’emboîtent, voilà une image classique de la pornographie lesbienne réalisée par les hommes», a renchéri l’auteure d’un blog culturel lesbien. Eh oui, c’est là où le bât blesse : le film en effet a été réalisé par un homme. Alors, aurait-il fallu reprocher au film Le Secret de Brokeback Mountain, dont a fait un parallèle de La vie d’Adèle, d’avoir été réalisé par Ang Lee qui, autant qu’on le sache, n’est pas gay ? Quant au reproche fait au film qu’il n’est pas « vrai » dans ses scènes de sexe, simulées, rappelons-le, laissons répondre Catherine Breillat, quand à la même objection elle répliquait : «… ça n’a aucune importance que ce soit vrai ou faux, l’important c’est que ce soit du vrai cinéma. »

Du vrai cinéma, c’est assurément la qualité du film de Kéchiche. Sous-tend le thème de la lutte des classes ‒ Adèle et Emma n’ont pas la même origine sociale, chez l’une on se régale de spaghetti bolognaise, chez l’autre d’huîtres, chez l’une on ne présente pas sa rencontre à ses parents comme son amoureuse, chez l’autre on le fait sans gêne aucune dans une famille à l’esprit ouvert et gay friendly, l’une, Emma qui est artiste peintre reproche à Adèle qui sait écrire de ne pas exploiter ce talent en artiste, la première est une artiste intellectuelle, la seconde veut devenir institutrice. Mais les images, et d’abord les gros plans, frappent davantage le regard. En rapport avec le titre de la bande dessinée bien évidemment, il y a le bleu une première fois évoqué, j’allais dire suggéré, lors des baisers, après l’expérience amoureuse ratée avec Thomas, entre Adèle et une copine dont les ongles sont bleus. Mais surtout ce bleu dont Emma se colore les cheveux, et qui colore les scènes d’amour, avec l’éclairage à la bougie, couleur chaude du plaisir et de la volupté, des soupirs et des râles. Les baisers passionnément échangés sont filmés en gros plan non pour exciter le spectateur hétéro ou la spectatrice lesbienne, mais pour rendre au plus près la peau, les lèvres et en même temps l’émotion, exprimer à la fois la sensualité et le cœur. Notons au passage que la sensualité n’est pas seulement charnelle, c’est aussi celle de la nourriture, de la gourmandise même. La vie et l’amour à pleine bouche !
Adèle est jeune, elle a quinze ans, c’est en étudiant Marivaux (La Vie de Marianne) en classe qu’elle découvre ce qu’est le coup de foudre que le hasard d’une rencontre lui fait ressentir peu après dans la vie réelle. Car la littérature est bel et bien présente dans le film. Marivaux et la sensibilité du côté d’Adèle, Sartre, l’existentialisme et la cérébralité chez Emma, artiste pourtant.

Et finalement c’est peut-être parce que s’opposent la passion amoureuse et la différence de classe entre les deux héroïnes, parce que le cœur domine chez l’une et l’esprit chez l’autre, que s’insinue lentement dans cette belle histoire d’amour, née d’un coup de foudre, le lent poison de la rupture. Emma finit par exposer dans une galerie, Adèle qui est invitée au vernissage, très mondain comme il se doit, est devenue institutrice. Leurs chemins se sont séparés. « A ceux qui n’ont ni rang ni richesse qui en imposent, il reste une âme, et c’est beaucoup. » De qui est-ce ? De Marivaux, dans La Vie de Marianne. Et c’est là la vie d’Adèle.

FIST, de Marco VIDAL, Zones, Éditions La Découverte, 2015

Réduire le fist fucking à la violence du « poing » est un contresens, dit le prière d’insérer du livre de Marco Vidal, nom de plume d’un professeur de philosophie qui s’est fort documenté sur le sujet de cette pratique sexuelle moderne. « Le plaisir civilise la main pour mieux réinvestir les puissances imaginaires du corps dans une union improbable qui pourrait bien aussi s’appeler « amour ». »

Le fist passe pour une invention sexuelle du XXème siècle. Possible, mais pas sûr. Pratique assez répandue ou du moins connue chez les gays masculins, mais que l’on trouve également chez les lesbiennes et hétérosexuels, car le fist peut être aussi vaginal. Lars von Trier dans le chapitre 6 de Nymp()maniac, film si singulier et audacieux, intitulé « L’église d’orient et d’occident (le canard silencieux) », l’illustre expressément sous le nom de « Silent duck » (le film est en anglais) en la personne de Joe interprétée par Charlotte Gainsbourg, démonstration à l’appui. Elle serait née en Californie dans les années 60 et de là se serait étendue à tout le continent nord-américain avant de passer en Europe. Mais Marco Vidal qui dans son livre en décrit les modalités et en recherche une trace historique, n’assure pas que cette pratique soit, comme l’a déclaré Michel Foucault, la grande invention sexuelle du XXème siècle. Pourtant, ni témoignage écrit ni représentation graphique n’indique quelque trace que ce soit de cette pratique dans l’histoire, alors qu’elle est finalement si simple, contrairement à toutes les « perversions » possibles que l’on connaît dans les différentes civilisations. Marco Vidal évoque l’empalement et Sade, mais pour en écarter toute similitude de sens, car le fist – quelquefois dénommé « handballing » ou traduit sans succès en français par « poinglage » – n’a qu’un très lointain rapport avec les pratiques SM, s’il en a un tant soit peu. Signalons ici que l’auteur relève et commente dans son livre, sur deux pages, l’apparition pour la première fois dans le cinéma français, de la pratique du fist dans le film de Philippe Vallois, Johan, mon été 75, film sorti en 1976 mais amputé de cette scène et de quelques scènes d’érection que l’on retrouve dans le DVD publié depuis. Signalons aussi que le cinéaste a publié chez ErosOnyx Éditions un ouvrage intitulé La Passion selon Vallois dans lequel il rappelle les circonstances du tournage de la scène du fist et l’optique dans laquelle il l’a insérée.
Le mérite de l’auteur est de lier le fist au plaisir, à un plaisir très particulier, à un acte de tendresse, à l’amour, qui est le dernier mot du livre (l’avant-dernier en fait). Si la main peut tuer, elle peut aussi, et c’est là tout l’intérêt du fist, dompter ces capacités criminelles pour n’être que caresse. « Au fond du fist, il y a un principe de délicatesse ». Le poing est sans doute violence, mais avec le fist il devient poing d’amour.
L’essai de Marco Vidal est tout à la fois historique, sociologique, médical, littéraire aussi parce que le style en est souple et personnel… C’est une histoire de la sexualité sous un angle particulier. Très documenté, l’auteur ne manque pas de donner ses sources et l’étonnement du lecteur peut être total quand il cite et commente le Cantique des cantiques :
Mon ami a tendu sa main par l’ouverture
et mon ventre était en tumulte à cause
de lui
« Mots sans origine ni passé, écrit Marco Vidal, ombre portée du désir, où brûlent le rêve de l’autre et de soi, le baiser et la caresse, la peau et les viscères, le chaste et l’impur : inimaginable et visible effraction, conjonction scandaleuse de la main et du ventre. »

EXPOSITION DE PHOTOS AU BONHEUR DU JOUR

1963 : de grands élèves de l’école de Salem, proche du lac de Constance, en Allemagne, pris sur le vif par Will McBride et dans leur intimité partagée, dans la salle d’eau. Cette école située dans un château existe toujours.

Ces photos toutes inédites, sauf une qui est très connue, n’ont jamais été montrées ni publiées. Exposées dans la galerie, elles seront pour la première fois proposées à la vente.

Photographe connu pour ses reportages, Will McBride, né à Saint-Louis (Missouri) en 1931, est décédé tout récemment, le 29 janvier 2015. Après ses études d’art à l’Université de Vermont, où il a suivi les cours de Norman Rockwell, puis à la National Academy of Design de New-York, Will McBride a complété sa formation artistique à Syracuse University of New York. Il a vécu à Chicago jusqu’à son départ pour l’Allemagne en 1953. C’est en tant qu’officier qu’il photographie les militaires de la caserne de Würzburg avant de s’installer à Berlin.

Devenu photographe indépendant à partir de 1959, ses photos ont connu de nombreuses publications dans Life, Stern, Quick, Twen, Geo, Look et Paris Match.

La série d’œuvres que présente la galerie Au Bonheur du Jour est intitulée : « Salem Suite », série de photographies de scènes intimistes.

Un livre en a été édité par Koll and Friends. On peut le trouver à la galerie.

Galerie Au Bonheur du Jour, Nicole Canet 11 rue Chabanais 75002 Paris.
Tel. : 01 42 96 58 64. Du mardi au samedi 14H30 –19H30.

http://www.aubonheurdujour.net/McBride.htm