HAUT PERCHÉS (2019) : VERTIGE PSYCHÉDÉLIQUE DE L’AMOUR
Ducastel et Martineau savent se renouveler à chacun de leurs films, Haut perchés le confirme. Ce qui n’empêche pas de sentir des traits d’union de l’un à l’autre film. On se souvient de Théo et Hugo dans le même bateau (2016) entre incandescence du désir et menace du sida. À quel avenir inconnu les deux amants d’une nuit sont-ils promis ? Théo répète la même question sur cet avenir évoqué par Hugo, par deux mots « et après ? ». Hugo répond d’abord lyriquement avant de dire : « On se séparera, comme tout le monde… ». Puis tous deux descendant l’escalier, il fait à Théo cette étrange déclaration finale: « Si tu regardes en arrière, tu perds tout ce que je t’ai promis ». Très chaud et glacial en même temps, cet épilogue.
Ducastel et Martineau ont eu l’idée superbe visuellement de situer leur nouveau film dans un décor d’illusion, où le chaud et le froid inextricables des éclairages rejoignent le froid et le chaud inextricables de l’amour. C’est le thème de Haut perchés et c’en est aussi la vertigineuse palette. Du premier au dernier plan du film, se croisent des faisceaux de couleurs en constante métamorphose mais en constante rigueur chromatique : les bleus et les verts s’accouplent toujours à des roses, des oranges et des rouges. Entrer dans Haut perchés, c’est entrer dans une lanterne magique qui vous grise comme l’amour fou. Nous sommes et resterons jusqu’à l’aurore dans un appartement à grande baie et en pleine nuit, avec des lettres publicitaires qui changent de couleur à l’angle de la porte vitrée, et Paris qui scintille toujours au loin, au fond des plans braqués vers l’extérieur. Dès l’ouverture, on ignore combien l’appartement où nous sommes comporte de pièces : les personnages arrivent par des portes apparemment différentes qui démultiplient sa taille. Mais les plans d’intérieur, eux aussi, nous transportent dans un décor d’artifice où couches sur couches de couleurs se superposent , avec des murs constamment éclaboussées d’un chaud-froid de teintes, mauve et vert par exemple, parfois deux ou trois couleurs chaudes, orange, rouge et violet, avec des néons crus qui viennent zébrer les murs, avec des étagères entre les personnages et les murs dont les objets ressortent en ombres chinoises devant les parois colorées, avec des lampes diverses et multiples, elles-mêmes sources de lumière teintée, d’un éclat différent de celui des murs et, chaque fois qu’un plan balaie un ou plusieurs des cinq personnages de ce film en huis-clos, ce ou ces personnages sont eux-mêmes caressés par un projecteur de teinte différente qui crée une nouvelle strate dans le feuilleté des couleurs… Si l’on ajoute que l’appartement est décoré d’objets de verre ou de métal qui diffractent la lumière, l’œil est hypnotisé par exemple par un lustre laqué inox des seventies qui devient une anémone de mer ou une méduse à tentacules irisés… Et même, dans une scène où l’appartement – dont on ne parviendra jamais à savoir la taille, véritable labyrinthe grâce à la multiplication des faisceaux qui l’éclairent – devient dancefloor, un des danseurs promène une douche de lumière blanche sur le groupe et l’on a, sur les visages, un effet de boule à facettes arc-en-ciel à l’infini ! Bref Haut perchés est, d’un bout à l’autre, psychédéliquement vertigineux, un film sur le charme de l’illusion, avec ce constant parti-pris du froid-chaud qui nous transporte dans un cabaret à la Fassbinder. On pense en particulier à une scène de Lola, une femme allemande (1980) où chante Lola, campée par Barbara Sukova, à la fois chanteuse star et monstre arriviste dans le film, une scène où Fassbinder la caresse de projecteurs qui sont aussi doubles qu’elle, aussi inséparablement chauds que froids, aussi entrelacés que le bien et le mal ! Il faut d’abord saluer l’image de Manuel Marmier, l’opérateur, pour entrer dans le huis clos cruellement pop qu’est Haut perchés.
Et si l’on entre dans le vertige de ces images, on entrera aussi dans le corps du film : comment régler ses comptes avec l’amour, aussi riche de cruautés que de délices ? Et pourtant, dans le déroulement narratif du film, tout semble, en apparence, hyper rigoureux, aux antipodes du vertige esthétique. L’action se passe en une seule nuit, en une intrigue théâtrale à cinq personnages sans voix off, qui fait alterner dialogues, monologues et temps de pause. Drôle de compagnie que celle de cinq personnages, une fille et quatre garçons de trente ans à peine, qui n’ont pour seul lien que le fait de vivre à Paris ou dans le 9-3 et d’avoir été les victimes consentantes d’un fabuleux séducteur. Or, fière trouvaille d’un scénario quasi fantastique, l’un deux, Louis, qui vit haut perché au vingt-huitième étage de la tour où nous sommes, est parvenu non seulement à filer et convier à ce long repas nocturne quatre autres victimes du même bourreau, Lawrence, Marius, Nathan et Véronika, mais même à séquestrer dans une chambre de l’appartement ce même bourreau commun en personne ! Ils sont là, sobres et pieds nus, à attendre leur tour et ils entreront, plus ou moins facilement, affronter le monstre tous les cinq sans jamais, règle du jeu oblige, avoir à raconter ce qu’ils lui ont dit ou fait, ce qu’il leur a dit ou fait. Du moins faut-il les croire car les convives se rendront tour à tour dans la chambre des tortures sans que jamais la caméra, elle, puisse y pénétrer. On ne sait qu’elle est rouge que lorsque les convives en entrouvrent la porte.
Quand on entre dans la configuration de l’intrigue, ce qui prend un certain temps – mais la beauté formelle nous aide à entrer dans le mystère – on sent battre de plus en plus le cœur des personnages. Leurs échanges et surtout les confidences monologuées qu’ils ne contrôlent plus, l’alcool aidant, nous font petit à petit entrer dans leur paysage sexuel et sentimental. Ils ont en commun d’avoir vécu une histoire d’amour qui était en fait un rapport de forces. Le bourreau les a rendus dépendants de sa séduction et leur a machiavéliquement offert puis retiré la jouissance de tous les fantasmes qu’il incarne. Ils sont devenus fidèlement les sex and love addicts d’un marionnettiste qui, lui, manie à l’infini les ficelles de sa volage cruauté. Comme nous ne le verrons pas, nous pouvons délirer sur tous ses atouts fantasmatiques. Les cinq personnages nous donneront tour à tour des éléments du puzzle infernal de ce qu’on appelle aujourd’hui, sans jamais pouvoir en donner une définition claire, un pervers narcissique et qu’on pourrait qualifier plus classiquement de Don Juan. Chacun d’entre eux a son Don Juan dont le pouvoir majeur est d’être « un caméléon » qui épouse les désirs de ses proies. Nous n’apprendrons pas son prénom, nous apprenons qu’il est insatiable, qu’il opère aussi bien par la baise que par la chasteté, dans « des boîtes à cul » que dans des salles de spectacles, qu’il aime sadiquement préparer des plaisirs qu’il ne partagera pas, qu’il peut utiliser ses proies comme appâts pour se faire d’autres proies, qu’on a envie de l’appeler « mon chaton » et que ce chaton peut vous « sucer la moelle », que même son sourire est une grimace, que sa voix peut être chuchoteuse ou gueularde, que ses prunelles dilatées distillent une hypnose qui peut faire accepter une strangulation entre ses mains, que son allure martiale de coq conquérant invite à la caricature sans jamais perdre de son emprise, qu’il incarne aussi bien la pureté que le vide, bref, qu’il est le parfait serial love killer dont aucun portrait robot n’épuisera les traits !
Il a fait du mal, et chaque victime est marquée au fer rouge de sa blessure, chacune avec sa faille plus ou moins adolescente, plus ou moins romantique, plus ou moins à la recherche d’un absolu charnel ou sacré. Les dialogues sont d’une maigreur redoutable pour peindre le raffinement des supplices et le bilan des désastres. On retient, par exemple, ces mots de Marius : « Le désir, c’est ça, un truc qui vous manipule (…) c’est notre souffrance qui le fait bander, pas nous ». D’où la soif de vengeance des cinq victimes qui vont peut-être enfin pouvoir cesser de souffrir et régler doublement leurs comptes avec leur bourreau, par la confidence partagée et par l’accès à la chambre où il les attend.
Mais qui est à la merci de qui ? C’est toute l’ambiguïté du film d’être un conte psychédélique de nuit et de vengeance où l’amour torturé devient lui-même bourreau. Louis se lave les mains d’un sang dont nous ignorons l’origine. Même une scène de pause humoristique comme le fonctionnement de la machine à peler les pommes prend, dans le contexte, des allures de torture sophistiquée que soulignent les faisceaux chauds et froids sur le métal. Véronika, qui évoque la pitié que lui inspirait parfois l’obsession du prédateur, est aussi celle qui chante a capella une étrange chanson devant un Bacchus du Caravage morcelé en plusieurs tableaux :
« Corps équarri,
Corps écorché,
Qui sur le mur
T’a crucifié ? »
C’est elle d’ailleurs qui, rompant la règle, évoquera une scène de vengeance qu’elle semble s’être offerte dans la caverne. On entend les mots « jusqu’au sang (…) avec les ongles (…) après, les tétons (…) et je mords ». C’est encore Véronika qui dit que la vérité, c’est le mensonge auquel on croit. C’est elle aussi qui lance la comptine, cruelle, Ohé ohé matelot ! Louis pleure d’aller d’échec et en échec mais Marius lui a appris auparavant qu’il aime traiter les autres en inférieurs dépendant de ses manies. Qui manipule qui ? Nathan s’est pris au jeu du spectacle de la baise exclusive offerte au public que lui a imposée son séducteur dans les « boîtes à cul ». Il a appris à faire du mal et il dit aimer ça désormais. L’aurore rose et grise de la fin, avec les cinq visages reflétés dans la vitre, est-elle vraiment un exorcisme ? Et si l’amour était la rencontre intermittente de deux manipulations, chacun ou chacune jouant les rôles échangés de la cruauté et de la servilité ? Est-ce le secret des couples qui durent ? Le couple est-il même possible ? L’ambiguïté et l’illusion triomphent. L’ogre de la chambre rouge a-t-il fait de Lawrence, le « ringard pur » qui ne voulait pas coucher, un ange du sang, un ange exterminateur qui ne s’est pas suicidé et qui a mis l’autre et l’amour à mort ?
– Tu l’as… ?
– J’ai fait comme on avait dit.
– On n’a plus besoin de lui de toute façon ! –
– Non ! Alors on attend…
On attend quoi ou qui dans cette fin ouverte ? Psychédéliquement sombres, avec le temps, Ducastel et Martineau, psychédéliquement tendus, comme la musique du beau générique de fin.
Pierre LACROIX