« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn), ErosOnyx Editions 2018

« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn)

Merci tout d’abord aux éditions ErosOnyx de nous offrir cette belle réédition en version bilingue du recueil posthume de Renée Vivien, et de l’ouvrir par un cliché photographique, judicieusement choisi, représentant Renée Vivien et Natalie Barney.

Comme l’écrit Nicole G.Albert dans sa présentation, la poésie vient poindre sous la prose apparente de ces textes courts, condensés, contes miniatures (au sens où on l’entend en peinture), à la fois délicats et incisifs. Il en résulte une tension stylistique qui s’ajoute à celle du récit proprement dit. Placés sous le signe du « cygne noir », on pourrait penser que leur tonalité générale est mélancolique, voire sombre ou désespérée. Et si une première lecture semble le corroborer, pour ma part j’y vois aussi quelque chose de différent. Plutôt que de recevoir cet ultime recueil comme un adieu que nous aurait adressé Renée Vivien trois ans après sa mort (ce qu’il est aussi), j’y décèle une autre signification, l’expression d’un principe de vie, un enseignement, et puisque nous sommes dans l’univers des contes, comme une morale de l’existence, haute, exigeante, libératrice.

Que nous dit en effet celle qui, pour moi, peut-être plus que le cygne noir ou Ondine, imprime sa marque au recueil, « la reine vagabonde » ? Que tout le prestige, l’apparat d’un statut de reine ne vaut rien en comparaison du vent des grands chemins, du vaste ciel et qu’il est préférable, plutôt que de continuer à vivre dans une prison dorée, d’aller mourir « parmi les pavots éclatants et les clairs bleuets ».

Tous ceux qui n’ont pas cette clairvoyance, ce courage, tous ceux qui se laissent guider par les apparences de la beauté et l’envie de les posséder, par ces faux atours que le sensible met à notre disposition, tous ceux-là finissent par perdre leur bien le plus précieux : leur liberté. C’est le cas de l’homme longtemps hésitant devant la femme-ombre, de la bergère victime du troll, elle aussi, au départ, hésitante, et même méfiante, et qui, pour finir, succombe et s’en repent mais trop tard. Ils prêtent trop l’oreille aux paroles mensongères, n’opposent pas assez de résistance. Ils sont des proies faciles. Peut-être, au fond, parce qu’en eux, plus que chez d’autres, résonne douloureusement « la complainte de Freya », cette nostalgie profonde d’un bonheur perdu, ce regret du lointain printemps, de la jeunesse envolée. Une fragilité secrète, intime, qui les rend vulnérables.

A cette tentation permanente, à ce danger, nous dit Renée Vivien, nous dit « la reine vagabonde », il faut s’opposer avec détermination. Lutter pour rester libre. Et ne rien attendre en échange. Accepter de rester seul. Ne pas vouloir être semblable aux autres quand on est différent, comme le cygne noir qui préfère quitter ceux qui le persécutent et partir vers sa liberté, fût-ce au prix de sa vie. Ne pas compter sur de la gratitude ou une quelconque récompense pour ses actes, comme Ondine le fait comprendre à celui ou celle qui, bien que satisfaisant toutes ses demandes, se voit rétorquer un « Rien » à ses propres souhaits. Non, tu n’auras rien en retour. Savoir dès le départ que la tâche à laquelle on s’attelle peut être inutile et l’accomplir malgré tout, comme le font les trolls de la montagne. Qu’elle soit écrasante en plus d’être inutile et l’assumer quand même, comme le vieil homme greffier des naufrages.

Naturellement, c’est une haute et difficile exigence que d’agir de la sorte. Un effort de tous les instants. Dont on peut sortir brisé, comme Madonna Gemma qui devient une meurtrière, ou pis encore, comme la femme à la louve, « partagée entre le défi et la peur », et que la tempête emporte. Comme le cygne noir qui meurt d’épuisement pour avoir voulu être libre. Et pour ceux qui restent en vie, la douleur est souvent au bout du chemin, ainsi que le rappellent les moniales enfouies dans leur « grand silence blanc ».

Le combat à mener est intérieur. Il se livre contre soi-même, contre ses faiblesses, ses inclinations, dans la mesure aussi où l’on porte au plus profond de soi des atavismes, des liens avec notre passé qui, si on n’y prend pas garde, peuvent se transformer en nœuds coulants, nous piéger. Le mort qui crie vengeance dans les « Rivaux », l’épouse défunte qui rappelle à elle le conjoint survivant (« L’épouse acariâtre ») représentent ce passé qui vit en nous et ne passe pas justement, nous rattrape et nous entraîne loin de la lumière, parmi les ombres prêtes à nous dévorer.

Mais comment, dans ces conditions, nous défaire vraiment de nos chaînes ? Comment obtenir le détachement suprême qui nous libérera définitivement, au-delà de tous les obstacles rencontrés pour y parvenir ? La clef en est peut-être donnée par Ondine quand elle dit qu’il faut imaginer les noyés heureux, « leur cœur aussi débordant et vide qu’un coquillage marin, vide mais plein de la mer » car, et c’est là l’essentiel, « ils ont oublié la douleur de l’amour humain ». Il s’agit donc bien de cela dont il convient de se libérer, le point névralgique dont il faut s’éloigner dans un dernier sursaut, cela la source de tant de souffrances (et l’on pense bien sûr à Renée Vivien et Natalie Barney) et qu’il faut tarir : l’amour.

Ne restent plus alors, autour du lit de l’encore vivante, que trois ombres, silencieuses et attentives, en observation. Elles portent un message d’espoir. Elles portent la mort. La libération.

André Sagne

Un autre film récent, « Seule la terre ». André Sagne a vu et aimé ce film de Francis Lee

Rares, au cinéma, sont les histoires d’amour gay qui ne se déroulent pas dans un cadre urbain ou périurbain, et encore plus rares sont celles qui mettent en scène, non des citadins à la campagne, ou des néo-ruraux, mais bel et bien des paysans sur leurs terres, agriculteurs fermiers ou éleveurs. Or, c’est précisément le cas de Seule la terre de Francis Lee, sorti sur les écrans en France en décembre 2017 et dont l’originalité marque durablement nos mémoires de cinéphiles.

D’emblée, on est plongé, avec un souci du détail et un réalisme qui est l’une des caractéristiques du film, dans le difficile quotidien de Johnny Saxby, un jeune éleveur de moutons du Yorkshire qui vit avec son père et sa grand-mère dans la ferme familiale. Un jeune homme encadré de ces deux parents et qui surnage comme il peut. Autant la grand-mère exerce une vigilance discrète à la maison dont elle assure la bonne marche, silencieuse et inquiète, autant le père, bien que déjà affaibli par la maladie, ne renonce pas à son autorité. Il continue à vouloir diriger l’exploitation en donnant des ordres à son fils et en critiquant son travail, qu’il juge en général mauvais, toujours bâclé à son goût, insatisfaisant pour tout dire. Il ne se rend pas compte qu’en étant ainsi sur ses talons, en ne lui faisant pas confiance, il le maintient dans un état d’immaturité qui le démobilise et l’empêche de se projeter dans ce métier.

C’est l’antique loi des pères qui n’ont de cesse de chercher à tuer leurs fils pour ne pas mourir eux-mêmes. On a là d’ailleurs tous les ingrédients d’un drame. Le père autoritaire, omniprésent mais vieillissant, le fils qui ne trouve pas sa place, et la grand-mère (la mère, elle, a quitté le foyer conjugal, parce qu’elle ne supportait pas la vie paysanne) qui assiste impuissante à ce duel fatal. Mais le film, justement, ne va pas prendre cette direction.

La ferme, on le sent, arrive à peine à les nourrir. L’avenir semble bouché. Ce sera bientôt, c’est peut-être déjà la fin d’une époque. Johnny, pour échapper à cette atmosphère lourde, descend de temps en temps au village, prenant prétexte d’une foire aux bestiaux par exemple (restituée d’une manière très réaliste là encore), pour respirer un moment et oublier les soucis. Ce qui signifie pour lui prendre des cuites au pub, revoyant quelques jeunes de son âge, une fille qui tourne plus ou moins autour de lui avant de s’éloigner, et surtout un garçon avec lequel il a un rapport de sexe, cru, direct, sans fioritures.
Est-il pour autant homosexuel ? Se définit-il comme tel ? Rien n’est dit de ses motivations intimes. Mais son comportement parle pour lui. Ses préférences sexuelles vont manifestement vers les garçons et il doit le vivre sans trop se poser de questions, en n’y attachant pas plus d’importance que cela. Son milieu et son travail ne le portent guère à l’introspection. Peut-il espérer mieux de la vie ?

Comme souvent, l’événement surgit qui modifie le cours de ce que l’on croyait inéluctable. La santé du père est fragile. Il le sent et se résigne à regarder la réalité en face: bientôt, il ne pourra plus gérer la ferme avec son fils. Seul, ce dernier aura du mal à s’en sortir, pense-t-il. Il décide alors de passer une annonce pour recruter un saisonnier. Tout en jurant de le renvoyer s’il ne fait pas l’affaire. L’illusion, toujours, d’un retour à l’ordre ancien devenu dans les faits irréalisable. Et contre toute attente un candidat se présente. IL s’appelle Gheorghe Ionescu et il est roumain.

​C’est le grand renversement du film, son retournement majeur. Le moment où l’arrivée de l’inconnu, de l’étranger fait basculer l’univers de Johnny et le conduit à se découvrir lui-même autre. Les débuts, cependant, ne sont guère encourageants. Le natif du Yorkshire se ferme devant cet immigré qui représente une véritable intrusion dans son existence pourtant si morne. Il lui est carrément hostile. Gheorghe, au départ, fait profil bas. IL ne s’impose pas, observe beaucoup et surtout montre de vraies compétences. Ce que ne tardent pas à constater le père (surpris) comme le fils (peut-être jaloux). Mais il ne précipite rien, n’a d’ailleurs rien de particulier en tête. Lui aussi affronte un inconnu. Victime d’une attaque et hospitalisé, le père est alors marginalisé et laisse face à face les deux jeunes hommes.

La nécessité de partir plusieurs jours tous les deux dans les collines pour la naissance des agneaux, loin de tout, coupés du monde, va jouer le rôle d’un détonateur. Jusque-là cantonnés dans leur rôle respectif, le fils indigne pour Johnny, l’immigré discret et soumis pour Gheorghe, ils vont se libérer de ces caricatures, exposés l’un à l’autre sans filtre, sans témoins, livrés à eux-mêmes dans la nature splendide et âpre du Yorkshire.
Et Gheorghe, lumineux de délicatesse et d’attention, va véritablement accoucher de Johnny en ce sens qu’il va le rendre à sa véritable dimension de personne humaine, à ses désirs, à sa sensibilité, à son intelligence, que ce soit pour faire vraiment l’amour, complètement, de tout son corps et de toute son âme, pour admirer le paysage au lever du jour, se laisser envahir par cette beauté, ou s’occuper le plus tendrement du monde d’un agneau trop chétif, jusqu’à le faire dormir près de leur couche, au chaud, dans son petit enclos improvisé de paille et de carton. Ce sont des images qui restent en mémoire, très précises, très incarnées, authentiques, dans l’air piquant du printemps et sa lumière vive, terre et ciel mêlés, des images de commencement, de bain inaugural, de premier jour de la Création. De l’amour formidablement pur et sexuel de Johnny et Gheorghe. De leur sexualité franche, innocente, que rien ne vient salir ni corrompre. De leur compréhension du monde. En communion avec toute la nature, les bêtes et les plantes. Et le vent partout présent, partout vivant.

C’est le jaillissement de leur amour. C’est le sommet du film. On voudrait y rester à tout jamais. Mais il faut redescendre, rejoindre la société des hommes, ses pièges, ses faussetés. Renouer avec ses propres faiblesses aussi. Gheorghe a plus d’expérience que Johnny, peut-être plus de maturité, l’amour lui trace une perspective, il lui donne un contenu en ayant des projets pour la ferme, pour la redynamiser avant qu’elle ne meure. En revanche, Johnny se remet avec beaucoup de difficultés de ce moment unique qu’il a connu dans la montagne, de cette intensité-là. Il retombe très vite dans ses travers, trop vite, par paresse mais aussi sans doute par peur de ce qu’il a vu s’entrouvrir devant lui grâce à Gheorghe, un véritable avenir d’homme aimé de son homme, sur la terre qui est la sienne et la leur en même temps. Il en est effrayé, c’est trop grand, trop beau après toutes ces années de solitude et il se remet à boire, il retourne sur les vieux chemins usés qui ne sont que des impasses. « Le costume fané couleur cannelle » de Cavafis.
Il cède à la tentation du déjà connu, du déjà vu, il renoue avec le garçon des foires et des pubs, avec le sexe hygiénique, honteux des toilettes publiques, le sexe furtif et brutal. Aussitôt que Gheorghe s’en aperçoit, et ça se passe quasiment sous ses yeux, dans le pub où il buvait sa bière avec lui, il part, il le quitte, blessé, sûrement déçu que Johnny retombe si vite dans ses ornières, se fasse entraîner aussi aisément par son passé sur la pente de l’abandon, par une sorte d’atavisme insupportable.

Car la générosité de Gheorghe pour Johnny, ce don qu’il lui a fait, partage fondateur, nouvelle naissance, cette profonde éducation qu’il peut lui donner est aussi une exigence, un appel à se dépasser. À ne pas se laisser enfermer dans ses habitudes par une routine mortifère. Il a déjà connu des échecs, des exploitations qui n’étaient plus viables, des existences aussi condamnées à la désespérance et il ne veut pas revivre ça, comme il le dit très simplement à Johnny.

Son départ aussi rapide, aussi immédiat, tombe sur Johnny comme un couperet. Une douche froide, un coup de semonce. Un signal qu’il ne faut pas rater. L’absence souligne douloureusement la présence disparue, comme en creux. Elle conduit à en prendre la mesure, la juste valeur maintenant qu’elle n’est plus là. Un pull laissé par Gheorghe le fait comprendre à Johnny, dans une scène extrêmement sensible, où, redevenu seul dans sa chambre comme au temps de l’adolescence, il le trouve par hasard, le caresse, en tâte la laine, se remémorant tout ce que Gheorghe lui a fait découvrir de son corps, de la beauté de sa terre et de son travail. Sa sensualité, sa tendresse infinie. L’émotion est trop forte. Johnny se rend compte qu’il aime cet homme et il part à sa recherche, veut le retrouver pour le ramener à la maison où père et grand-mère, finalement, ayant tout compris sans avoir rien eu à demander, l’attendent aussi.

On tremble qu’il n’y parvienne pas, qu’il retombe dans sa vie d’avant. Bien des films auraient choisi une telle fin et, consciemment ou non, auraient ratifié d’une conclusion morale l’issue forcément malheureuse d’un amour impossible. Ici, rien de tel. La dernière image du film, celle de la porte d’entrée qui se referme sur les deux hommes, est une image d’espoir. Oui, un espoir est possible, nous dit-elle, on peut imaginer que Johnny et Gheorghe vont vivre leur amour là, sur cette terre du Yorkshire, s’aimant et travaillant ensemble, nimbés de cette lumière, de cette nature. Heureux. C’est le message du film et de son réalisateur, Francis Lee, l’optimisme qui nous redonne énergie et courage et nous fait enfin voir les choses autrement que sous le signe du malheur. Ce n’est pas si fréquent. En cela, Seule la terre s’oppose à toutes les tragédies qui ont si souvent distingué les amours homosexuelles à l’écran. À croire qu’il serait voué à l’échec de vivre selon son propre désir. À croire que la mort seule attend les amants. Et de conforter ainsi la norme hétérosexuelle en donnant de l’homosexualité une image exclusivement négative. Sans joie et sans avenir. En cela, Seule la terre est véritablement l’anti- Brokeback Mountain.

André Sagne

Dans TRANSVERSAL Amélie Weill écrit…

13/12/2017
Par Amélie Weill
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Dans son livre, le journaliste Didier Roth-Bettoni explore la façon dont le cinéma a mis en lumière les plus sombres années de l’épidémie. Le recueil, accompagné du DVD de Zero Patience, est saisissant.

Le succès de 120 battements par minute, consacré à Act Up-Paris et à la lutte contre le sida, vient ponctuer trois décennies durant lesquelles le cinéma s’est doucement emparé du sujet. Didier Roth-Bettoni retrace ce long chemin fait d’images. S’il n’est pas exhaustif, le parcours est vibrant, contrasté et remarquablement documenté. Bien sûr, pour accomplir le voyage, il faut aller à la rencontre de tous ces fantômes, les cinéastes et les autres, tombés au fil du combat.

Il y a d’abord les premières images, celles qui peinent à arriver et qui viendront raconter, avec des films aussi différents que Les Soldats de l’espérance ou Un Compagnon de longue date, comment l’épidémie s’est abattue sur les communautés homosexuelles occidentales, balayant une insouciance pourtant durement acquise. Puis, les images deviennent vitales, pour lutter contre le silence et la mort, contre le déni des autres. Brandies comme des armes pour faire tomber les mythes – tel celui du « patient zéro », tourné en dérision dans Zero Patience – et faire avancer la cause, elles résonnent dans la société. Chacune à leur manière, elles aident à comprendre la maladie, les malades et leur famille de cœur. Le journaliste, grand spécialiste du cinéma LGBT, ausculte ces impacts, de Philadelphia aux Les Nuits fauves, en passant par Les Témoins ou le téléfilm Un Printemps de glace. Mais les images sont surtout intimes, viscérales ou militantes (comme les œuvres du satirique Rosa Von Praunheim ou de l’ardent Derek Jarman), reflets de la colère de la communauté homosexuelle et du torrent créatif qui en découle.

En bonus à cet hommage bien vivant, le film du Canadien John Greyson, Zero Patience, sorti en 1993, offre, de façon irrévérencieuse, intelligente et jubilatoire, une vision de tous les enjeux que pouvait alors représenter le sida.
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articles/712-Pierre-Berge,1930-2017https://transversalmag.fr

Un film récent, à voir, Call Me by Your Name,…

Les deux génériques de ce film – celui du début, celui de la fin – sont magnifiques. Voilà ce qu’il est d’abord possible de dire à propos de Call Me by Your name ! Le déroulement ne doit en aucune façon être révélé à celui qui n’a pas encore vu le film et bien malin celui qui serait en mesure de rendre par de la prose un climat qui doit tout à une approche poétique et sentimentale des situations vécues par les personnages de cette histoire.

Certains plans silencieux « parlent » mieux qu’aucun discours, certaines émotions s’insinuent dans l’esprit – disons même le cœur – du spectateur de manière si naturelle qu’il peut facilement s’imaginer que c’est sa propre existence qui est en jeu, que ce qui le trouble ressemble à ce qu’il a déjà connu, plus sûrement à ce qu’il aurait aimé connaître aussi.

Elio, le jeune héros du film, a dix-sept ans. C’est sensiblement l’âge de Roméo, exactement – à une nuance près… – les mêmes premiers émois du cœur que ceux du personnage shakespearien. L’action est située en Italie, en partie dans une villa de rêve entourée d’un jardin où il suffit de tendre le bras pour cueillir une pêche juteuse ou un abricot mûr à point. On se baigne dans des endroits sublimes, on fait du vélo dans une campagne idyllique ou dans des rues bordées de palais moyenâgeux qui ne sont même pas des décors de cinéma mais des lieux de vie bien réels comme il en existe encore tant en Italie. L’été s’écoule lentement, partagé entre des activités sérieuses (lecture, archéologie, musique), d’autres voluptueuses.
Nous sommes en 1983. Comme on savait alors vivre avec grâce, ou même vivre tout court, en ces temps où nul n’était accroché à son téléphone portable ! À cette époque, en Italie, on trouvait encore de vieux trains dont chaque compartiment disposait d’une porte ouvrant directement sur le quai.

Ce qui n’a pas changé – c’est en tout cas à espérer – c’est la manière qu’on les êtres de se désirer, de s’aimer ; parfois de se faire du mal et de souffrir.

Oh ! ce générique de fin. Si j’affirme que c’est l’un des plus beaux moments du film, on ne me croira pas… jusqu’à ce qu’on l’ait vu. Il est bouleversant, il vous remue l’âme et rappelle, à ceux qui l’auraient oublié, qu’il est des souffrances auxquelles on ne renoncerait pour rien au monde. Le jeune acteur Timothée Chalamet, qui interprète cette scène tout en émotion contenue, donne ici la pleine mesure d’un talent d’une subtilité sans exemple. Il est magnifique d’un bout à l’autre du film.

Que les autres interprètes me pardonnent – l’un d’entre eux tout spécialement – si je n’en dis pas davantage à leur sujet, ce serait dévoiler une partie de l’intrigue, ce que je me refuse à faire. Mais la distribution entière est remarquable, avec une mention spéciale pour… mais non, sous peine d’éventer la surprise, je ne peux pas call him by his name…

Alain Sœfffler

PS du webmestre : à remarquer dans le coin droit en haut de la couverture la tête du Faune Barberini (Glyptothèque de Munich) dont on peut trouver la reproduction complète dans l’excellent essai de William Marx, Un savoir gai, 2018, aux éditions de Minuit.

Sur France Culture, dans l’émission LSD – La Série Documentaire, Didier Roth-Bettoni, auteur de Les Années sida à l’écran …

EMISSION : LSD-La Série Documentaire, tous les jours sur France Culture de 17 à 18h.

Série : « Quand la création raconte le sida » produite par Didier Roth-Bettoni, réalisée par Nathalie Battus
diffusée du 9 au 12 avril

Episodes :
1) Dire sa vie, dire sa mort

Plus qu’aucune autre maladie sans doute, le sida a produit un art de l’intime, un art autofictionnel où des créateurs de toutes disciplines ont utilisé leur vécu le plus personnel de la maladie pour faire œuvre, non seulement de témoignage mais aussi d’affirmation, de combat et de refus de la fatalité.

Hervé Guibert est certainement, avec son roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, l’un des précurseurs de ce que l’on nommera plus tard l’autofiction. Toute la littérature sida, et presque tout l’art de ces années sida qui courent de 1981 à 1996 (c’est-à-dire avant l’apparition des trithérapies), sont, de la même manière, marqués par cette même dimension infiniment personnelle, tragiquement intime. C’est en effet à la première personne que des auteurs confrontés à leur mort imminente se lancent dans des récits au réalisme cru où se mêlent douleurs, pathologies, traitements, affaiblisse-ment physique, solitude, solidarité communautaire, peur de la mort, colère envers le désintérêt poli-tique ou les lenteurs de la recherche… Produites par de jeunes artistes foudroyés et révoltés par l’injustice du sort qui leur est promis, ces œuvres sont à la fois des témoignages et, comme les films de Derek Jarman ou les pièces de Copi, des manifestes de résistance. Elles sont aussi porteuses, pour nombre d’entre elles — à l’image du Ruban noir de Vincent Borel — d’une énergie vitale folle, où la sexualité et l’étourdissement dans la fête, dans la musique techno, dans les drogues récréatives tiennent une place importante, comme autant d’exutoires face à la catastrophe ambiante…

Participants : Vincent Borel, romancier, auteur de Un ruban noir (1995) ; Bruno Geslin, metteur en scène de la pièce Chroma, d’après Derek Jarman ; Philippe Calvario, metteur en scène des pièces Une visite inopportune, de Copi, Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, et Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès.
Archives de Hervé Guibert, Cyril Collard, Guillaume Dustan, Christophe Bourdin, Jean-Luc Lagarce.
Extraits d’œuvres de Derek Jarman (Blue), Copi (Une visite inopportune), Jean-Luc Lagarce (Jus-te la fin du monde), Hervé Guibert (La Pudeur ou l’impudeur), Christophe Bourdin (Le Fil), Cyril Collard (Les Nuits fauves), Sophie Calle (No sex last night), Bruno Geslin (Chroma), Vincent Borel (Un ruban noir).

2) Corps souffrants, corps combattants

Très vite après l’apparition du sida, la question de sa représentation se pose pour les artistes. Et avec elle, la question de l’incarnation : comment donner corps à la maladie ? Comment la donner à voir, à percevoir, à ressentir ? Comment montrer des corps meurtris, décharnés, épuisés sans céder à la victimisation ?

L’enjeu de la représentation frontale de ces corps, c’est celui de la visibilité du sida dans une société qui a tendance alors à détourner les yeux ou à se désintéresser d’une maladie considérée comme celle de minorités et de « groupes à risques”. Alors que les images portées par les médias sont alors celles, compassionnelles, de corps victimes, c’est aux artistes que va incomber la tâche d’incarner le sida sur d’autres modes, moins passifs, plus combatifs, engagés dans un corps-à-corps tant contre la maladie que contre les discriminations (politiques, sociales, économiques, etc.) qui y sont attachées. Le corps souffrant tel qu’ils le réinventent, leur propre corps souvent, s’impose ainsi, dans toutes les disciplines artistiques, comme un corps en lutte.

Participants : Elisabeth Lebovici, historienne de l’art et activiste de la lutte contre le sida, autrice de Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXè siècle (2017) ; Aurélie Van Den Daele, metteure en scène de la pièce Angels in America, de Tony Kushner ; Bruno Geslin, metteur en scène de la pièce Chroma, d’après Derek Jarman ; Olivier Normand, comédien et danseur.
Archives de Jean-Luc Lagarce, Guillaume Dustan, Nan Goldin, Raimund Hoghe.
Extraits d’œuvres de Hervé Guibert (La Pudeur ou l’impudeur), Guillaume Dustan (Dans ma chambre), Tony Kushner (Angels in America), Bruno Geslin (Chroma), Alain Buffard (Mauvais genres), Zoe Leonard (I want a dyke for president), Felix Gonzales Torres…

3) Traiter les traitements

L’arrivée des trithérapies en 1996 a changé la vie des séropositifs et des malades du sida en leur donnant un avenir qui leur semblait jusqu’alors interdit. Ces évolutions médicales ont aussi entraîné des modifications profondes des représentations du sida…

Présente dans nombre d’œuvres ayant trait au sida, la dimension médicale de la maladie a eu une influence considérable sur les manières de raconter le sida, obligeant les principales associations à se doter de médias propres pour en rendre compte, mais aussi la presse communautaire gay à mettre en place des outils rédactionnels spécifiques, multipliant témoignages à la première personne, in-formations médicales ou conseils pour « vivre avec ».
Ces évolutions médicales ont également eu des répercussions artistiques : l’arrivée des trithérapies en 1996 et leurs conséquences sur la vie des séropositifs et des malades, en est l’illustration la plus nette, tant la différence est marquée entre les œuvres d’avant et celles d’après, celles où la mort gagne (presque) toujours à la fin et celles où l’avenir est à nouveau possible.
Plus que tout autre peut-être, un duo de cinéastes, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, a eu à cœur dans quasiment chacune de ses fictions d’enregistrer l’histoire de ces évolutions et de leurs conséquences sur les modes de vie, des tragiques années sida (Nés en 68) à la prévention pré et post-exposition (Théo et Hugo dans le même bateau)… Leur cinéma en guise de fil rouge de cet épisode.

Participants : Olivier Ducastel et Jacques Martineau, réalisateurs de Jeanne et le garçon formidable (1998), Drôle de Félix (2000) et Théo et Hugo dans le même bateau (2016) ; Christophe Martet, journaliste et activiste de la lutte contre le sida, ancien président d’Act Up-Paris ; Vincent Boujon, réalisateur du documentaire Vivant ! (2015).

4) Hanter la forêt fantôme

La forêt fantôme des artistes et des militants disparus durant les années sida ne cesse de hanter les survivants de cette génération dont les œuvres travaillent ainsi sur le deuil à la fois individuel et collectif, et sur la mémoire toujours vive de cette histoire.

Le sida a fauché toute une génération. D’artistes bien sûr, qui n’ont pas eu le temps pour nombre d’entre eux de construire leur œuvre, de militants qui se sont battus jusqu’au bout de leurs forces, mais aussi d’amis, d’amants, de proches auxquels des écrivains, des réalisateurs, des créateurs de toute nature ont eu à cœur de rendre hommage. Un corpus artistique du deuil et de la mémoire de la maladie s’est ainsi peu à peu constitué, que ce soit dans la douleur immédiate de la disparition ou plus à distance, sur un mode historique visant non seulement à rendre justice à ce passé, à revisiter cette histoire mais aussi à réactiver la conscience que l’épidémie de sida n’est pas achevée et que l’engagement est toujours nécessaire.

Participants : Robin Campillo, réalisateur de 120 battements par minute (2017) ; Olivier De Vleeshouwer, romancier, auteur de La vie des morts est épuisante (1997) ; Jean-Michel Gognet, président de l’association Les Amis du Patchwork ; Stéphane Gérard, réalisateur du documentaire Rien n’oblige à répéter l’histoire (2016) ; Philippe Artières, historien, créateur de l’association Sida-mémoire; Elisabeth Lebovici, historienne de l’art et activiste de la lutte contre le sida, autrice de Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXè siècle (2017).
Extraits d’œuvres de Robin Campillo (120 battements par minute), Olivier De Vleeshouwer (La vie des morts est épuisante), Denis Lachaud (Ma forêt fantôme), Lionel Soukaz (Journal annales), Stéphane Gérard (Rien n’oblige à répéter l’histoire), Marlon Riggs (Tongues untied)

Un collaborateur d’Outre-Manche au théâtre

Timothy Suffolk est un passionné de théâtre. La photo ci-dessous le montre dans le rôle de Lord Hastings dans Richard III. Il a aidé celui-ci à monter sur le trône, mais le roi l’accuse de trahison et il sera décapité, Lord Hastings, bien sûr, pas Timothy (Tim pour les amis) Suffolk, heureusement pour nous… et d’abord pour lui !

Les Argentins se souviennent de Lorca… Rapporté par El Pais du 19 août 2016, cet article sur une commémoration de l’assassinat de Federico

Hace 80 años, Federico García Lorca era fusilado a manos de tropas franquistas en su Granada natal. Desaparecido desde entonces, el poeta universal no tiene una tumba sobre la que sus admiradores puedan dejar flores o mensajes, pero en este nuevo aniversario de su muerte ha recibido homenajes de todos los rincones del mundo. Desde Argentina, país que García Lorca visitó en 1933, un grupo de actores recita Poema doble del lago Edén, incluido en Poeta en Nueva York. El tributo, organizado por el Ministerio de Cultura argentino, coincide con la decisión de la Justicia del país suramericano de investigar su detención y asesinato.

« Era mi voz antigua/ ignorante de los densos jugos amargos./ La adivino lamiendo mis pies/ bajo los frágiles helechos mojados », arranca Roberto Carnaghi, para dar paso al humorista gráfico Tute -hijo del historietista Caloi- y después a la actriz y cantante Natalie Pérez y a Tini Stoessel, más conocida por su personaje de Violetta en la serie homónima de Disney. Justina Bustos y Fernando Dente completan la nómina de artistas convocados.
García Lorca llegó a Buenos Aires el 13 de octubre de 1933 en el Conte Grande y se convirtió en el gran invitado del movimiento cultural porteño durante los seis meses que permaneció en la ciudad. De la mano del asturiano Pablo Suero, el poeta se dejó querer por la capital argentina, en la que gozaba « de fama de torero », según sus propias palabras. El hotel Castelar de la Avenida de Mayo y cafés de esa histórica avenida aún recuerdan su paso por la ciudad, que durante el periodo de entreguerras era un foco de atracción para intelectuales y artistas de todo el mundo.

UN ANGE À SODOME de Claude Achille Clarac, alias Saint Ours

Michel Rachline (1933-2012), ami proche de Jacques Prévert, écrivain et critique littéraire (il a participé à des émissions littéraires comme « Radioscopie » de Jacques Chancel ou « Apostrophes » de Bernard Pivot) écrivait à propos du recueil de nouvelles de
à propos du recueil de nouvelles de Saint Ours, « Un Ange à Sodome »: « Dans ce livre, Sodome représente l’homosexualité sublimée. Ici, l’ange, c’est l’homme […] Au matin, la Beauté danse ; à la fin, c’est elle qui rend à l’ange son visage d’homme, le seul visage qui ressemble à celui d’un dieu. Ce livre est inoubliable. »

Pourtant, et malheureusement, on a oublié « Un ange à Sodome », publié en 1973 chez Guy Gauthier éditeur. Sera-t-il à nouveau publié avec l’autorisation de l’ayant-droit de Saint Ours, nom de plume de Claude Achille CLARAC (1903-1999) ? Le recueil comporte sept nouvelles, toutes passionnantes et superbement écrites. Ambassadeur de France au Moyen-Orient, au Maroc, en Asie, Claude Clarac a écrit et publié sous le pseudonyme Saint Ours ces nouvelles dont l’inspiration est entièrement homosexuelle. S’il dissimulait ainsi sa propre homosexualité, en raison de sa carrière de diplomate, le silence qui a suivi sa mort en 1999 n’a pas permis que lui soit attribué ce seul ouvrage littéraire dont il fut l’auteur. Roger Peyrefitte n’ignorait pas l’identité de Saint Ours, mais ne l’a jamais ouvertement révélée. Sans doute le mariage (blanc) de Clarac, en 1935 à Téhéran, avec Anne-Marie Schwarzenbach [voir photo ci-dessous], riche héritière, voyageuse, lesbienne à la belle allure de garçon, a-t-il contribué à épaissir ce silence autour de l’auteur d’ »Un ange à Sodome ». Ainsi à l’occasion d’une quinzaine récemment consacrée à Anne-Marie Schwarzenbach, organisée par le Centre culturel franco-allemand de Nantes, Claude Clarac fut-il associé à cette aventurière illustre dans une exposition sous l’intitulé « Achille Clarac et Anne-Marie Schwarzenbach, deux rebelles ». Une autre exposition lui fut consacrée à lui seul, mais exclusivement des « dessins et photographies de l’ambassadeur ». De son livre il n’était pas question.
Les sept nouvelles, « Journal d’un Ange », « L’enlèvement de Ganymède », « Le château des sables (Oukhaidour), « L’écurie des Centaures », « Le juge et l’assassin » (sans rapport aucun avec le film du même titre de Bertrand Tavernier, en 1976), « Chronique d’une  » saison des pluies », « Le Bout du Monde », ont chacune un cadre différent : la Sodome biblique où un ange à la beauté renversante est envoyé par Jéhovah, la Troade où vit le bel adolescent Ganymède, un désert oriental, le Siam, l’Anjou, Marrakech…

Si l’auteur fait des emprunts aux mythes bibliques ou grecs dans les deux premières nouvelles, il en réinvente totalement la trame romanesque. Ainsi l’ange qui, sous des traits humains, mais sans expérience des amours terrestres, fait étape à Sodome, succombe-t-il au charme du jeune page Youssef : « (…) nos doigts se touchèrent. Je fus soudain bouleversé. Le cœur que Dieu m’avait prêté se mit à battre follement, ma gorge s’étrangla d’une angoisse dont je ne comprenais pas la cause et une sournoise impatience se nicha en même temps au fond de mes entrailles. » (p. 32). À la cour d’amour qui, semblable aux banquets de la Grèce antique, se tient chez le prince, on devise de l’amour. La plume de l’auteur s’abandonne à des élans lyriques : « Trouverai-je des mots pour célébrer ce dont tu me combles, ô mon bien-aimé ? Je ne sais que me taire quand j’approche ma lèvre de la tienne, car seul importe alors le miel de ta salive et mes yeux s’éblouissent lorsque, plongeant dans les tiens, ils y voient monter la crue de ton désir. » (p. 44). L’ange saura « se désenchanter des cieux » pour accepter l’amour humain des garçons, quitte à se perdre dans le « péché ». On ne peut tout citer de ce texte admirable qui nous fait rencontrer des Sodomites heureux, hospitaliers envers les étrangers comme Tristan, un grand barbare blanc à la chevelure fauve, qui a fui son pays à cause de son amour des garçons, ou comme Alexandre qui préfère « le menton qui râpe et les cuisses velues » aux jeunes gens, aux adolescents, aux gamins dont « la raie du cul sent (encore) le lait ». Dans ces cours d’amour on parle même du prépuce qui « protège le bouton de rose, exquisément sensible, qui ne se découvre qu’à bon escient et symbolise ce qu’il y a de plus délicat dans l’émotion de l’amour. » (p. 42). Le juge et l’assassin rapporte une rencontre amoureuse plus sombre : une nuit, un juge aborde, sur le Champ-de-Mars, André qui sera son assassin. « En répondant à cet appel d’un monde trouble, écrit-il dans son journal, le « Cahier rouge » trouvé après sa mort, je m’avance vers un destin qui m’attire autant qu’il me trouble. » (p.127). Il y relate la première nuit passée avec lui : « Cette nuit-là fut en vérité mémorable. Le fut-elle aussi pour André ? Peut-être après tout. Il mettait à s’ouvrir une frénésie de violence qui n’était qu’un paroxysme de virilité. … Nu, traversant ma chambre avec la précise légèreté qui ne l’abandonnait jamais, il se serait fait hacher plutôt que d’avouer que le plaisir lui remuait déjà les entrailles […] » (p. 128). Quand, dans Chronique d’une saison des pluies, le narrateur délaisse Somnuk, l’adolescent qui s’occupe de ses plantes, il s’intéresse à Wangchaï. « Je pratiquais depuis longtemps Wangchai (…) Le besoin de volupté que j’étais sans doute le seul à lui donner le ramenait toujours chez moi. Cet homme si masculin, si admirablement musclé, si baiseur de filles éprouvait un plaisir délirant à me faire jouir en lui. » (p.147).

Dans une langue riche et toujours maîtrisée, Achille Clarac, alias Saint Ours, sait susciter l’attente et l’intérêt de son lecteur. Il raconte, par exemple, encore une rencontre dans Le Bout du monde, c’est-à-dire la drague d’Antoine, jeune étudiant, à Angers. « Je rêvais aux hasards qui nous avait échoués l’un contre l’autre […] Une aventure ? Il avait pourtant fallu un singulier concours de circonstances pour que je croise Antoine, et le conduise aux Ponts-de-Cé. J’effleurai ses cheveux et sa bouche si légèrement qu’il ne s’éveilla pas, mais puisqu’il fallait que cette minute s’écoulât, je posai ma main sur son sexe comme si j’avais voulu capturer un oiseau. La volupté qui le gonfla lentement dans ma paume dissipa peu à peu l’engourdissement de son sommeil […] je sus qu’il ne dormait plus. » (p.189). « Six années passèrent… », mais nous ne rapporterons pas ici la fin de cette nouvelle qui ressemble tant à la vie.

Comme on le voit, Saint Ours ne s’effraie pas de dire la vérité des rapports charnels, avec à la fois une crudité voulue et une délicatesse poétique, avec en fait beaucoup de vérité. La littérature lui aura donné l’occasion de donner libre cours à l’homosexualité que sa carrière diplomatique (comme son époque) l’a obligé à dissimuler toute sa vie. Ses mots disent avec la plus grande justesse ce qu’il en est de l’amour véritable, de la communion des corps : « Qu’il est difficile, lit-on dans la dernière nouvelle du recueil, d’attribuer à ce fils de famille de dix-huit ans l’érotisme dont je témoigne ici ! Les actes de l’amour, leurs finesses, leurs délires sont de la plus haute poésie, mais ils ont été souillés avec tant de persévérance, que les mots qu’il faut pour les décrie en restent avilis. Est-il possible de les réhabiliter ? Et, si je n’y parviens pas, serai-je taxé de pornographie ? » (p. 205).

A-t-on mieux formulé la question de la « littérature homosexuelle » trop facilement et souvent qualifiée de pornographie en effet ?

Livre inoubliable, en effet. À lire si on le trouve, d’occasion évidemment. Un livre à ne pas oublier !

Voir aussi sur le Bulletin Trimestriel Quintes Feuilles :

https://www.quintes-feuilles.com/wp-content/uploads/BTQ-F3.pdf

Après le triomphe de « 120 battements par minute » aux Césars 2018

À sa sortie, je me suis dit que je ne pourrais pas aller voir ce film en tant que simple spectateur. Ce n’était pas pour moi un film comme les autres. Et de fait, j’ai attendu plusieurs semaines avant de le voir.
Je suis gay, j’ai vécu à Paris dans les années 1990, celles du film, et je redoutais de me replonger une nouvelle fois dans cette période de ma vie où j’avais peur, où l’annonce des deuils était quasi quotidienne, où j’avais l’impression de ne traverser Paris que pour me rendre de mon domicile à mon travail et vice versa sans jamais pouvoir dévier, comme si je me tenais sur une étroite passerelle suspendue au-dessus du vide. À quoi bon revivre tout ça par écran interposé ?
Je n’avais pas non plus milité à Act-Up, seulement participé aux défilés du 1er décembre et si, après beaucoup d’hésitations, je m’étais décidé à devenir volontaire pour Aides, cela ne représentait pas le même engagement, comme le film le rappelle dès ses premières minutes : « Nous ne sommes pas une association de soutien aux malades » dit le représentant d’Act-Up aux nouveaux.
Pourtant, je savais que je ne pouvais pas ne pas aller le voir. Parce que c’était aussi un peu de mon histoire qui y était rapportée, qu’on ne peut pas effacer le passé et que les morts, on les porte avec soi pour toujours.
Et je n’ai pas regretté d’y être allé. Ce film, on le constate immédiatement, nous parle de l’intérieur. Il n’est pas comme beaucoup d’autres un point de vue donné de l’extérieur, en surplomb, comme étranger à son sujet. Non, le film de Robin Campillo en parle intimement, avec sensibilité et profondeur. Et en même temps il reste accessible, je pense, à tous ceux, hétéros ou trop jeunes, qui n’ont pas connu cette histoire et vont la découvrir. En cela 120 battements par minute est précieux : il raconte notre histoire et il la fait partager au plus grand nombre.
D’entrée, on est plongé dans une RH (réunion hebdomadaire) d’Act-Up Paris et la séquence peut paraître longue au spectateur d’aujourd’hui. C’est pourtant, à mon sens, la base même du film, son terreau. Ce qui en valide la suite. On sent très vite la qualité de la restitution, l’engagement des acteurs, le grand soin apporté à l’authenticité des échanges entre les participants, ce que Robin Campillo appelle « le parler pédé ». La dynamique vient alors d’une narration à trois temps qui démultiplie l’histoire. En réunion est choisie une action avec ses modalités, qu’on voit ensuite se dérouler à l’écran dans les difficultés et les résistances du réel, enfin ladite action fait l’objet d’une restitution dans la réunion suivante en une sorte de retour d’expérience. Ainsi passe-t-on de la parole à l’action et de l’action à la parole.
S’il en restait là, le film ne dépasserait pas cependant le cadre du documentaire. De très bonne facture certes, mais il ne toucherait pas le public comme il le fait. En s’élargissant à l’histoire d’amour entre Nathan et Sean jusqu’à son dénouement final, il donne une épaisseur psychologique et une profondeur à ce qui, sinon, aurait pu être entravé par trop de didactisme. Il confère à la pulsation qu’évoque le titre du film sa dimension pleine et entière : celle de l’amour, celle de la vie véritablement vécue. Sur fond d’engagement total, sans réserve, il montre, hors de tout psychologisme, dans l’évidence des regards, comment se nouent étroitement vie militante et vie privée, collectif et individuel. C’est cette osmose, rarement atteinte en temps normal et qui se fait ici sous le signe de l’urgence, qui emporte le film, lui donne son ampleur et son universalité. Ce que l’on dit, ce que l’on vit, ce que l’on fait, tout s’unit, tout se relie. Comme le montre la dernière scène, la mort elle-même devient un acte militant.
Nathan et Sean sont au départ très éloignés l’un de l’autre. Nathan est nouveau dans l’association quand Sean est déjà une figure centrale du groupe, un concentré d’énergie militante à lui tout seul. Leurs tempéraments semblent également opposés. Autant Nathan est discret, calme, silencieux, dans une posture d’observation, autant Sean est exubérant, extraverti, traversé en permanence d’un sentiment de révolte, d’une colère qui ne faiblit pas. Mais dans ce combat qui pourrait le durcir, il a gardé sa sensibilité, la faculté d’être attentif à l’autre, ce qui l’humanise et lui évite d’être prisonnier de son image de rebelle. C’est tout cela qui passe dans la scène où ils se parlent vraiment, où Nathan raconte son histoire et où l’on sent Sean attentif et séduit, assis côte à côte, et filmés presque visage contre visage, cadrés étroitement par la caméra, sur les bancs de l’amphi qui voit se dérouler une énième RH.
Dans leurs regards tout cela passe. Le désir dans sa puissance intacte, la délicatesse de l’amour qui naît. Et ils se regarderont encore, de plus en plus, ils se parleront encore quand ils seront devenus amants, Sean à son tour racontant son histoire, le plus intime, ce sur quoi on ne pose pas de question, la façon dont il a été contaminé.
Ils vont ensemble jusqu’au bout de leur amour. Jusqu’à son aboutissement. Jusqu’à la mort. Nathan ou Sean aurait pu fuir, pour toutes les raisons que l’on devine, par rapport à leur situation respective. Ils plongent au contraire tête baissée dans cet amour que les gens raisonnables auraient soigneusement évité. Ils s’aiment. Ils vont ensemble se baigner nus dans l’Océan, sur ces plages landaises qui leur offrent l’infini et le soleil, dans le tremblement de leurs pas et la lumière de l’été. Ils s’aiment. Dans cette chambre d’hôpital qui pue la mort, dans une lumière blanche qui creuse violemment les corps, et alors que Sean est très faible, ils trouvent encore le moyen de faire l’amour, en un formidable pied de nez contre tous les fatalismes, guidés par leur seul désir, en une scène de masturbation qui est une déclaration de vie et un superbe geste d’amour de Nathan envers Sean.
En entrelaçant ainsi la précision documentaire aux cheminements du désir et même à son exacerbation, 120 battements par minute réussit à rendre hommage au courage des militants qui n’ont pas baissé les bras et ont voulu vivre jusqu’au bout en atteignant le cœur de chacun d’entre nous. C’est, je crois, la signification de l’image la plus frappante du film peut-être, celle de la Seine devenant rouge de sang. On pense à la force symbolique que cette image revêt notamment dans la mémoire protestante, celle du massacre, et qu’Agrippa d’Aubigné a fixée dans ses Tragiques . Le sang des victimes du sida qui rougit les eaux de la Seine apparaît alors comme l’expression la plus vive, la plus bouleversante de ce que furent ces années-là, une Saint-Barthélemy des pédés.

André Sagne

Dans LE MONDE DES LIVRES du vendredi 9 février 2018

Lorsqu’elle meurt à Paris en novembre 1909, à 32 ans, Renée Vivien vient de remanier quelques textes parus en 1902 et 1904, dans un souci d’ellipse et de sobriété qui fait la nature propre de ce recueil, Le Cygne noir. Publié par les soins de sa sœur, qui choisit de restaurer l’identité familiale de la femme de lettres en le signant Pauline Mary Tarn, il ne paraît qu’en anglais et en tirage limité début 1912. L’inspiration scandinave, avec ces atmosphères inquiétantes qui ouvrent sur un fantastique proche de celui de Poe, ne distrait pas de l’essentiel, si profondément ancré dans l’ œuvre, prose et poésie, de Renée Vivien : l’amour vu sous un jour sombre, sinon désespéré, puisque l’harmonie semble impossible entre hommes et femmes. Ces contes cruels,réédités pour la première fois, ont l’intranquillité stimulante qui fait la force d’une écrivaine rare.

LE CYGNE NOIR/THE ONE BLACK SWAN de Renée Vivien. ErosOnyx. Édition bilingue, présentée par la traductrice Nicole G.Albert, ErosOnyx, 60 p., 14 €.

Philippe-Jean CATINCHI