Dans la seconde moitié des années 70, le réalisateur Philippe Vallois a marqué les esprits avec deux films (Johan en 1976, Nous étions un seul homme en 1978) qui ont suffi à l’imposer comme l’un des précurseurs du cinéma gay français. Aucun de ses films suivants, pourtant, ne recueillera le même succès critique et public ; la plupart ne sortiront d’ailleurs pas en salles mais directement sur le petit écran, en VHS ou en DVD. Vallois, pourtant, n’est pas totalement oublié : plusieurs festivals de cinéma lui ont rendu hommage (Montréal en 1991, Turin en 2007, Lyon en 2011…) et les éditions ÉrosOnyx viennent de lui consacrer un deuxième ouvrage. Après La Passion selon Vallois : le cinéaste qui aimait les hommes (une autobiographie parue en 2013 et réalisée à partir d’entretiens avec Ivan Mitifiot, directeur du festival Écrans Mixtes), elles publient en ce printemps 2016 Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois, signé du critique de cinéma Didier Roth-Bettoni (qui collabore de longue date à Hétéroclite). Rencontre avec un cinéaste qui n’a pratiquement jamais cessé de tourner, souvent avec des moyens dérisoires mais avec un amour sans faille pour les hommes et le septième art.
Beaucoup de vos films (Johan, Un parfum nommé Saïd, Sexus dei, Zeus le chat…) sont nés d’une rencontre amoureuse ou sont d’inspiration autobiographique. Est-ce également le cas de Nous étions un seul homme ?
Philippe Vallois : Même si je n’ai évidemment pas vécu la même histoire que Guy et Rolf, j’ai mis, comme toujours, beaucoup de choses personnelles et autobiographiques dans ce film. Je me suis inspiré de relations que j’avais eues plus jeune. Par exemple avec un certain Georges, un routier à l’enfance un peu bizarre qui avait été quasiment élevé par une vache et dont j’avais été un peu amoureux. Ou encore d’un Espagnol dont je partageais la chambre quand je faisais les vendanges dans le Sud-Ouest, à l’âge de dix-neuf ou vingt ans. Un midi, on s’est bourré la gueule et c’est une expérience que j’ai reproduite dans le film. Même chose pour la scène du concours de pisse, qui vient elle aussi d’un souvenir : j’étais chez mes grands-parents avec des copains, on avait un peu bu et on a décidé de pisser dans nos verres. Quant au thème de la jalousie, il m’a été inspiré par ma relation, très passionnelle, avec mon ami Johan. Il y a comme cela plein de choses que j’ai vécues et qui se retrouvent dans le film.
Quelle est la genèse du film et pourquoi avez-vous eu l’envie de raconter une histoire qui se déroulerait durant l’Occupation ?
Philippe Vallois : Le film est né d’une rencontre avec un producteur qui voulait ouvrir une salle de cinéma gay porno, comme cela existait à l’époque. Il m’a demandé de tourner un porno pour le projeter dans sa future salle et je n’ai pas dit non, car j’avais réalisé peu de temps avant Johan, qui était déjà un peu «sexe». Au départ, Nous étions un seul homme devait donc être un porno… Finalement, je suis parti sur une histoire qui n’était plus du tout porno, mais ce producteur était content néanmoins et il a accepté de me filer un peu de fric pour produire le film. C’est comme ça que Nous étions un seul homme a pu voir le jour. Je m’intéressais beaucoup à la période de la guerre et j’avais lu une biographie d’Antonin Artaud qui parlait de ses internements et de l’abandon des hôpitaux psychiatriques par les autorités de Vichy, qui considéraient les malades mentaux comme des sous-hommes et les ont laissés littéralement mourir de faim par milliers. De là est venue l’idée de faire de Guy un personnage un peu fou, échappé d’un asile. J’allais souvent dans le Sud-Ouest car l’un de mes meilleurs amis habitait en communauté dans cette région, où je savais que l’Occupation avait été particulièrement dure – donc pourquoi ne pas tourner dans les Landes ? Au départ, le film devait s’appeler Combat et je me suis demandé s’il s’agissait d’un combat physique entre deux hommes ou d’un combat intérieur, d’un combat sur soi-même, plus poétique. D’où cette histoire de deux hommes dans la guerre, qui luttent mais finissent par aller jusqu’au bout de leur passion, jusqu’à la mort.
Vos films parlent beaucoup d’homosexualité mais assez peu d’homophobie – et c’est ce qui fait aussi leur nouveauté radicale et les différencie de beaucoup d’autres films gays d’hier et même d’aujourd’hui. Dans votre cinéma, l’homosexualité est une donnée, pas un problème ; c’est à la société de s’adapter aux homosexuels et non l’inverse.
Philippe Vallois : J’ai eu pas mal de chance, car je n’ai pas vraiment souffert de l’homophobie. J’avais une famille tolérante. C’est peut-être pour ça que dans mes premiers films, je n’étais pas dans la bagarre mais plutôt dans le constat de la réalité.
Dans son livre, Didier Roth-Bettoni évoque « le foisonnement de réalisateurs « gays » faisant des films « gays » au milieu des années 70 » (période où vous réalisez Johan et Nous étions un seul homme) et cite des noms oubliés comme Dominique Delouche, Guy Gilles, Adolfo Arrieta, Jean-Louis Jorge, Olivier Desbordes ou celui, un peu plus connu, de Lionel Soukaz… Ces cinéastes étaient-ils pour vous des sources d’inspiration ?
Philippe Vallois : Pas vraiment. Adolfo Arrieta ou Jean-Louis Jorge tournaient toujours en effet des histoires où il était question d’ambiguïté sexuelle, avec une esthétique gay et parfois une scène homosexuelle mais avec aussi toujours un personnage féminin – des femmes un peu âgées, très intellectuelles, comme Jeanne Moreau, Hélène Surgère ou Danielle Darrieux qui plaisaient énormément aux pédés de l’époque. Tous ces réalisateurs homos tournaient autour du pot, ils n’avaient pas le courage de dire «je fais un film pédé». Même André Téchiné, qui mettait en scène Marie-France Pisier, Isabelle Adjani ou Gérard Depardieu, n’osait pas aborder le sujet. J’étais le premier à parler de ça en 1975 avec Johan et des amis m’avaient même mis en garde, me disant que j’allais flinguer ma carrière, que parler de choses comme ça, c’était trop culotté. J’étais peut-être inconscient, mais j’avais envie de le faire ; c’était ma liberté. Les gens étaient encore un peu coincés, même si le mouvement vers plus d’acceptation s’amorçait. Quand Nous étions un seul homme est sorti en 1978, c’était déjà un peu moins tabou. Et il y a eu, l’année suivante, Race d’ep, de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem, qui traitait vraiment d’homosexualité sans fioriture. Ensuite il y a eu L’Homme blessé de Patrice Chéreau, mais c’était bien après, en 1983.
Malgré ce qu’on pouvait craindre, Johan a été bien accueilli et même sélectionné au festival de Cannes en 1975.
Philippe Vallois : Oui, j’ai été très agréablement surpris. On sortait de la décennie des années 60, avec tous ces cinéastes de la Nouvelle Vague (Truffaut, Chabrol, Godard…) qui ne traitaient que de relations hétérosexuelles. C’était très difficile de parler d’autre chose.
Et pourtant, après Nous étions un seul homme, un seul de vos films (Haltéroflic, 1984) bénéficiera d’une sortie en salles. Avez-vous le sentiment qu’il était plus facile alors qu’aujourd’hui, pour des films un peu « hors-normes », d’accéder aux réseaux de distribution ?
Philippe Vallois : Oui, car à l’époque, il existait plein de petites salles d’art et essai, qui projetaient des films un peu underground. Aujourd’hui, c’est plus difficile. Je viens de terminer un film mais je ne suis pas du tout sûr qu’il sera distribué alors que je l’ai réalisé dans un esprit de cinéma et que j’y ai mis un peu de fric. Ça s’appelle Les Cercles du vicieux et ça se passe dans les années 70. C’est l’histoire d’un jeune homme de retour du festival de Cannes qui se paume en pleine forêt. Il frappe à la porte d’une maison et un homme – que je joue moi-même – lui ouvre. On ne sait pas trop ce qu’il cherche mais il dit être un homme du futur devant délivrer un message… Le ton est légèrement philosophique, fantastique, humoristique, poétique.
Parmi les cinéastes qui abordent aujourd’hui les thématiques homosexuelles dans leurs œuvres, lesquel-le-s aimez-vous particulièrement ?
Philippe Vallois : Je n’en connais pas énormément mais j’aime bien les films de François Ozon, que je trouve toujours intéressants. C’est surtout à travers les festivals que je découvre les cinéastes, comme le Grec Pános H. Koútras que j’ai rencontré l’an dernier à Lyon lors du festival Écrans Mixtes. J’ai beaucoup aimé L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Le Chanteur de Rémi Lange : deux très bons films français qui parlent d’homosexualité et d’autres choses aussi… Il est certain que l’homosexualité est beaucoup plus abordée dans le cinéma aujourd’hui qu’autrefois, même si c’est par le biais d’un personnage secondaire.
Photo Philippe Vallois © Michel Benetton
À lire, aux éditions ErosOnyx
– La Passion selon Vallois : le cinéaste qui aimait les hommes de Philippe Vallois (2013)
– Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois de Didier Roth-Bettoni (2016)
Rencontres avec Didier Roth-Bettoni pour Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois
– samedi 2 et dimanche 3 avril à la Fête du Livre d’Autun à l’Hexagone, 1 boulevard Frédéric Latouche – Autun / 06.80.30.45.35 / www.lireenpaysautunois.fr
– jeudi 7 avril à 19h (en présence de Philippe Vallois) à la librairie Les Mots à la bouche, 6 rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie – Paris 4 / 01.42.78.88.30 / www.motsbouche.com
– du 19 au 24 avril aux Rencontres Cinématographiques In&Out : Festival du film Gay et Lesbien de Nice, avec Didier Roth-Bettoni
– lundi 25 avril au cinéma Le Brady à Paris, dans le cadre du ciné-club Le 7e Genre animé par Anne Delabre, avec projection du film Nous étions un seul homme, en présence de Didier Roth-Bettoni, Philippe Vallois et de Serge Avédikian, l’acteur principal
– mercredi 11 mai à la Cinémathèque de Saint-Étienne, avec la projection du film, en présence de Didier Roth-Bettoni et Philippe Vallois