Dans la revue EUROPE juin-juillet 2020, Michel Menaché conclut sa note de lecture de « LE MONDE EST UN » par ces lignes

Quatre poèmes sont écrits à Pompéi. La villa des mystères inspire au poète une méditation mêlant Eros et Thanatos, corps peints et corps carbonisés : « nous ici, l’œil inassouvi rivé au trou de serrure de l’Histoire, / voyeurs arrogants, en pleine érection, nous épions / la copulation sans fin de ces corps nus superbes de Grecs et de Romains. » C’est à Pompéi encore que Ritsos affirme : « Oui, le monde est toujours un ».
Six poèmes sont consacrés à Rome, aux places, aux fontaines, aux peintures du Vatican : « tant de beauté et tant de sainteté pécheresse ». Le luxe du palais papal le submerge, jusqu’à la nausée… Il s’enfuit pour rendre hommage au cinéma, à la vie nocturne, aux « rues étoilées », « aux effleurements éphémères des corps », « aux amants ardents en chasse » et, dans le 22ème poème, aux « rues où Pasolini baladait ses nuits, – Gare Termini, là / où au kiosque de planches à ciel ouvert un gros Néron d’aujourd’hui / vend aux pèlerins des foulards de toutes les couleurs… » (Dans la rue qui ne fut pas baptisée ‘’Rue Pasolini’’ »).
Dans le dernier poème écrit à Milan (Ouverture du coffre-fort), il rassemble toutes les richesses du voyage brièvement entrevues : « Bruyante Rome, Sienne attristée, morne Florence, / Bologne circulaire, Milan prolétaire… », pour clamer son enthousiasme et son amour : « Et toutes ces choses-là je les charge aériennes / sur les épaules des mots, pour qu’elles sortent faire un tour dans le monde, avec le nouveau croissant de lune, / ah, et qu’alors les jeunes s’embrassent plus ardemment et que / les aveugles sur les ponts voient à nouveau, / et que ceux qui sont partis tôt s’en retournent dans les gares, qu’ils regardent / les grandes affiches du Che et qu’ils sourient. »
Miracle quotidien des yeux ouverts. Fragment vibrant du chant profond, humble défi de toute une vie de poète pour reconquérir « la jeunesse éternelle du monde », en réconcilier tous les damnés…

Michel MÉNACHÉ
EUROPE n° 1094-95-96 datée de juin-juillet-août 2020

Sur France Inter, lundi dernier 30 mars 2020, Augustin Trapenard a lu une lettre d’Annie Ernaux

Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » – chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux
Photo empruntée au Blog d’Arnaud Mouillard DR
arnaudmouillard.fr/tag/annie-ernaux/

Prospect Cottage à Dungeness : Derek Jarman

Il reste quelques semaines à la campagne pour sauver à Dungeness Prospect Cottage de Derek Jarman pour atteindre atteindre l’objectif des 3.5 £ qui permettront de racheter la propriété léguée à Keith Collins, compagnon de l’artiste. Keith Collins est mort en 2018. Cette campagne (« crowfunding) pour réunir la somme nécessaire au rachat du chalet en est à £2,750,000. Tilda Swinton, amie et collaboratrice de Jarman a déclaré au moment de son lancement : » First and foremost, the cottage was always a living thing, a practical toolbox for his work ». Elle et tous les admirateurs et amis de Jarman craignent que l’objectif des £ 750,000 qui restent à trouver ne soit pas atteint et que le lieu ne soit livré aux démolisseurs.
L’achat de Prospect Cottage permettrait de préserver les archives de Jarman et d’ouvrir un programme en résidence aux artistes, écrivains et jardiniers, cinéastes et chercheurs.

Photographie de Geraint Lewis : Jarman à Prospect Cottage en 1992
Informations : The Guardian, March 15, 2020.

Tilda Swinton, par Stuart C. Wilson / Getty IMages

Dans HEXAGONE, revue de la chanson francophone

Après trois albums à chanter ses propres textes, Pauline Paris rend ici hommage à Renée Vivien (1877-1909) dont elle met en musique et chante treize poèmes. Grâce lui soit rendue de remettre ainsi en lumière cette figure majeure de la Belle Époque, restée dans les mémoires comme la Sappho 1900. Anglaise francophone, elle fut entre autres amamnte de Natalie Barney et proche amie de Colette ou de Pierre Louÿs. Ajoutez à cela qu’elle vécut à Paris et que son vrai prénom était Pauline, et vous conviendrez qu’il n’y a pas de hasard. : ces deux-là étaient faites pour se rencontrer au-delà des siècles !

Alors plongez-vous dans ce livre-disque de fort belle facture, dont le rabat de couverture saura vous dévoiler les pluriels de bien délicieuses amours, tendrement illustrées par Élisa Frantz. Cette élégie à l’égérie des violettes d’automne se fait dentelle de verre symboliste à l’érotisme aussi espiègle que son interprète, et leurs antiques mêlées laissent avec délectation un doux goût de passion délétère, tout spécialement avec les magnifiques À l’amie, Je t’aime d’être faible ou La pleureuse.

Et vous découvrirez Renée Vivien tout entière dans ces mots :
 » Allons-nous-en, mes chants dédaignés et moi-même…
Que nous importent ceux qui n’ont point écouté ?
Allons vers le silence et vers l’ombre que j’aime
Et que l’oubli nous garde en son éternité… »

Patrick ENGEL Hexagone n° 14, Hiver 2020, p. 23

L’Oscar Wilde de Saint-Péterbourg, par René de Ceccatty dans Les Lettres francaise le 7 septembre 2018

Mikhaïl Kouzmine, l’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg
Publié le 17 septembre 2018

En vendant ses journaux intimes au Musée Littéraire d’État de Moscou, trois ans avant son décès, le compositeur, poète et traducteur de livrets d’opéra Mikhaïl Kouzmine (1872-1936) ne se doutait certes pas qu’il envoyait bel et bien à la mort ses amis, comme cependant il l’avait craint, bien des années auparavant, dans une anticipation qui tentait le diable. Ses révélations politiques et sexuelles, écrites sans aucune mauvaise intention, mais avec une totale liberté, n’étaient pas du goût de l’ignoble épurateur stalinien Lavrenti Beria qui cependant les attendait. C’était plus qu’il ne lui en fallait pour l’autoriser à faire fusiller écrivains, poètes, artistes sous le prétexte qu’ils « complotaient ». Et d’envoyer quelques autres au goulag.

La magnifique et bouleversante biographie de ce rebelle libertaire qu’était l’auteur des Ailes et des Chants d’Alexandrie, trace le portrait d’une sorte d’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg, ainsi que les historiens de la littérature russe devaient le surnommer. Ce contemporain de Proust et de Gide s’était cru assez fort pour exprimer sans voile son esthétisme, qui dépassait les limites d’un aveu de ses attirances sexuelles. C’était un cas assez rare pour sa génération, car il était totalement dépourvu de culpabilité et parvenait à mener une vie sans masques, contrairement à son compatriote Tchaïkovski, contraint par ses angoisses à se marier contre sa nature et ses orientations.

Les Ailes, traduit pour la première fois en français il y a seulement une vingtaine d’années par Bernard Kreise (Editions Ombres), permettait de mesurer l’envergure de ce grand écrivain qui, à vrai dire, fait plutôt penser à D.H. Lawrence (en particulier à La verge d’Aaron) ou à E.M. Forster (à Maurice ou Chambre avec vue). Amoureux de la musique, de la peinture, de l’Italie, il tentait de se représenter une humanité idéale, affranchie de tout code social et vivant jusqu’au bout son amour de la beauté. Pas plus que Walt Whitman, il ne définissait l’amour entre hommes selon des codes psychologiques, comme une déviance, naturelle ou volontaire, mais plutôt comme « une camaraderie d’amour ». Et ce n’était donc pas un défenseur de la marginalité. Bien au contraire, il aspirait à convaincre ses lecteurs, hommes et femmes, de se délivrer du carcan des principes religieux et familiaux, pour donner à l’amour une place sereine et lui faire échapper aux contradictions et aux conflits de l’âme et du corps, des choix individuels et des comportements liés à la norme.

Les Ailes a paru en 1906. Kouzmine avait alors trente-quatre ans. C’était un compositeur déjà renommé. Et c’est d’ailleurs la musique qui lui permettra de survivre, grâce aux adaptations de livrets étrangers (les opéras de Wagner, de Mozart, de Richard Strauss, de Berlioz, de Verdi, de Berg même puisqu’il est l’auteur de la version russe chantée de Wozzeck) et à ses musiques de scène pour les différents théâtres (pour certains très officiels) avec lesquels il collaborait. Critique de théâtre respecté, il participa très activement au renouveau de la scène russe, auprès d’écrivains, d’acteurs et de metteurs en scène, et lui-même fut l’auteur de plusieurs pièces qui obtinrent pour certaines un grand retentissement.

Son œuvre littéraire ne passa pas inaperçue et il parvint à se maintenir toujours présent dans le monde intellectuel russe, auprès de la plupart des grands écrivains, d’Essenine à Tsvetaieva, en passant par Akhmatova ou Pasternak, Blok, Bielyï, Zamiatine, Sologoub, Chklovski, Maïakovski et Mandelstam et d’autres artistes comme Diaghilev et Meyerhold. Étant donné la finesse, l’acuité de ses jugements littéraires, l’étendue exceptionnelle de sa créativité, le courage de ses positions, sa curiosité insatiable qui traquait tous les talents novateurs, les remarquait, les soutenait, il bénéficiait de la part de ses amis (du moins tant que cela ne les mettait pas eux-mêmes en danger) d’une grande admiration pour son intelligence, son invention poétique et ses analyses sociales, psychologiques, religieuses ou stylistiques et d’une tolérance ou d’une indifférence à l’égard de sa vie privée tumultueuse, mais aussi, de la part des autorités (jusqu’à l’arrivée de Beria), d’une certaine indulgence.

Il pouvait s’exprimer librement, et les censures qui parfois touchaient les revues qui le publiaient, ou entraînaient les soudains reculs de ses éditeurs, n’avaient pas d’effet définitif. Il menait une vie très libre, quoique pas très heureuse, tombant amoureux de ses camarades, puis d’hommes de plus en plus jeunes à mesure que lui-même vieillissait. Ses partenaires, ne manifestant pas la même liberté, étaient souvent bisexuels et finissaient par renoncer à toute intimité érotique avec lui, mais non à son amitié. Son dernier et plus durable compagnon, un acteur devenu peintre, Iouri Iourkoun (de vingt-trois ans son cadet), rencontré en 1913, sans cesser de vivre avec lui, s’éprendra d’une célèbre actrice, Olga Nikolaievna Gildebrandt, dite Arbenina, qui acceptera le ménage à trois. C’est lui, Iourkoun, héritier de Kouzmine, qui paiera le premier les indiscrétions contenues dans les journaux, passées aux mains du NKVD (le Commissariat du Peuple aux Affaires intérieures), après avoir été longtemps convoitées par la Guépéou, qui tout en perquisitionnant et harcelant le couple d’hommes n’avait jamais mis leur vie en danger.

Ce journal, abondamment cité, est bien entendu, avec sa correspondance privée, la source première de cette biographie, et c’est probablement l’œuvre la plus importante de Kouzmine qui développe sans fard sa critique du monde soviétique, mais comme il l’aurait fait de n’importe quelle société étouffante et hypocrite qui limitait la liberté d’expression.

Les Ailes avait donc dès 1906, avant la révolution de 1917, la même animosité contre toute intrusion du jugement collectif et moraliste dans la vie individuelle. Ce roman d’initiation sexuelle d’un adolescent raffiné et sensible, confident de jeunes adultes frustrés, et traumatisé par le suicide d’une jeune fille amoureuse d’un jeune homosexuel dont il est lui-même amoureux, part en guerre contre toutes les étroitesses d’esprit et défend l’idée d’un possible dépassement de l’être humain par l’idéal artistique. Le mariage y est conspué, mais comme creuset d’inhibitions, de mensonges, d’arrangements. « Les hommes marchent comme des aveugles, comme des cadavres, alors qu’ils pourraient créer une vie absolument incandescente où toute jouissance serait à ce point exquise qu’on aurait l’impression de venir de naître, de se trouver sur le point de mourir… », écrit-il dans ce roman. Et suit l’idée platonicienne (et winckelmannienne) d’un surpassement de l’attirance charnelle pour les femmes (jugé « vulgaire », parce que trop pulsionnel, comme dans le Banquet) dans l’aspiration à la beauté grecque, statuaire, presque désincarnée. Et l’on ne s’étonne pas non plus qu’il fût un admirateur du poète August von Platen.

Les Ailes est un roman d’idées, un peu comme l’est son exact contemporain japonais Oreiller d’herbes de Natsumé Sôseki dans un autre contexte culturel (encore que Sôseki qui avait vécu en Ecosse et en Angleterre ait eu une connaissance très précise de l’esthétisme occidental) : il s’agit d’y définir la vie comme création poétique.

La présence d’un adolescent fragile et passionné, interlocuteur précoce de jeunes femmes qui comme lui tentent de s’abandonner sans retenue à l’amour et de combattre l’idée de péché et qui trouvent en lui un auditeur particulièrement réactif, au point de finir par le préférer à leurs amants, non sans violence, rend plus vibrant ce récit intellectuel. « N’est-ce pas le Seigneur qui a créé tout cela — l’eau, les arbres, le corps ? Le péché, c’est de s’opposer à la volonté du Seigneur, quand, par exemple, on est prédestiné à quelque chose, quand on ressent une aspiration vers quelque chose : ne pas le permettre, voilà où est le péché ! »

La fin heureuse de l’histoire (le jeune Vania s’unit enfin à son bien-aimé, après une longue initiation esthétique en Italie par son professeur de grec et par un chanoine, personnages que Kouzmine a empruntés à sa propre vie) ne fut pas la moindre cause du scandale que provoqua sa publication… Les biographes résument ainsi l’homosexualité de Kouzmine : « Kouzmine avait eu des liaisons et aventures sexuelles avec des “icônes” mâles de l’époque (gardes, garçons de bains, cochers, ouvriers ), mais il n’avait jamais fantasmé ou défini la virilité selon l’activité ou la classe sociale. Il n’avait pas davantage tenu ses amants, quelles que fussent leurs origines, à l’écart de son propre milieu intellectuel et culturel. Son attirance pour des jeunes gens comportait toujours une part esthétique et artistique. »

Est-ce aux hésitations constantes que Kouzmine eut quant à son mode d’expression (musique, poésie, récit, essais théoriques, traductions) qu’il dût d’avoir été sous-estimé et parfois aigrement critiqué ? Ce sont plutôt, selon les biographes, les persécutions staliniennes qui ont étouffé son œuvre après sa mort. Miraculeusement, il échappa lui-même à l’exécution pure et simple, contrairement à ses amis et à son amant. Mais sans doute, le fait qu’il se soit beaucoup dévoué à l’œuvre des autres (il a traduit, outre les livrets d’opéra, les œuvres de Barbey d’Aurevilly et d’Henri de Régnier) l’a-t-il découragé d’approfondir sa propre personnalité d’écrivain, dans un climat par ailleurs constamment polémique et contraire à ses audaces.

Bien sûr, Kouzmine était un lecteur de Shakespeare et de Michel-Ange (il traduisit certains sonnets à Cavalieri) dont il partageait idéaux et sexualité. Et c’est sous leur enseigne que se réunissaient les esthètes homosexuels autour de lui, dans des clubs et des cabarets qu’il inspirait et même fondait. Ses recueils étaient plus ou moins discrètement les reflets de sa vie amoureuse : la liste des modèles et des dédicataires est celle de ses amants, qu’il ne cachait pas et que le tout Saint-Pétersbourg reconnaissait. Mais il s’agissait de muses masculines élevées au niveau de guide spirituel. Tout cela animait les revues auxquelles il collaborait et qui publiaient les premières versions de ces poèmes lus comme des fragments de journaux intimes où se mêlaient confidences et prises de position esthétiques, sur le modèle du symbolisme français. Lacs d’automne, Filets, Pigeons d’argile, La truite rompt la glace : les recueils sont les miroirs de sa vie sentimentale qui a pour protagonistes Kniazev, Ionine, Miller. Mais si tous eurent de l’importance et causèrent divers mélodrames personnels, aucun ne joua le rôle décisif de Iossif Yurkunas, devenu Ossip Iourkoun, dit Iouri.

Si son journal est un atelier de réflexion amoureuse et créatrice, Kouzmine y déverse aussi toute la haine que lui inspire « la pourriture bolchévique ». Mais il accepte cependant des responsabilités dans les revues et les théâtres qui limitent son indépendance sans pour autant le faire taire. Le mysticisme de l’écrivain, sa tendance à lire l’histoire comme un théâtre où apparaissent et se succèdent des figures légendaires, dont la vie réelle n’est qu’un reflet, lui accordent une apparente invulnérabilité. Le mariage de Iourkoun le fit souffrir, mais ne modifia finalement pas son existence, le jeune peintre ne s’éloignant pas de son mentor et lui restant, à sa manière, fidèle. Kouzmine se sentait autorisé à d’autres amours parmi lesquelles se détachait Lev Rakov, étudiant de dix-neuf ans (Kouzmine en avait cinquante-et-un), auquel, retrouvant un ton plus clair et plus direct que dans ses œuvres précédentes, il dédia successivement deux recueils, Le nouveau Hull et Les vagabondages de Hull.

Malgré la suspicion constante dont il faisait l’objet et les critiques qui dénonçaient son décadentisme bourgeois, Kouzmine conservait un statut que permettait sa considérable force de travail, notamment dans les traductions et au théâtre. Bien qu’il perçût la novation qu’apportaient les œuvres de Proust, de Joyce et de Freud, il n’évalua pas entièrement la révolution qu’elles mettaient en route sur le plan, cette fois-ci, de la psychologie et de la littérature. Même si, dès 1918, où Iourkoun fut arrêté (et libéré quelques mois plus tard grâce à l’intervention de Maxime Gorki), la vie de Kouzmine ne fut jamais tranquille, il poursuivit son œuvre de dissident modéré. Son amitié pour le sexologue allemand qui tentait de faire partout décriminaliser la sodomie masculine, redoubla les surveillances de la Guépéou, mais n’ostracisa jamais complètement le poète qui avait acquis dans le monde culturel une position trop forte, incontournable.

Comme le soulignent les biographes, même s’il notait dans son journal deux ans avant de mourir « Je ne suis nulle part à ma place », il faisait partie de l’Union des écrivains, et était parvenu à vendre ses archives. Ce fut son erreur, car la police, à son insu, le passa au tamis. Et pourtant, dès la fin des années 1920, il y avait noté : « Si mon journal est saisi et lu, il y aura alors beaucoup d’entre nous qui seront fusillés. » Il mourut le 1er mars 1936, d’une pneumonie. Et le 20 septembre 1938, ses amis les plus intimes, dont Iourkoun, furent exécutés au terme d’un procès sommaire. La mère de Iourkoun succomba à la nouvelle. Sa compagne, Arbenina, tenta de conserver les archives (les peintures de son mari et les manuscrits du poète) qui avaient échappé à la police, mais la plus grande partie disparut dans le siège de Léningrad. Elle-même, après s’être réfugiée dans l’Oural, ne revint à Léningrad qu’en 1948 et mourut en 1980, malheureusement avant que Gorbatchev n’accède au pouvoir et que l’œuvre de Kouzmine ne soit reconsidérée et réhabilitée.

L’épitaphe qu’il rédigea lui-même, alors qu’il n’était que trentenaire, reprenait l’esprit de Stendhal qui avait écrit au même âge pour lui-même en italien « Henri Beyle, Milanais, vécut, écrivit, aima. Cette âme adorait Cimarosa, Mozart et Shakespeare ». Kouzmine proposa : « Mikhaïl Alexeievitch Kouzmine vécut trente ans, but, regarda, aima et sourit. » Cette même année, il avait répondu à un questionnaire d’un de ses amants, Vladimir Rouslov, que lui avait présenté Diaghilev, pour lui dire, à la manière des Notes de chevet de la poétesse japonaise du XIe siècle Sei Shônagon, les choses qu’il aimait et celles qu’il n’aimait pas. Il aurait pu également citer parmi ses préférences Mozart et Shakespeare, mais aurait ajouté bien des poètes et des compositeurs. Et reprenant les réponses de cette très belle lettre, on aurait pu ajouter sur la tombe: « Il aimait la pierre de lune, les roses, le mimosa, les narcisses et les giroflées. Mais il n’aimait pas le muguet, les violettes et le myosotis. Il n’aimait pas la verdure sans fleurs. Il aimait dormir nu sous une fourrure. »

René de Ceccatty


Mikhaïl Kouzmine, Vivre en artiste (1872-1936)

de John E. Malmstad et Nicolas Bogomolov
Traduit de l’anglais par Yvan Quintin, avec la coll. de Pierre Lacroix
ErosOnyx, collection « Documents », 478 pages, 25 €

La voix libre d’un ami de Colette et de Proust, par René de Ceccatty dans Les Lettres françaises

Parmi les nombreux modèles de Robert de Saint-Loup, l’ami du narrateur et double révélateur des ambiguïtés sexuelles de Proust lui-même, se trouverait un écrivain oublié des histoires littéraires, mais non des chercheurs obsessionnels que sont les responsables (Pierre Lacroix et Yvan Quintin) des éditions ErosOnyx, source d’innombrables redécouvertes de curiosités littéraires. Robert d’Humières meurt le 27 avril 1915 à la bataille d’Ypres, à quarante-sept ans. Trop âgé pour être mobilisé (on n’envoyait que les jeunes à l’abattoir, comme dans toute guerre), il s’était engagé dès le début du conflit. On ne s’attendait pas, semble-t-il, à une telle mort héroïque de la part d’un dilettante littéraire, soupçonné d’avoir déserté.

Ce saint-cyrien malgré lui avait quitté, dans sa jeunesse, après ses études militaires, l’armée pour laquelle il n’était pas plus fait qu’un autre, pour se consacrer à la littérature et au théâtre. Né en 1868, il était le contemporain de Gide et de Proust, et il fut publié, pour certains de ses livres et ses traductions, par le Mercure de France (mais non pour ces Lettres volées sortant, elles, chez Félix Juven, en 1912) comme tant d’autres écrivains singuliers dont cette maison était friande. Comme Lafcadio Hearn, publié par les mêmes éditions alors, il était amoureux d’exotisme. Il est certain que le Mercure de France, dirigé par Alfred Vallette, mari de Rachilde qui y régnait, ne pouvait être indifférent à ce qui passionnait ce jeune auteur.

Il connaissait l’Inde et le Japon qui lui inspira même une pièce de théâtre qu’il monta dans la salle des Batignolles, devenue plus tard Théâtre des Arts, et à présent Hébertot.
Dans ce même lieu, il monte la pièce d’Oscar Wilde L’Éventail de Lady Windermere, qu’il a adaptée lui-même, et il écrit du reste sa propre version de Salomé (mise en musique par Florent Schmitt). Il ne se trompait guère dans le choix des auteurs qu’il traduisait et faisait connaître en France : Rudyard Kipling (Le Livre de la jungle et La lumière qui s’éteint), Joseph Conrad (Le Nègre du Narcisse), l’auteur de Peter Pan (J. M. Barrie) pour Margaret Ogilvy et Lewis Wallace (pour Ben-Hur !). C’est dire que sans se souvenir peut-être de ce nom, il est peu de Français qui ne l’aient rencontré dans leurs lectures adolescentes.

Robert d’Humières fréquentait les salons du début du siècle. Il était donc un des personnages idéaux pour la Recherche. Et Willy et Colette étaient proches de lui. Colette en particulier, qui avait lu ce roman retrouvé (tout comme Proust) et l’avait apprécié. En appendice sont fournies les lettres de l’auteur à son amie. Non les réponses de celle-ci, disparues. Il avait également fait la connaissance d’Edith Wharton. Et, bien entendu, de Renée Vivien et Jean Lorrain.
Quant aux Lettres volées elles-mêmes, elles semblent contenir plus qu’il n’apparaît à la lecture de l’intrigue, somme toute banale, mais étrangement menée. Elles racontent en effet simplement un mariage arrangé entre une richissime jeune Juive convertie, fille de financiers, et un jeune hobereau jouisseur et ruiné, amant d’une aristocrate perverse à triple vie qui peut, comme le soulignent le préfacier et les deux postfaciers, évoquer la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses. Ce mariage forcé est épicé de différents éléments anecdotiques. La mariée n’est pas très innocente. Elle est même plutôt délurée. Elle feint d’accepter un mariage blanc parce qu’elle sait son jeune époux amoureux fou de leur marieuse. Mais elle l’attendrit et finit par consommer le mariage, sans pour autant s’attacher son mari volage. Elle se sacrifie avec une soudaine grandeur. Prémonitoirement, l’auteur tue son personnage masculin, son double au champ de bataille, mais en Orient, trois ans avant sa propre mort, elle réelle.
Le roman frappa Proust et Colette par la subtilité des analyses psychologiques, par les sinuosités des motivations des personnages, qui contournent le pathos et le manichéisme. À la fois maîtres de leur destin individuel et jouets des classes auxquelles ils appartiennent, ils vont et viennent entre liberté et déterminisme. Et l’auteur se complaît dans les perversités des uns et des autres, notamment d’un Jésuite qui mène la danse et auquel tous se confient avec ingénuité ou intentions cachées.
Mais les « grands lecteurs » qu’étaient ses deux amis géniaux, Colette et Proust, lisaient dans ce livre non seulement des échos de leurs propres obsessions sur les sensualités impérieuses qui commandaient leurs vies respectives et sur le jeu social dont ils tentaient de décrypter les codes et les mensonges, mais un autre discours, en palimpseste, qui aurait été l’aveu de la vie secrète de l’auteur, bisexuel. C’est, à vrai dire, beaucoup orienter l’interprétation, mais cela permet d’entrer dans la genèse d’une fiction qui, de toute évidence, possède des enjeux qui ne sont pas immédiatement perceptibles. Les éditeurs, auxquels s’ajoute le préfacier Alain Stoeffler, rivalisent d’érudition (peu de redécouvertes auront été accompagnées d’un appareil critique aussi riche…) et de perspicacité, pour lire, dans ce roman épistolaire, des confessions filtrées.
Robert d’Humières avait en effet lui-même cédé à un mariage arrangé tardif, avec sa cousine, qui lui donna plusieurs enfants. Mais il menait, parallèlement, une vie homosexuelle dont il s’ouvrait à ses amis parisiens. Et Colette, dans Le Pur et l’Impur que cite Pierre Lacroix, décrit avec son intrépidité habituelle le couple affiché qu’il formait avec un jeune ami : « L’aîné, qui fut tué devant l’ennemi, n’est pas de ceux qui se laissent oublier. Je ne léguerai ses lettres à personne. Pour le cadet, l’odeur des foins, quand il échevèle à la fourche les andains, serre peut-être encore son coeur qui fut comblé… Amitié, mâle amitié, sentiment insondable ! Pourquoi le plaisir amoureux serait-il le seul sanglot d’exaltation qui te fût interdit ?… Je laisse paraître une complaisance qu’on trouvera étrange, qu’on blâmera. La paire d’hommes que je viens brièvement de peindre, il est vrai qu’elle m’a donné l’image de l’union, et même de la dignité. Une espèce d’austérité la couvrait, austérité nécessaire et que, pourtant, je ne puis comparer à nulle autre, car elle n’était pas de parade ni de précaution, ni engendrée par la peur morbide qui galvanise, plus souvent qu’elle ne les bride, tant de pourchassés. Il est en moi de reconnaître à la pédérastie une manière de légitimité et d’admettre son caractère éternel. »
L’intelligence souveraine et honnête de Colette nous parle peut-être plus directement encore que les précautions entomologiques et distanciées que prit Proust pour décrire une société plus ou moins secrète, et à vrai dire moins secrète qu’on ne le pense, et qu’il connaissait parfaitement, mais de laquelle, pour construire son personnage de narrateur et peut-être lui donner un crédit de fiabilité « objective », il avait eu besoin de s’exclure artificiellement.
Colette et Proust, donc, les premiers, avaient lu cet hommage à la littérature du XVIIIe siècle et ce tableau d’une France provinciale et duplice comme une traduction d’une autre société et d’autres tourments. Les éditeurs leur emboîtent le pas, en soulignant tout ce qui peut éclairer le lecteur en quête de clés. Mais, à présent, cette lecture crée en nous une étrange impression, mitigée, de liberté et d’étouffement. Robert d’Humières décrit en effet un monde bardé d’interdits et de conventions et s’accommodant pourtant de petits arrangements personnels, chacun vivant finalement sa passion comme il l’entend, tout en tenant des discours moralisants (le Jésuite) ou pragmatiques (les parents et les marieurs). Il y a çà et là quelques sacrifiés (le frère de la mariée et la mariée elle-même, et finalement le marié, happé par la mort).

Mais la résurgence d’une personnalité comme celle de Robert d’Humières offre aussi un document passionnant sur la stagnation ou les aléas des mœurs au cours des siècles. Un esprit aussi curieux que le sien, au cœur de la vague du japonisme et de l’orientalisme, informé sur toutes sortes de cultures autres, important en France quelques génies comme Conrad, Kipling et Wilde, tournés eux-mêmes vers d’autres façons de vivre, prouvait que la littérature avait abordé de front, au début du XXe siècle – sur la trace de Balzac, le précurseur – les multiples faces du désir et des pulsions, et les difficultés que la société avait à les accepter et à en analyser la complexité dans des discours politiques ou sociaux, bien sûr, mais aussi romanesques. L’affaire Dreyfus, ainsi que Proust le montrera également, et qui apparaît en filigrane (à travers des allusions à l’antisémitisme que contient le roman de Robert d’Humières) était aussi l’allégorie d’un autre ostracisme, sexuel.

En notre période de régression moralisatrice (et guère morale) qui multiplie, à grands renforts de proclamations médiatiques et prétendument militantes de mères-la-vertu sur le retour, les boucs émissaires et les condamnations, la lecture non seulement de ce roman étrange, mais du très riche dossier qui l’accompagne est édifiante sur la courbe sinusoïdale que suit l’évolution des mœurs, où tout progrès de tolérance et d’honnêteté, de vérité et de courage, est immédiatement conjuré par un recul, par le triomphe de la duplicité et par des lynchages, des mises au pilori, des reniements. Si bien que ce vieux roman sorti des oubliettes nous apparaît comme un salutaire rappel des esprits éveillés dénonçant une société assoupie sur ses convictions étriquées ou justicières. Et le sous-titre, « Roman d’aujourd’hui », nous semble plus que jamais justifié.
René de Ceccatty

« Je t’aime d’être rousse et pareille… » dans Libération le 3 février 2020, par Gilles Lecaplain dans Libération

Morte à Paris le 18 novembre 1909 à 32 ans, Renée Vivien laisse alors des centaines de poèmes et une réputation sulfureuse. Fait rarissime dans la littérature de l’époque, «ses vers mêlent ouvertement, à la première personne, poésie et saphisme», note la spécialiste de son œuvre Nicole G. Albert dans la préface d’un volume réunissant dix des recueils de l’autrice (Poèmes 1901-1910, Erosonyx). Vivien «aima les femmes, n’aima que les femmes, et osa prendre sa lyre pour le faire savoir». Sa littérature, qui épouse majoritairement les formes classiques (rimes, alexandrins, sonnets), est pleine d’une sensualité mâtinée de préciosité fin de siècle.

Peu lue de son vivant, Renée Vivien est redécouverte par le grand public depuis peu, notamment grâce à la parution d’une sélection de poèmes chez Points / Seuil en 2018, mais aussi à son roman l’Aimée, sorti l’année dernière chez Talents hauts. Les éditions Erosonyx, encore elles, viennent de publier un recueil de treize poèmes de Vivien accompagnés d’un CD. La musicienne Pauline Paris en livre les versions chantées, dans la grande tradition des poèmes mis en musique, et le tout est accompagné par les dessins très élégants d’Elisa Frantz.

Voici (sans la chanson) l’un des poèmes de ce nouveau recueil.

Je t’aime d’être faible…

Je t’aime d’être faible et câline en mes bras
Et de chercher le sûr refuge de mes bras
Ainsi qu’un berceau tiède où tu te reposeras.

Je t’aime d’être rousse et pareille à l’automne,
Frêle image de la Déesse de l’automne
Que le soleil couchant illumine et couronne.

Je t’aime d’être lente et de marcher sans bruit
Et de parler très bas et de haïr le bruit,
Comme l’on fait dans la présence de la nuit.

Et je t’aime surtout d’être pâle et mourante,
Et de gémir avec des sanglots de mourante,
Dans le cruel plaisir qui s’acharne et tourmente.

Je t’aime d’être, ô sœur, des reines de jadis,
Exilée au milieu des splendeurs de jadis,
Plus blanche qu’un reflet de lune sur un lys…

Je t’aime de ne point t’émouvoir, lorsque blême
Et tremblante je ne puis cacher mon front blême,
Ô toi qui ne sauras jamais combien je t’aime !

Renée Vivien, Treize poèmes mis en musique et chantés par Pauline Paris, dessins d’Elisa Frantz, éditions Erosonyx, 60 pages, un CD, 25 euros.

Sur le site En attendant Nadeau… « Treize poèmes » de Renée Vivien, mis en musique et chantés

La poésie lesbienne de Renée Vivien
25 novembre 2019
À l’occasion des cent dix ans de la mort de Renée Vivien (1877-1909), les éditions ErosOnyx, qui se sont attelées depuis une dizaine d’années à la republication des œuvres de la poétesse Belle Époque, font paraître un petit livre-CD tout à fait singulier dans lequel celles-ci côtoient la création contemporaine : Treize poèmes de l’écrivaine fin de siècle mis en musique par Pauline Paris et illustrés par Élisa Frantz.
Renée Vivien, Treize poèmes. Mis en musique et chantés par Pauline Paris. Dessins d’Élisa Frantz. Introduction d’Hélène Hazera. Présentation de Nicole G. Albert. ErosOnyx, coll. « Chansons », 56 p., 25 €

Ce volume, très joliment mis en forme, se complète d’une introduction d’Hélène Hazera et d’une présentation de Nicole G. Albert. Les trois motifs poétique, musical et pictural se trouvent ainsi réunis dans un livre qui, tendant un pont entre deux siècles, met en lumière toute la modernité contenue derrière la forme classique de l’œuvre de Renée Vivien, cette même modernité dans la représentation de l’amour lesbien et du genre qui lui a valu, en son temps, une mise à l’index. Par ce dialogue entre les arts, Pauline Paris et Élisa Frantz viennent donc poursuivre une union déjà entamée par Renée Vivien qui, dans sa grande ambition créatrice, souhaitait créer pour son monde lesbien une œuvre totale au sens wagnérien du terme : musicale, poétique et picturale.

La majorité des pièces sont piochées dans les premières œuvres de Vivien, encore hantées par la présence, derrière les traits d’une amante sensuelle et cruelle, de Natalie Clifford Barney. Cette primauté n’a pas de quoi étonner : les deux recueils Études et Préludes et Cendres et Poussières font tous deux une grande place à la musique, n’ont pas encore la coloration nettement fin de siècle de La Vénus des aveugles, et sont dès lors peut-être ceux où l’on trouve le plus de résonances avec notre époque. Les Treize poèmes sont parcourus par un grand nombre de notations musicales. C’est que l’amoureuse chez Vivien est toujours à la fois présence charnelle et mélodieuse. La « voix pareille à l’eau courante » de l’ « harmonieuse et musicale amante » de « Parle-moi » se change ainsi en « lente litanie où sanglote l’écho des plaintes infinies » dans « À l’amie », pour laisser place à la mélodie des flots dans l’allitération ô combien chantante de « L’éternelle tentatrice » : « la mer murmure une musique aux gémissements continus ».
Renée Vivien, Treize poèmes.

Fi de la temporalité rigide de la parution, les poèmes sont redisposés pour donner un nouveau mouvement aux écrits de l’autrice fin-de-siècle. De l’innocence apparente des « Violettes d’automne » à l’érotisme net de « Je t’aime d’être faible », pour retomber ensuite dans l’atmosphère calme de « Prolonge la nuit », Treize poèmes semble mimer une rencontre charnelle. La légèreté première laisse place à la découverte sexuelle de « Fraîcheur éteinte », atteint le pic amoureux, puis donne à voir la séparation finale des amantes. Ce mouvement global est toutefois contrarié par l’étonnante apparition, au cœur du livre et donc du disque, du conte en anglais « The Fjord Undine », magnifiquement raconté par Kate Bousfield-Paris, mais surtout par la variété des interprétations de Pauline Paris. Allant de la ballade au parlé-chanté, passant par la bossa nova et le blues, elle s’amuse aussi à prendre le contrepied du texte : « L’éternelle tentatrice » prend une coloration hawaïenne et sensuelle, et délaisse au passage les notations mortifères des « chevelures vertes » et du « poison », tout comme « Lassitude » qui, devenu valse allègre, nous emmène loin de la métaphore du tombeau filée par le poème initial.

Volontairement ou non, Pauline Paris a ainsi conservé un motif essentiel de l’esthétique de Vivien : le mouvement et la variation. Cette variété est aussi métrique : si le recueil contient un grand nombre d’octosyllabes, vers réputé plus musical, l’alexandrin n’est pas écarté. Il donne souvent des chansons plus solennelles, et trouve un nouveau souffle dans les versions de Pauline Paris. L’interprète ajoute là d’opportunes pauses, crée des refrains, ne s’encombre pas des diérèses, module à l’endroit des tercets du sonnet « Parle-moi ». Dans « À l’amie », elle choisit au contraire de mimer le vers de Vivien, « ta voix aura le chant des lentes litanies », en scandant très régulièrement. Autant de choix de composition qui ramènent avec succès, et sans pour autant les dénaturer, les poèmes du tournant du siècle vers notre ère.

Face aux poèmes, les illustrations d’Élisa Frantz créent la troisième dimension picturale. Aux figures féminines vaporeuses commandées dans les éditions originales par Renée Vivien à Lucien Lévy-Dhurmer, Élisa Frantz vient substituer des dessins épurés, en noir, qui prennent le contrepied du décor luxuriant de l’Art Nouveau. Chargées de sensualité et de symboles, les illustrations du volume présentent, comme les poèmes de Vivien, une féminité plurielle, tantôt grandiose et érotique, tantôt légère ou plus sombre.
Renée Vivien, Treize poèmes.

En miroir au poème « Fraîcheur éteinte », une scène orgiaque exclusivement féminine lui est inspirée par le vers « Je me sens grandir jusqu’aux Dieux », image d’une érection féminine symbolisée par une figure aux allures de déesse Athéna, victorieusement assise sur une colonne. On retrouve cette image triomphale de la féminité et du lesbianisme aux côtés du poème « À l’amie » : une femme géante, dont le sexe est caché par un lys qui, déjà chez Vivien, avait valeur de métaphore, marche nonchalamment, tenant une amante implorante dans sa main. Ailleurs, la forme féminine est, comme chez la poétesse fin de siècle, fuyante : de dos et couverte de long cheveux pour « The Fjord Undine » et « L’éternelle tentatrice », où elle apparaît sur un rocher lointain, couchée sur le côté pour « Lassitude ». La sensualité, suivant le mouvement du recueil, touche à son paroxysme avec l’illustration de « Je t’aime d’être faible », donnant à voir deux amantes nues et enlacées, l’une ayant, en guise de visage, une rose légèrement flétrie très évocatrice. Comme la musique, les images du recueil embrassent la facette sombre de Vivien tout en laissant la part belle au flamboiement de l’érotisme et à une légèreté heureuse. Elles forment des échos parfaits à la musique de Pauline Paris.

Pour autant, l’époque de Vivien reste présente à travers des clins d’œil à Aubrey Beardsley ou à la plus tardive Tamara de Lempicka. Dès la couverture, inspirée du tableau Die Bonbonnière de Franz von Bayros, deux époques dialoguent sans se concurrencer. Comme chez Renée Vivien, le regard masculin est toutefois évacué : les illustrations arrachent l’érotisme lesbien au fantasme des artistes décadents masculins et en donne une version épurée, rappelant un autre poème très moderne de Renée Vivien :

J’ai puérilisé mon cœur dans l’innocence

De notre amour, éveil de calice enchanté.

Dans les jardins où se parfume le silence,

Où le rire fêlé retrouve l’innocence,

Ma Douce ! je t’adore avec simplicité.

Le présent volume est un hommage à Renée Vivien autant qu’une réinterprétation de son œuvre. Cette création en continuum, qui reprend, poursuit, ouvre l’œuvre originelle, correspond elle aussi à l’une des ambitions poétiques de Vivien qui se réapproprie partout le travail de ses prédécesseurs, par la traduction et la réécriture : elle donne une version décadente des sonnets de Shakespeare, traduit et poursuit les poèmes de Swinburne, et, surtout, crée un pont de vingt-sept siècles entre elle et Sappho dont elle traduit, complète, poursuit les fragments dans un recueil de 1903. De ce petit livre-CD émane une réalisation possible de l’idéal de Renée Vivien, idéal vertical de transmission féminine à travers les siècles, idéal horizontal de la communauté des femmes.

Difficile de prêter des intentions à une disparue, mais il est fort probable que Renée Vivien, soucieuse de rester dans la mémoire de son lectorat féminin, eût aimé ce volume dans lequel les arts s’enlacent et s’enchevêtrent comme les « tissages » de Sappho, image dans ses recueils de la perfection créatrice.

Les dessous lesbiens de la chanson : LA FORÊT VIERGE QUEER AUX MAUVES ORCHIDÉES

Par où commencer pour donner son avis sur ce livre tant il détone et foisonne ?
Par le choix de sa structure déjà. Les deux préfacières, Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, nous préviennent de cette composition « ludique » et l’éclairent : « Loin de nous (…) l’idée d’imaginer une histoire de la chanson lesbienne qui suivrait une chronologie, un temps, une « pensée straight » conduites par une progression linéaire ». Nous sommes ici dans une histoire inclassable, « dans un passé où rien n’est sûr, surtout pas l’identité sexuelle de celles qui ont porté les chansons, lesquelles peuvent avoir eu ou pas des relations érotiques avec des femmes ». Le flou autour « d’une identité catégorisable perdure même jusqu’à aujourd’hui où le coming out est plus facile ». Et la chanson est gage de ce flou par le trouble sans hiérarchie entre masculin et féminin qu’elle favorise. « La chanson permet de dissoudre un discours, qui, en voulant expliquer, déclarer, chiffrer, solidifier une évidence en catégorie sociale, assujettit tout ce qui n’est pas du ressort de la norme à un régime de savoir qui est aussi une prise de pouvoir. » Enfin, « le récit d’une libération sexuelle qui se serait accomplie durant tout le XXᵉ siècle et que le XXIᵉ accueillerait comme un fait n’est qu’une fiction destinée à faire de bons sujets ». Refuser le plan chronologique, c’est donc à la fois refuser le schéma réducteur de toute une tradition et s’ouvrir à une classification réinventée, proposer quelque chose de queer dans la colonne vertébrale même du livre. Qu’on en juge par le titre des quatre temps du livre :
1. Quand le portrait devient miroir
2. Quand les amours interdites tombent le masque
3. Quand le genre s’emmêle
4. Quand la solitude ouvre la porte de l’indépendance
Aucune chronologie historique non plus à l’intérieur de chaque partie. Pas de scalpel de dissection, plutôt le seul plaisir d’inviter à une flânerie entre les dessous lesbiens de la chanson de langue française depuis les Années folles. Entrer dans ce livre, c’est accepter une promenade dans une forêt vierge traversée d’étranges allées qui permettent de s’y aventurer.

Luxuriance d’emblée des dessins à l’encre noire, minutieusement réalistes mais fantasques aussi parfois, de Julie Feydel, dessins qui invitent à une patiente scrutation. La jaquette de couverture donne le ton : tous les détails semblent y avoir un sens que le déchiffrage de certains permet de supposer pour les autres, comme si l’on entrait dans un labyrinthe de références gays et lesbiennes où il faut accepter de ne percer que quelques secrets et d’en laisser d’autres subsister. Ne jamais rassasier, laisser ouvert le mystère comme celui de l’identité de genre et de désir des figures croquées par la dessinatrice. S’y croisent toutes les époques, du début du XXᵉ siècle à la nôtre : une table ronde rassemble un couple de femmes complices entre deux hommes sous un lustre à pampilles et chandelles. On se dit que la femme de droite ressemble à Marlène dans Morocco, frac et chapeau claque, et que le dandy de droite pourrait être un Proust portant un éventail. La scène se déroule anachroniquement entre les immeubles d’une cité, avec à droite sur le haut du rabat quand on l’ouvre, des portraits à l’encre de Chine assez précis pour qu’on y reconnaisse Suzy Solidor aux cheveux de lin… et au bas du même rabat, des pochettes d’album vinyle de Catherine Lara, son tout premier qui comportait le titre « Le reflet mauve des forêts » et un autre plus tardif, La Rockeuse de diamants… À gauche de la table décadente, on sèche sur une énigme : une main tient la lettre E et c’est au cœur du livre qu’on trouvera la clef ! Autre constante de ces dessins, l’humour : toujours à gauche de la couverture de Julie Feydel, un porte-manteau tordu devient silhouette queer, cravate d’homme entre les deux pans d’un col de fourrure, avec pour tête une violette, une des fleurs de la flore saphique, inséparable de la figure de Renée Vivien, Sapho 1900 et Sapho cent pour cent. Humour et clins d’œil à l’imaginaire gay et lesbien, voilà bien des promesses de vertige que les dessins de la couverture annoncent et que le livre tient, et tant pis ou tant mieux si l’on n’est pas toujours au parfum puisque les auteures évoquant les chansons nous y mettront !

On a beau penser avoir un peu bourlingué dans la bonne et belle chanson des milieux interlopes, ce livre nous fait comprendre que l’île au trésor cachait en fait un archipel. On a beau s’être passé et repassé le fameux CD Suzy Solidor au cabaret et le délicieux coffret rose en 2 CD, Chansons interlopes (1906-1966), tous deux édités par Martin Pénet, le second regorgeant de perles classées en deux vagues, chansons de la dérision et chansons de l’ambiguïté, ces Dessous lesbiens nous ouvrent évidemment des contrées ignorées, avec une précision savante qui le dispute à la sensibilité. La force du livre est de révéler les dessous de chansons allant de 1920 à 2019 – toutes interprétées par des femmes jouant parfois avec les cloisons japonaises du genre. La plupart de ces chansons nous sont inconnues et celles que l’on connaît, restées pour nous hétéronormées ou pour le moins cryptées, ne prenaient pas toute leur profondeur, leur saveur militante, canaille ou câline, leur art de faire exister toute la gamme des couleurs d’Éros. Forêt vierge de 40 chansons que présente, en trois ou quatre pages fort détaillées pour chaque chanson, ce livre peu commun où l’on ne s’attendait pas à rencontrer Édith Piaf, Anne Sylvestre, Catherine Sauvage, Stéphanie de Monaco, Vanessa Paradis ou encore Françoise Hardy…

Car, comme la préface nous l’annonçait, le parfum lesbien d’une chanson peut monter du trouble et de la fascination qu’exerce le désir féminin, qu’il y ait eu ou pas relations érotiques de la chanteuse avec des femmes. Citons-en un savoureux exemple : Léa Lootgieter et Pauline Paris éclairent le lien entre Piaf et la chanson « Quand même » – dont elles citent les paroles de Louis Poterat coupées par la censure – présente dans une scène de la deuxième adaptation cinématographique par Jean de Limur, sortie en 1936, de La Garçonne, roman de 1922 de Victor Margueritte dont Jacqueline Audry donnera une troisième version en 1957.
Mes sens inapaisés
Cherchant pour se griser
L’aventure des nuits louches
Apportez-moi du nouveau
Le désir crispe ma bouche
La volupté brûle ma peau.

La môme Piaf en est alors à ses premiers enregistrements et l’underground lesbien ne lui fait pas peur. Les auteures, à partir d’un entretien avec Anne Delabre, fondatrice du ciné-club le 7ᵉ genre, et de nombreuses sources précisées en fin de volume, font, pour tous les titres de chansons traités, un minutieux travail de chercheuses. Elles donnent vie avec leurs mots à la scène du film où Piaf enchante, sur un yacht, un cercle « de jeunes femmes à demi nues », puis en viennent aux raisons de la présence de Piaf dans ce film. En une vingtaine de lignes, prend corps le Paris interlope des années 30. Ces lignes pittoresques méritent qu’on les cite in extenso pour donner une idée de l’épaisseur documentée et haute en couleurs du livre :
La môme Piaf n’a pas été choisie par hasard. Jean Wiener, le compositeur de la musique du film, savait quel univers elle symboliserait sur le grand écran. Après avoir mendié et chanté dans la rue, Édith Piaf a décroché un premier engagement en 1934, à 18 ans, dans un cabaret lesbien de Pigalle, le Juan-les-Pins. Sa patronne, Lucienne Franchi dite Lulu de Montmartre, possédait aussi l’un des premiers bars-cabarets féminins, Le Monocle, dont la tête d’affiche n’était autre que Line Marsa, chanteuse réaliste sur le déclin et mère d’Édith Piaf. Prenant maintenant la fille sous son aile, Lulu lui demande de chanter habillée en marin « avec un pantalon en satin bleu clair et une marinière bleu foncé », et de faire l’entraîneuse, c’est-à-dire de séduire les clientes pour les pousser à consommer de l’alcool. Édith Piaf reprend alors des titres de Damia et de Fréhel.
Peu après, elle est repérée par un autre acteur de la nuit interlope, Louis Leplée, qui dirige Le Gerny’s, un établissement huppé des Champs-Élysées. Dès lors, tout s’enchaîne très vite : deux jours après ses débuts au Gerny’s, en 1935, Jacques Canetti l’invite dans treize émissions de Radio-Cité, puis Louis Moysès, patron du cabaret Le Bœuf sur le Toit, la recommande à Jean Wiener qui cherche une jeune pousse pour interpréter « Quand même ». « C’était un petit être extraordinaire, malingre et souffreteux avec des yeux inouïs. Quand j’ai entendu sa voix, les larmes me sont immédiatement venues aux yeux. J’ai tout de suite penser à elle habillée en matelot pour la chanson », se remémore le compositeur sur Inter Variétés en 1969. Le tournage de La garçonne et l’enregistrement de ses quatre premiers titres chez Polydor se font concomitamment, en décembre 1935
. (pp.78-79)

Plus on avance dans le livre, plus il faut accepter la forêt vierge de sa matière inclassable. Et si le charme et la portée des « dessous lesbiens de la chanson » étaient précisément d’être inclassables ? Les quatre temps nommés plus haut pour tracer des allées dans l’ouvrage deviennent vite quatre approches possibles pour chaque chanson ou quasiment. Comme si classer était cérébral et réducteur quand il convient d’éclairer des chansons qui sont inséparablement intention et émotion. Prenons par exemple quelques chansons du premier temps du livre, classées sous la formule « Quand le portrait devient miroir… ». Certes chacune est un miroir plus ou moins clair ou trouble de son interprète, mais elle pourrait relever de l’une des trois autres approches nommées plus haut. Ainsi « le genre s’emmêle » également dans « La chanteuse du dancing » (1973) de Betty Mars :
Elle paraissait habillée en smoking
Et toutes les femmes étaient folles de Madame.

Sur scène, elle aimait les longues cigarettes et fermait ses paupières violettes. « Elvire » (2006) de Brigitte Fontaine, tribade de douze ans , est de celles qui, pour reprendre deux titres des quatre temps du livre, ont très tôt « tombé le masque » et dont « la solitude ouvre la porte de l’indépendance » :
Elle a pris la voie longue
Humide et alchimique
Elle est bien dans ses tongs
Et ses jeux aquatiques.

Profusion encore de la chanson « Monocle et col dur » (1993) de Juliette, chanson de coming out et de genre si emmêlé dans la kyrielle de modèles saphiques qu’elle propose, qu’elle en devient « le sommaire de la petite Bible des lesbiennes » :
D’autres Violette, le dimanche,
Déposaient, si je me souviens,
Pour deux sous de violettes blanches
Sur la tombe de Renée Vivien
Et des Violettes expéditives
Qui n’avaient pas d’autre dessein
Que d’être les rois des sportives
Se faisaient amputer des seins.

Peut-être faut-il mentionner à cette occasion que, pour des générations de gays restés à l’écart de Le Pur et l’Impur (1932-1941) de Colette et de la biographie de Jean-Paul Goujon chez Régine Deforges, Tes blessures sont plus douces que leurs caresses (1986), la chanson de Juliette permit avec les quatre premiers vers cités la révélation de cette « scandaleuse de la littérature » que fut Renée Vivien ! Notons au passage que Pierre Philippe, le parolier de « Monocle et col dur », recherche le choc de la rencontre de la valétudinaire Muse aux violettes et de l’amazone sportive Violette Morris qui s’est fait amputer des seins « pour obtenir une meilleure assise au volant de son automobile ».Décadents paradoxes !

Passons à un thème commun dans la forêt vierge du livre : y sont présentes toutes les militances, des plus douloureuses aux plus douces, des plus discrètes jusqu’aux plus farouches pour se construire. On n’ y trouvera pas de chanson chantée par un homme – même de celles qui fustigent des machos frustrés par une émancipation, féministe ou saphique, qui les exclut, comme celle de Gaston Gabaroche en 1927, « Les filles, c’est des garçons » – mais des chansons de femmes qui rendent visible l’amour lesbien, parfois vécu comme une tragédie ou une faute, mais toujours en poésie, avec des métaphores qui voilent et permettent d’oser un message sans aller jusqu’au coming out.

Dans les années 20, Damia fait rimer « haine » avec « chaîne », présentant les amantes comme deux forçats de l’amour. Plus tard, c’est dans la lettre e de la partition originale qu’il faut aller chercher la clef d’un secret que la chanson chantée veut et peut garder. Ainsi le « Ni toi, ni moi » (1952) de Mick Micheyl.
Ni toi, Ni moi,
Chérie, n’y pouvons rien changer
L’Amour est plus fort
Plus fort que nous
Que la vie et la mort
Et c’est le destin !

C’est à la malédiction du roi Ludwig que Nicole Louvier se sent rattachée, dans un titre composé entre 1960 et 1964, « Gentil roi Louis de Bavière  » dont l’enregistrement ne paraîtra qu’en 2008, cinq ans après sa mort, elle que le succès avait pourtant couronnée de 1953 à 1960 :
Je suis un soldat sans armes
Un pianiste sans piano
Un Arlequin sans guitare
Un Pierrot.

On peut entendre le cri d’amour et de rage d’une écorchée vive depuis l’enfance, comme l’était Gribouille qui « succombe à une overdose de barbiturique et d’alcool » à 26 ans en 1968, et qui aura eu le temps d’aimer et de clamer juste avant de mourir dans la chanson « Ostende » :
Les mots que tu m’as dits
Ils ne s’écrivent pas
Les plumes et les poètes
Se taisent quelquefois.

L’interdit se déverrouille lentement après 68. Barbara, dans sa chanson « Clair de nuit  » (1972) « expire » son chant de « grand loup solitaire » – pour reprendre l’image de Catherine Lara qui en a composé la musique –, de fleur de lune qui peut oser jouer sur les mots lune et l’une :
Comme deux fleurs de lune,
L’une dans l’autre,
Dans les algues, enroulées
.

Même si la chanson se conclut de façon étonnante sur l’accord au masculin Tous les deux, accrochés…

Propre à la chanson saphique est la métaphore et souvent comme ici celle de corps liquides qui se glissent et s’enroulent comme des vagues l’une à l’autre, l’une dans l’autre. Métaphoriquement encore mais plus précautionneusement, Juliette Gréco risque « Les pingouins  » (1970) où l’on ne sait trop si elle veut rire ou médire, surtout dans le premier enregistrement de la chanson où elle n’est pas prête à « la conclusion militante de Frédéric Botton » : Petits pingouins, petits humains, / De façon certaine / Y’a que les « je t’aime »/ Qui ne trompent point et où, en lieu et place de De façon certaine, elle glisse L’erreur est humaine.

Bien après 68, le geste de Sapho peut encore s’accompagner d’ivresse et de culpabilité, comme dans « Les puces » (1978) d’Isabelle Mayereau où la métaphore est savante :
Cherchant toujours la bonne affaire
Un bout de peau un coin de chair. (…)
La mine triste au matin
Elles vont se noyer dans leur bain. (…)
Pour oublier qu’il n’est pas bien
De préférer les chats aux chiens.

Les temps changent et, après l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, on assistera bientôt à des coming out chantés ou dits en direct, aussi ironiques et cinglants que des répliques de théâtre. En 1984, dans une émission de télévision, Colette Magny achève sa reprise du standard de jazz « My man » – connu sous son adaptation française pour Mistinguett, « Mon homme » – par la reprise du Oui mais j’ai rencontré Titine, Titine oh ma Titine et j’ai le cœur content , immortalisé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. À Michel Denisot lui demandant en 1986 : « Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ? », Catherine Lara répond : « Sa femme ». Avec le même aplomb, à la question d’une journaliste en 1993, « Il est où Roméo ? », Juliette Nourredine répond : « Mon Roméo s’appelle Juliette ! ».

Mais rien n’est jamais acquis dans la militance pour le droit d’aimer et c’est un autre mérite, souligné dans la préface, du livre de Pauline Paris et Léa Lootgieter de refuser l’idée de progrès irréversible. En 1985, Sœur Sourire – de son vrai nom Jeannine Deckers – se suicide à 52 ans, elle qui avait conquis son nom de scène dès 1961 grâce à l’allégresse de son timbre et de ses textes. L’amour à partir de 1964 pour Annie Pécher, « une adolescente rencontrée au scoutisme », « loin de l’éloigner de la religion » la rapprochait « chaque jour un peu plus de Dieu ». Interdite de pseudonyme par son couvent à compter de 1966 et s’appelant désormais Luc Dominique, elle quitte sa communauté religieuse. Frappée par la misère pour une question de droits d’auteur, « elle choisira, avec celle qui aura été sa joie, de se suicider ». Belle idée que celle de Julie Feydel, l’illustratrice, de lui mettre entre les mains un crucifix féminin !

Les votes du PACS (1999) et du mariage pour tous (2013) ont-t-ils radicalement changé les esprits ? Voici le commentaire que font les deux auteures sur une page YouTube où les avis défilent à la suite du clip J’ai tout aimé de toi, sur une chanson homonyme de Carmen Maria Vega :
Sorti en janvier 2018, [le clip] a dépassé 440 000 vues et c’est une avalanche d’emojis, cœurs, flammes, smileys et pouces levées, assortis de commentaires virevoltants : « C’est tellement beau de voir que les musiques LGBT+ existent de plus en plus », « Le clip fait le combo homosexualité/femmes/diversité/banlieue, c’est le jackpot », ou encore « New gay anthem « (« Nouvel hymne gay »). Mais sous cette pluie d’éloges, la mauvaise graine lesbophobe s’ingénie à gâcher la fête : »Saloppppppp de lesbienne », « La chanson, je l’ai vue par hasard. Ça reste un grand péché. Dieu est très miséricordieux et très dur en châtiment ». (p. 143)
Les auteures détaillent les motifs d’une telle « effervescence de la part des internautes » : Le clip montre une bande de quatre filles, toutes origines confondues, se retrouvant sur la place de leur cité. Elles traînent, elles dansent ensemble. À son regard fixe, on comprend que l’une d’elles (…) désire une de ses potes. Quand un garçon vient faire des avances insistantes à son crush, elle s’interpose et le repousse. Puis, se tournant vers son amie, elle l’embrasse. C’est trop d’audace : l’autre la rejette violemment.
Le clip et la chanson racontent deux histoires différentes, mais intimement liées aux questions d’orientation sexuelle et de genre. Alors que la vidéo met en images un désir lesbien naissant, la chanson fait le portrait d’une personne transgenre : « Tu te rêvais femme tu te disais maudit / Je te disais « je t’aime » / Tu étais beau et tu étais belle aussi / Te l’ai-je dit ?
» (ibid.)

Si nous venons de rétablir une chronologie, ce n’est que sur le thème de la visibilité lesbienne et de la double militance qu’elle peut se proposer pour exister : est-ce militance du coming out ou militance du secret éloquent servi le plus souvent par la métaphore et la poésie ? À ne pas opposer les deux, à les entremêler sans cesse dans une approche délibérée par titre de chanson, il est flagrant que Léa Lootgieter et Pauline Paris ne souhaitent pas s’en imposer une seule. De 1920 à 2019, en effet, Les dessous lesbiens de la chanson révèlent que les avancées et succès, face à une lesbophobie récurrente et parfois intériorisée, ne se sont faits qu’en se servant des deux atouts, l’audace et le trouble.

Audace du politiquement incorrect brandi tendrement par la chanson lesbienne. On trouve dans le livre trois pages consacrées à une chanson de Pauline Julien,  » Deux vieilles », paroles de Clémence Desrochers, chanteuse elle aussi, musique de Marc Larochelle. Cette chanson de 1980 deviendra, au fil des années, déclaration d’amour de Pauline Julien aux femmes jusqu’à sa mort en 1998, et déclaration d’amour de Clémence aux femmes aussi jusqu’à sa dernière tournée en 2008 :

L’été quand il fait beau soleil
Je vois souvent passer deux vieilles
Qui sont ensemble depuis toujours. (…)
Les gens diront voyez les vieilles
Qui sont ensemble depuis toujours
Qui partiront le même jour.

Comment ne pas songer, avec les auteures, aux Ladies of Llangollen évoquées par Colette dans Le Pur et l’Impur : « En mai 1778, deux jeunes filles anglaises, appartenant à l’aristocratie galloise, s’enfuirent, ayant choisi leur sort, et cloîtrèrent leur solitude, leur réciproque tendresse pendant cinquante-trois années, dans un village du Pays de Galles. Quand l’aînée mourut, elle était âgée de quatre-vingt-dix ans. » ?

Quel Jivaro a bien pu dire que l’éternel féminin n’était que douceur et maternité ? La chanson lesbienne l’entend d’une autre oreille. Dany Dauberson, aux larges épaules nues dans un étroit bustier et à la voix presque mâle, chante le contraire sur la scène du Caroll’s, rue de Ponthieu, cabaret le plus chic de Paris dans les années 50, le seul où les femmes pouvaient danser ensemble en ce temps-là. La chanson s’appelle « Des fleurs pour Mademoiselle » et date précisément de 1950, « le serpent se cache sous les fleurs de cette valse aux faux airs de légèreté » et « comme la jolie est trop volage pour lui appartenir, [son amante] préfère la voir se flétrir » :
Tu es finie ta jeunesse a passé
Fini ton règne, et finie, ta beauté
À nous de vivre, et à toi de payer
Tu es finie.

On notera que la chanson et les phrases qui la présentent ont la même élégance. Le sadisme va encore se corser dans un autre titre de 2012, écrit, mis en musique et porté par la voix de Barbara Carlotti née en 1974 : « Ouais ouais ouais ouais ». La chanson a toute une histoire qui nous invite encore à laisser longuement la plume à la chanteuse puis aux deux auteures pour que le venin opère :
« Cette chanson est un télescopage de plusieurs époques, lieux et personnalités. C’est à la fois une façon de parler du côté trouble de mon adolescence, où dès l’âge de quatorze ans je fréquentais assidûment les boîtes de nuit par goût de la transgression et du danger, et à la fois une réminiscence d’un de mes livres cultes, Rose poussière, de Jean-Jacques Schuhl », raconte son autrice-compositrice et interprète. Dans cet ouvrage paru en 1972, l’écrivain s’appuie sur des extraits de films, de chansons et de coupures de presse pour traduire l’ambiance de la fin des années 1960 à Paris et à Londres. On y trouve, pêle-mêle, la garde mobile venue réprimer les manifestant.es de Mai 68, la jeunesse anglaise fan des Rolling Stones, qui semble se dissoudre dans un look uniforme, ou encore la chanteuse transgenre Marie-France, arrêtée par la police pour avoir osé défier la binarité des genres. Dans cet étonnant patchwork, surgit la clubbeuse Miss Zouzou [on découvrira une longue note consacrée à cette égérie de cinéastes, twisteuse et chanteuse], qui a plus spécifiquement inspiré Barbara Carlotti (…) pour lui déclarer, de sa voix grave et langoureuse, une attirance sadomasochiste :

T’es si jolie quand t’as mal
Ça me rend folle
De voir ce noir sous tes beaux yeux
Qui coule
Je veux encore te mettre une claque
Mais sans te laisser de marque.

Cette esthétique de forêt vierge constante des chansons et de leur écrin de présentation, des références de tous horizons, picturaux, littéraires, cinématographiques…, n’est pas sans rappeler le capharnaüm gay kitsch camp du fonds documentaire, littéraire et artistique de Patrick Cardon, éditeur et militant, et des photos de Pierre et Gilles. Ce à quoi Les dessous lesbiens de la chanson parviennent au fil des pages et des dessins, dans la mosaïque éclatée des 40 chansons traitées, c’est à une luxuriance étrange, bizarre qui aime jouer avec les contraires, les contrastes, tout particulièrement avec l’indécision du genre, échapper au conformisme straight pour réinventer l’amour et la société, faire se télescoper plastiquement les époques et les imaginaires, se rencontrer fierté conquise et survivance d’une émotivité sombre, d’une torsion douloureuse. Est-ce cela qu’on peut appeler l’esprit queer, né du « Queer Nation », comme nous l’apprend la préface, « mouvement activiste créé en 1990 à New York par des militant.es d’Act Up pour combattre les LGBTphobies et accroître la visibilité des gays et des lesbiennes » ? Traitant de la chanson « Jimy »(2019) d’Aloïse Sauvage, les auteures qualifient de « queer » le public qui « s’est rendu en nombre à la Gaîté Lyrique à Paris, ce 9 avril 2019 » pour entendre la chanteuse. Et celle-ci, qui a écrit dans le texte de la chanson Mais arrêtez de dire que – / Jimy aime qui elle veut , fière de ce succès, « de conclure en souriant » un entretien de mai 2019 :

« En tout cas je ne vais pas m’arrêter là ! Je vais continuer à explorer le sujet de l’homosexualité. « Jimy » était une première porte d’entrée, assez pudique, d’ailleurs, car intime. Maintenant que j’ai mis un pied dedans, que j’ai reçu de nombreux messages de personnes queer touchées de se voir représentées, je me sens une responsabilité émotionnelle de continuer, de donner une voix à cette communauté. » (p. 33)

Quoi de plus queer déjà qu’Yvonne George, en 1924, dans un « haut lieu de la nuit lesbienne », Chez Fisher, chantant une chanson traditionnelle de marins, « Valparaiso », d’une voix « profonde et lointaine, en un mot plus ventrale », en pantalon sur scène, mains et oreilles bijoutées, cheveux courts et plaqués en arrière, imposant son répertoire jusqu’à ce que le public applaudisse ? L’artiste, bouleversante, se donnant à son public jusqu’à une mise à mort consentie, soumise à tous les abus, alcools, cocaïne et opium, « meurt à trente-quatre ans à Gênes, aux côtés de sa dernière compagne, Nelly Van Wilder ».

Quatre-vingts ans plus tard, Adrienne Pauly sème toujours le trouble, en termes plus crus mais sans pulsion suicidaire, avec sa chanson « Vas-y viens » (2006). Le titre s’adresse à une fille dans une boîte de nuit :

Trente-six chiennes que je te mâte
Vite avant que je craque ! (…)
Toi la salope, la Salomé !

Ici, « le genre s’emmêle » vertigineusement, les cloisons sautent, le queer devient abyssal et le commentaire, tant de la chanteuse que des auteures, est particulièrement éclairant !
Ce titre, Adrienne l’a écrit pour soigner une peine de cœur : « Je me suis mise dans la peau d’un type que j’ai aimé et qui draguait une fille devant moi. J’ai essayé de comprendre ce qui s’était passé dans sa tête et me suis projetée dans son esprit pour oublier ma peine. Le fait de parler en tant que mec m’a donné une force. Pour casser la gueule à mes conneries de femme, mon truc de jeune fille, pour tuer la petite chérie en moi » (…)
Bien qu’elle ne considère pas que son répertoire soit militant, Adrienne Pauly inverse le scénario de la drague patriarcale. Elle assume pleinement une sexualité libérée, sans peur du slut-shaming [une note nous en apprend le sens et l’origine : « intimidation des salopes », expression créée par des féministes anglo-saxonnes pour désigner les attaques sexistes dirigées contre les femmes dont le comportement transgresserait les normes sexuelles et sexuées].

Même constat intergenré avec une autre chanson récente : « Ta marinière » (2017), paroles et musique de Hoshi : le trouble queer est revendiqué et la militance du coming out s’estompe. Hoshi veut « dédier une chanson à ce vêtement unisexe qui relierait entre eux les gens et les genres » et commente : « J’ai pris le prétexte de cet habit pour écrire une chanson universelle dans laquelle toutes les orientations sexuelles pourraient se reconnaître (…) Dans « Ta marinière », on ne sait pas si je suis une femme queer ou si je me mets dans la peau d’un homme hétérosexuel ». Le combat queer a relayé le combat homo, le trouble rejoint l’universel et refuse la marge. Pourquoi pas si la chanson est bonne ?
Marinière cherche son marin
Prêt à rester sur terre rien que pour sa main.

Si l’on veut aller dans le sens de la transgression que la chanson queer offre à l’imaginaire dans ce livre, pourquoi ne pas imaginer qu’un chanteur gay autant que queer puisse à son tour s’approprier la chanson « Ouvre » ? Léa Lootgieter et Pauline Paris nous apprennent qu’il s’agit à l’origine d’un poème d’Edmond Haraucourt, publié en 1882 sous le pseudonyme Sire de Chambley : Suzy Solidor « le fait mettre en musique en 1933 par le compositeur Laurent Rualten et en transforme le contenu « hét-érotique » en ode lesbienne ». L’horizon queer, tel que la préface du livre le définit sous la plume de David Halperin, dans L’Art d’être gai, « ce qui ne se laisse pas assimiler par la vie normale, ce qui brise les normes acceptées ou s’en tient à l’écart », ne laisserait-il pas glisser l’« ode lesbienne » vers une ode gay kinky ?

Ouvre tout ce qu’on peut ouvrir,
Dans les chauds trésors de ton ventre,
J’inonderai sans me tarir
L’abîme où j’entre
.

On a la tête qui tourne parfois dans cette forêt vierge queer où nous convient les auteures. Passe un frisson de plaisir interdit ou envolé quand on découvre à la fin de l’ouvrage la « liste des bars, boîtes de nuit, cabarets, clubs, music-halls et tutti quanti » qui y sont cités. Les dessous de la chanson lesbienne s’avèrent poétiques, politiques, poignants et toniques, impossibles à fixer. Quand on va vers l’écoute des chansons, puisque le livre contient un QR code qui nous emmène vers la playlist de toutes les chansons citées, on ne sait plus vers laquelle aller tant le livre aiguise le désir d’écouter et de danser. Quand, comme moi, on cherche un CD ou un vinyle par besoin de toucher le support physique et de calmer l’ivresse de la boule à facettes, on le fait parce que les quatre mains ont sacrément bien écrit, pour tous les goûts, tant pis si je me répète, en grisantes et militantes connaisseuses qu’elles sont. Et on se dit que la chanson lesbienne couvre souvent des territoires où les gays ont du mal à s’aventurer : l’amour qui n’a peur de rien, ni de l’âge, ni du désir qui doit se métamorphoser pour être toujours là, ni de la mort qui approche, ni du funambulisme des couples fiers qui se perdent parfois et se trouvent assez pour se chercher encore. Et on se passe une chanson longuement caressée par Léa Lootgieter et Pauline Paris et par Hélène Hazera dans sa postface, « chanson qui va jusqu’à aborder le vieillissement amoureux », « Sphinx de nuit » (1989) de Colette Magny – dont j’ajoute, pour le plaisir, quelques strophes :

Sphinx de nuit, sauvage,
Unique, royal et mauve
Pour séduire tu te déguises
Au carnaval des orchidées
Tu ne te laisses pas intimider

Qui j’aime me crée
Qui m’aime me crée
Ah ! j’ai tout à te dire
Et c’est à toi que je le dis
Ma « grisante », mon orge de printemps
Ne me laisse pas en suspens
Tu es de ces gens de mer
Dont l’eau peut être meurtrière (…)

Ne te farde pas, je peux supporter
D’entrevoir la mort sur ton visage
Ton amour est le poumon de ma liberté
Plus tard nous boirons le vin
Nous en craignons encore trop l’ivresse

Sphinx de nuit, sauvage
Unique, royal et mauve
Pour séduire tu te déguises
Au carnaval des orchidées
Tu ne te laisses pas intimider

Les Dessous lesbiens de la chanson, un livre composé à quatre mains par LÉA LOOTGIETER & PAULINE PARIS, avec des illustrations de JULIE FEYDEL, préfacé par Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, postfacé par Hélène Hazera, éditions iXe, collection xx-y-z, 216 pages, 20,00 €

Pierre Lacroix, janvier 2020