Ce serait déjà tout à l’honneur de Jonathan Taïeb de nous rappeler, à l’époque du « mariage pour tous » en France et dans vingt autres pays du monde – selon Wikipedia au jour où sont écrites ces lignes -, qu’on tabasse à mort les gays russes, surtout depuis qu’a été promulguée en Russie, sous l’impulsion de Vladimir Poutine, en juin 2013, une loi punissant tout acte de « propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur », loi qui est vite devenue un véritable appel au meurtre et un véritable outil de déculpabilisation pour une homophobie radicale à l’œuvre en Russie bien avant 2013.
Le film évoque de loin au début et reconstitue plus en détails à la fin une scène de passage à tabac qui pourrait bien se terminer par un crime. Cette scène, Jonathan Taïeb, comme des milliers d’internautes, l’a vue se dérouler pour de vrai dans une vidéo diffusée sur un site russe, vidéo approuvée par des foules de “likers”. Ce choc fut l’idée de départ de son film pour alerter l’opinion internationale sur la banalisation de cette barbarie insoutenable et pourtant encouragée par la loi russe de juin 2013.
Dans le film, dans un paysage de taïga enneigée, quatre hommes d’âge mûr et sans masque barbouillent de bleu le visage d’un jeune homme et lui défoncent de coups de poings et de pieds le visage, le crâne et le corps. Il faut savoir que le bleu, au début du XXe siècle, était la couleur liée aux homosexuels, en fait un bleu très raffiné, puisque le mot “golouboï” qui les désignait avec une élégante ironie teintée de mépris semble venir de “goloub”, le pigeon, par référence à la couleur gorge-de-pigeon, faite d’un mélange de bleu ciel, de rose mauve, de violet et de gris… Mais on est loin de ce raffinement proustien avec les homophobes assassins de la Russie contemporaine montrés dans le film Stand, puisque la tête de la victime y est passée à la peinture bleu cru. Un bleu troué de sang. Un corps et un visage bourrés de coups.
Déjà pour son militantisme, il faut voir ce film tourné clandestinement en Ukraine, à Kharkov et dans ses environs, à quelques kilomètres de la Russie, avec une équipe des plus réduites. Les lieux ni les dates n’étant jamais précisés, cette Russie devient en fait une terre universelle et intemporelle qui justifie la phrase de Jonathan Taïeb prononcée lors d’une interview donnée au magazine Qweek, en décembre 2015 : « Malheureusement, des homophobes violents, il y en a partout. » Projeté au Festival Chéries-Chéris en novembre 2014 à Paris et dans les festivals LGBTQ les plus renommés, partout où il était projetable, le film a reçu le soutien d’Amnesty International, est sorti en salle à Paris au printemps 2015 un peu fugacement et confidentiellement mais le voilà, depuis novembre dernier, disponible en DVD chez Épicentre films, distributeur cinéphile et hardi, à citer et encourager, au même titre que Carlotta, Outplay, Wild Side, KMCO, Blaqout, Shellac… sans oublier Potemkine et peut- être quelques autres. Comme le dit le visuel du DVD de Stand, ce film est d’abord un film coup de poing contre la haine et il fallait oser le tourner là où cette barbarie est commise régulièrement et impunément à visage ouvert !
Mais Stand ne vaut pas seulement par sa militance percutante. Il a aussi le troublant pouvoir de ne pas nous laisser tranquilles avec cette seule révélation – déjà atroce en elle-même – que, sous certains homophobes, se cachent des assassins en puissance et en attente de lois qui puissent donner à leurs crimes impunité et même vanité de les commettre. Stand invite le spectateur consentant à une réflexion sur les enjeux de l’engagement moral et politique, les voies diverses de la prise de conscience d’un crime légalisé, la répercussion de cette prise de conscience sur notre rapport avec les autres, et tout particulièrement avec l’autre dans le cadre du couple. L’engagement est-il compatible avec la solidarité et l’amour partagé ? Ne nous voue-t-il pas à la solitude ? Pour reprendre le jeu de mots d’Albert Camus – jeu de mots qui n’est pas une pirouette pour éluder la question – dans une des nouvelles de L’exil et le royaume, l’engagement véritable ne nous oblige-t-il pas à être constamment en péril, tour à tour solidaire et solitaire ?
Stand commence dans le feu de l’action : Vlad et Anton sont en voiture quand ce dernier, derrière la vitre, aperçoit une scène de violence que la caméra, de l’intérieur du véhicule, laisse off, mais que l’on devine aussi terrible que celle, in, à laquelle la caméra nous fera assister à la fin du film. Un choc contre la carrosserie, au début du film, sonne comme un appel au secours. Anton hurle à Vlad qui est au volant de s’arrêter mais Vlad a ses raisons de préférer s’éloigner. Et pourtant Vlad n’est pas un lâche : quand le couple des deux garçons apprendra qu’une agression commise dans leur ville s’est achevée par la mort à l’hôpital d’un jeune homme, sans qu’on puisse connaître ni les coupables ni le motif du meurtre, le couple fera immédiatement le lien avec le souvenir tout frais de la bagarre qui ouvre le film. Vlad se lancera avec la même ardeur qu’Anton dans l’enquête qui pourrait seule délier les langues et faire éclater l’unique motif homophobe d’une mort aussitôt frappée d’omerta. Même la mère de Nikolay, la victime, se mure dans un chagrin qui a sa part de honte, comme si son fils avait mérité son sort dans une Russie redevenue aussi crapuleuse que l’URSS des purges et des camps au temps de Staline, avec aujourd’hui l’approbation de l’église orthodoxe.
La prise de conscience de cette crapulerie ne se fait pas de la même manière chez les deux hommes : on pourrait la dire plus intellectuelle chez Vlad, plus instinctive chez Anton, plus cérébrale chez le premier, née en plein cœur chez le second, comme montée de ses tripes. Ainsi va s’insinuer au fil du film et de l’enquête dans le froid d’une ville triste – déjà oppressante en elle-même – un autre poison, intime celui-là, le poison d’un mépris qui va croissant, le mépris d’Anton à l’égard de Vlad. Le clin d’œil à l’ouverture du film de 1963, Le Mépris, de Godard, avec son fameux blason érotique de Bardot demandant à Piccoli s’il aime telle ou telle de son corps qu’elle détaille de la voix pendant que la caméra les caresse, ce morceau d’anthologie, Jonathan Taïeb nous en donne une brève version garçonnière, en nous laissant contempler, dans une lumière tamisée également mais en plan fixe, la nudité d’Anton couché comme Bardot sur le ventre et posant une ou deux questions semblables à Vlad. Or, ce clin d’œil n’est pas que cinéphilique. Anton, progressivement, pris dans l’étau d’une obsession et d’une culpabilités diffuses, rejeté par son père, incapable de la distance pourtant lucide de Vlad, en vient à vouloir passer à l’action directe, au besoin d’infiltrer le milieu homophobe avec un micro fixé à même la peau. Son isolement progressif le coupe de plus en plus de Vlad, sans pouvoir le lui dire, pour ce qu’il ressent comme la lâcheté de la scène d’ouverture. La quête d’Anton devient de plus en plus solitaire même si l’on voit Vlad, assailli d’angoisses devant la détermination suicidaire d’Anton, le seconder comme il peut. Un mépris longtemps refoulé se glisse entre eux.
Lors d’une fête où il s’est saoulé pour enterrer ou libérer ses démons, Anton lance au visage de Vlad qui vient de le rejoindre : « Je ne peux plus continuer comme ça. Tu comprends, tu as tué un homme ». Vlad lui répond par un coup de poing en pleine figure mais rien n’est exorcisé. Au contraire, Anton avance dans son labyrinthe intérieur où l’entraîne un étrange besoin de mise au clair et de sacrifice mêlés. Le choix des deux acteurs est d’ailleurs éloquent : le visage d’aventurier tatar d’Anton tranche avec la beauté slave de Vlad, plus sage, même s’ils ont en commun le feu clair de leur yeux. Jamais Taïeb ne souligne, ne clarifie, dans ce film souvent nocturne où la caméra titube et s’agite, portée par le metteur en scène comme Anton porte son micro, dans l’anonymat d’une mission secrète à accomplir. Taïeb nous laisse libres d’aller jusqu’où nous voulons dans un mystère psychologique aussi dense, dans la tête d’Anton, que la noirceur sociologique d’une ville où le luxe de quelques hôtels côtoie la misère qu’Anton vit et assiste dans son travail d’aide ménager pour personnes âgées, une ville dont la jeunesse est fascinée par l’Occident, menacée aussi par de noires filières du crime comme celle qui se met petit à petit en place dans Stand. On est loin de la tolérance qui a prévalu en Russie dans les années 1990 et 2000, quand le public français voyait des films de Pavel Lounguine qui pouvait encore dénoncer la montée de groupes fascistes à Moscou dans son Luna Park (1992) ou encore la dictature d’Ivan le Terrible dans le somptueux tableau de l’horreur qu’est Tsar (2009). On frémit d’ailleurs de se demander ce que l’ordre policier qui se met en place peut réserver à cet Eisenstein de la Russie d’aujourd’hui.
Anton, avalé par son propre gouffre, veut se jeter dans la gueule du loup et accepte la proposition d’Andrey, garçon mystérieux dont nous découvrons dès le début du film qu’il en est la voix off (visiblement gay comme Anton qui lui avoue pendant un dîner en tête à tête : « Le désespoir, c’est d’être gay en Russie », mais le vivant tout autrement : « … et moi, j’avais du recul sur ce qu’il me disait ». Cet ange noir a été vaguement informé de la « quête » d’Anton par une amie commune, Katya. Il sent son « âme égarée » et accepte d’ « apporter une pierre à son édifice », d’être « le messager qui le relie à son destin ». On nous montre sans l’once d’une réprobation la vertigineuse dualité de ce gay qui va se révéler pourvoyeur d’appâts pour les tabasseurs de pédés. Et Anton consent à être un de ces appâts pour savoir comment fonctionne le piège et ressentir aussi le calvaire des victimes, non seulement il y consent mais il désire l’ordalie. Il n’a peur de rien, Jonathan Taïeb, ni de semer les énigmes dans son film qui est un puzzle de plus en plus organisé et passionnant au fil des visions, ni de déplaire aux militants manichéens de la cause gay. Comme Alain Guiraudie avec L’Inconnu du lac, il explore des gouffres devant lesquels on reste béants et un homo avec sa caméra peut devenir Virgile dévoilant à Dante les arcanes des Enfers de la réalité.
Et l’on reste avec ses questions, avec la peur de leurs réponses. Quel motif profondément enfoui a pu pousser Anton à devenir la proie volontaire des quatre monstres à visage découvert de la fin du film, à affronter le calvaire en une sorte de Christ profane qui a dit un jour à Andrey : « … ils ne m’auront pas, même s’ils me tuent » ? Comment Andrey, visage franc et écharpe rouge, qui conduit Anton sur les lieux du supplice et lui crie « Cours ! » quand les écorcheurs se montrent, a-t-il pu se faire doublement complice, d’Anton bien sûr comme la voix off nous y prépare, mais des criminels aussi qui le laissent filmer la scène pour qu’elle devienne sur le Net une ce ces “safari parties” qui font leur gloriole ? On rejoint là le point de départ de l’idée du film : qui a pu filmer la vidéo de la Toile sans crainte d’être inquiété ? Un simple complice des homophobes qui n’aurait peut-être pas pris le risque de les filmer à visage découvert, par crainte d’une enquête même de moins en moins risquée après la loi poutinienne de juin 2013 ? Ou un hallucinant stratège du milieu gay qui a vu – dans la double complicité périlleuse avec les bourreaux et une victime consentante pour des raisons à jamais complexes – un moyen de mettre des images à la portée des internautes du monde entier, de ceux qui se régalent de l’horreur filmée pour de vrai mais aussi de ceux qui pourront prendre conscience et donc réagir ?
Réagir comme Taïeb qui tient à la fois d’Anton et de Vlad, de la blessure à vif du spectacle du crime, comme s’il l’avait vécue dans sa chair et voulait la faire vivre à son public dans la longue scène de chasse et d’acharnement de l’avant-dernière scène du film, mais aussi de la réflexion plus distanciée qui permet d’organiser l’existence périlleuse d’un film incroyablement culotté, tourné à la barbe des bourreaux et montré dans des pays où les droits de l’homme ont encore un sens. On est face à un film de militant et d’artiste à la caméra constamment inventive : par exemple dans la toute dernière scène, la caméra est dans les yeux d’Anton, elle passe du knock-out sur des croûtes sanglantes de neige à un très lent redressement qui tient de l’exploit, et se fait dans la solennité vigoureuse de l’ouverture du Tannhäuser de Wagner, musique qui nous saisit après un film sans musique, résurrection d’adolescence vive pour échapper au silence de la mort frôlée et permettre à Anton ce qu’il n’arrivait pas à faire avec Vlad : « stand », « se mettre, se tenir debout » !
Pierre LACROIX février 2016