Dans « Nos Enchanteurs » Michel Kemper écrit sur « Treize Poèmes »

Nos Enchanteurs – Pauline Paris (photo non créditée tirée de son site)

Ce qui est bien avec ces prévisions alarmistes sur le déclin du CD, c’est que pour exister encore, pour le mériter, nos amis les artistes rivalisent d’imagination, de créativité, de talent, pour donner à ce support laser finissant un attrait supplémentaire, une légitimité nouvelle. Fini ces lasers sans âme dupliqués à l’infini, voici le temps de l’objet d’art, d’un disque-désir.
Parlons justement de désir. De ces Treize poèmes de Renée Vivien, que retenir en premier, comment le définir ? C’est un livre manifestement, certes de peu de pages, mais un livre, amoureusement mis en pages (mis en images par Elisa Frantz, introduit par Hélène Hazera, présenté par Nicole G. Albert), sobre typo et couverture dont on ne cesserait de caresser le lisse du papier. C’est un disque, aussi (et surtout ?), le nouvel album de la parisienne Pauline Paris, qui met ici en musique ces poèmes de Renée Vivien. A vous de décider si vous rangez cet opus dans les rayonnages de votre bibliothèque, ou ceux de votre discothèque.
« Toi qui fus, par les soirs d’été / Ma maîtresse et ma Volupté / L’ardeur du baiser t’abandonne… / Ah ! Les violettes d’automne ! » Renée Vivien ? Une des « scandaleuses de la littérature », « Muse aux violettes » digne héritière de Sappho de Lesbos, qui mit en vers et contre tous la passion des amantes. A la première personne, ses vers mêlent sans fard poésie et saphisme. « Née à Londres en 1877, Renée Vivien développe une œuvre prolifique d’inspiration classique et helléniste, doublée d’une esthétique symboliste. Durant sa courte vie – elle meurt à Paris à l’âge de 32 ans, il y a cent-dix ans – elle publie neuf recueils de poèmes, parcourus de passions et d’extases, de muses voluptueuses et révoltées ». « Et tu passes, ô Bien-Aimée / Dans le frémissement de l’air / Mon âme est toute parfumée / Des roses blanches de ta chair ».
Des amours lesbiens portés par une douce musique, faite de cordes et de harpe ? Que nenni, mais un choix de musiques qui parfois font fanfare, pétante, colorée, pour le moins dynamique. Parfois jazzy, qui caresse l’épiderme. Parfois presque valse, qui entre en danse. Et délicieux slows funèbres et bossa langoureuse, ballades folk… On n’a pas tiré pudiquement les rideaux sur ces déclarations d’amour de femme à femme : elles sont exposées comme on le ferait sur un kiosque à musique. C’est pas mis « réservé à un public averti » : ce ne sont après tout que des sentiments, des émotions dans la couche de leur poésie, rien que de très normal. Si ce n’est qu’ils nous encourageraient presque au désir… « Tu viens troubler les fiers desseins / Par des effluves de caresses / Et l’enchevêtrement des tresses / Sur les frissons ailés de tes seins » Est-ce bien ? Oui, c’est un très bel album, délicieux.
Suivra le mois prochain (le 22 novembre précisément), un autre ouvrage, livre écrit par Pauline Paris et Léa Lootgieter, retraçant « l’histoire de quarante chansons cryptées – lesbiennes – de la complicité de leurs paroliers et parolières et de leurs interprètes, aux cabarets et aux clips, de la réception par la critique à l’accueil du public… qui ne sait pas toujours ce qu’il fredonne » (aux éditions iXe).

Pauline Paris, Treize poèmes (de Renée Vivien), livre-CD, éditions ErosOnyx 2019. Le site de Pauline Paris, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elle, c’est là.

http://www.nosenchanteurs.eu/index.php/2019/10/08/pauline-paris-amours-lesbiens-est-ce-bien/

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« La magnifique et bouleversante biographie de ce rebelle libertaire… »

… René de Ceccatty consacre un long article à « L’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg » à l’occasion de la sortie en librairie le 15 octobre 2018 de Mikhaïl Kouzmine, Vivre en artiste (1872-1936) de John E. Malmstad et Nicolas Bogomolov, traduit de l’anglais par Yvan Quintin, avec la collaboration de Pierre Lacroix. ErosOnyx, collection « Documents », 478 pages, 25 euros.

Dans TRANSVERSAL Amélie Weill écrit…

13/12/2017
Par Amélie Weill
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Dans son livre, le journaliste Didier Roth-Bettoni explore la façon dont le cinéma a mis en lumière les plus sombres années de l’épidémie. Le recueil, accompagné du DVD de Zero Patience, est saisissant.

Le succès de 120 battements par minute, consacré à Act Up-Paris et à la lutte contre le sida, vient ponctuer trois décennies durant lesquelles le cinéma s’est doucement emparé du sujet. Didier Roth-Bettoni retrace ce long chemin fait d’images. S’il n’est pas exhaustif, le parcours est vibrant, contrasté et remarquablement documenté. Bien sûr, pour accomplir le voyage, il faut aller à la rencontre de tous ces fantômes, les cinéastes et les autres, tombés au fil du combat.

Il y a d’abord les premières images, celles qui peinent à arriver et qui viendront raconter, avec des films aussi différents que Les Soldats de l’espérance ou Un Compagnon de longue date, comment l’épidémie s’est abattue sur les communautés homosexuelles occidentales, balayant une insouciance pourtant durement acquise. Puis, les images deviennent vitales, pour lutter contre le silence et la mort, contre le déni des autres. Brandies comme des armes pour faire tomber les mythes – tel celui du « patient zéro », tourné en dérision dans Zero Patience – et faire avancer la cause, elles résonnent dans la société. Chacune à leur manière, elles aident à comprendre la maladie, les malades et leur famille de cœur. Le journaliste, grand spécialiste du cinéma LGBT, ausculte ces impacts, de Philadelphia aux Les Nuits fauves, en passant par Les Témoins ou le téléfilm Un Printemps de glace. Mais les images sont surtout intimes, viscérales ou militantes (comme les œuvres du satirique Rosa Von Praunheim ou de l’ardent Derek Jarman), reflets de la colère de la communauté homosexuelle et du torrent créatif qui en découle.

En bonus à cet hommage bien vivant, le film du Canadien John Greyson, Zero Patience, sorti en 1993, offre, de façon irrévérencieuse, intelligente et jubilatoire, une vision de tous les enjeux que pouvait alors représenter le sida.
https://transversalmag.fr
articles/712-Pierre-Berge,1930-2017https://transversalmag.fr

Dans LE MONDE DES LIVRES du vendredi 9 février 2018

Lorsqu’elle meurt à Paris en novembre 1909, à 32 ans, Renée Vivien vient de remanier quelques textes parus en 1902 et 1904, dans un souci d’ellipse et de sobriété qui fait la nature propre de ce recueil, Le Cygne noir. Publié par les soins de sa sœur, qui choisit de restaurer l’identité familiale de la femme de lettres en le signant Pauline Mary Tarn, il ne paraît qu’en anglais et en tirage limité début 1912. L’inspiration scandinave, avec ces atmosphères inquiétantes qui ouvrent sur un fantastique proche de celui de Poe, ne distrait pas de l’essentiel, si profondément ancré dans l’ œuvre, prose et poésie, de Renée Vivien : l’amour vu sous un jour sombre, sinon désespéré, puisque l’harmonie semble impossible entre hommes et femmes. Ces contes cruels,réédités pour la première fois, ont l’intranquillité stimulante qui fait la force d’une écrivaine rare.

LE CYGNE NOIR/THE ONE BLACK SWAN de Renée Vivien. ErosOnyx. Édition bilingue, présentée par la traductrice Nicole G.Albert, ErosOnyx, 60 p., 14 €.

Philippe-Jean CATINCHI

Dans le BULLETIN n° 161 (Mars-Juin 2017) de l’Association des Professeurs de Lettres (APL)

Georgette Wachtel – A.P. Lettres – Mikhaïl Kuzmine La Truite rompt la glace (1927, édité en 1929, traduit en français en 2017).

Tel est le titre du premier recueil d’un ensemble de six cycles dont il est l’éponyme, dédié à Radlova et dont l’auteur est Mikhaïl Kuzmine ou Kouzmine (1872-1936). Avant de présenter l’homme et l’œuvre, nous reprenons à notre compte la recommandation de Pierre Lacroix dans la postface qu’il consacre à la relation entre Kuzmine, Akhmatova et Tsvetaïeva (sur laquelle nous reviendrons) dans l’édition bilingue d’E.O. ErosOnyx, parue en 2017 :« Ce n’est rien qu’en lisant et disant La Truite rompt la glace que l’on sera sous le charme de ce recueil, chant du cygne de ce « rôdeur de Sodome déclaré » que fut l’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg, Prince des esthètes, dandy aux 365 gilets » ; et pourtant, dans le cas présent, il s’agit d’une traduction de Serge Lipstein en vers libres qui fait entendre en nous, comme un écho lointain, même lorsqu’on ne sait pas le russe, la mélodie de cette langue et réveille en nous le souvenir de ces voix russes envoûtantes à nulle autre pareilles. Cette traduction nous donne le désir de prendre connaissance et d’écouter les cinq autres Cycles et d’autres œuvres de ce poète qui, aujourd’hui, malgré la gloire qu’il connut, apparaît comme rayé du paysage poétique russe. Il est lié à tous les noms, à tous les grands évènements qui ont donné un éclat international à la ville de Saint-Pétersbourg ; il est non seulement avec Mandelstam, Anna Akhmatova ; Marina Tsvetaïeva, une figure centrale du mouvement acméïste qui exprime la nostalgie de la culture universelle, cherche par la musique du mot à actualiser cette culture pérenne, à donner une dimension poétique au quotidien tout en préservant la culture traditionnelle.

Il est aussi auteur dramatique ; sa pièce la plus célèbre, considérée comme son chef d’œuvre théâtral, La Mort de Néron, est inspirée par la mort de Lénine (1924) mais commencée seulement en 1928, mise en scène par Antoine Vitez en 1993. Il est en relation avec le monde du théâtre : en 1907, il compose la musique de la pièce d’Alexandre Blok, Baraque de foire, mise en scène par Meyerhold (1874-1940 – mort en prison), en 1906, il est admis dans le milieu du théâtre autour de la compagnie de la comédienne Vera Komissarjevskaïa (1864-1910) qui avait fait venir de Moscou le grand Meyerhold et il participe aux réunions du samedi dans les studios du théâtre et aux activités de la troupe. On peut penser qu’il ne fut pas éloigné du monde de la danse puisque Walter Feodorovitch Nouvel, collectionneur d’art qui deviendra le secrétaire des Ballets russes de Diaghilev, lui offrit l’hospitalité pendant quelques semaines. D’ailleurs, en 1924, il compose Les Promenades de Hull, poème dramatique en vers et en prose avec intermèdes dansés. Ces quelques détails font sentir la béance que laisse dans l’histoire de Saint-Pétersbourg, devenue ensuite Petrograd, puis Leningrad, l’oblitération de ce personnage, habitué du cabaret Le Chien errant, fréquenté, un peu comme Le Chat noir, par la bohème artiste ; la lecture publique qu’il faisait de ses poèmes, là et ailleurs, jusqu’en 1930, était un évènement qui attirait un large public et le laissait comme envoûté par son charme. 1930 marque « Le Grand Tournant » décrété par Staline : « La Terreur rouge » va s’abattre sur toute l’Union Soviétique et frapper l’élite intellectuelle et artistique de l’ancienne capitale de Russie, celle qui n’a pas choisi l’exil.

Depuis les années 70, l’étau s’est peu à peu desserré autour des victimes de cette terreur ou, à défaut, de leur mémoire et de la publication de leurs œuvres et de leurs traductions ; or, Kuzmine reste pour ainsi dire invisible. Sans doute son homosexualité n’est-elle pas étrangère à cet effacement. En 1895, au moment du procès d’Oscar Wilde, la presse russe ne condamne pas l’écrivain mais la rigidité de la société anglaise. Le roman de Kuzmine, Les Ailes (1906) dont l’homosexualité constitue le thème central, lui vaut, certes, une réputation sulfureuse mais ne fait pas obstacle à son succès. Ailleurs, l’Allemagne a rétabli, en 1871, l’article 175 du code civil qui prévoit des peines de prison et la suppression des droits civils. Cette loi crée un désordre dans la société parce qu’elle engendre des situations propices au chantage. Lorsque s’installe la République de Weimar (1919), une possibilité se dessine d’abolir cet article. Magnus Hirschfeld prend l’initiative d’une pétition destinée à son abrogation. De grands noms ont répondu à son appel : A. Einstein, Th. Mann, S. Zweig, R.M. Rilke, Léon Tolstoï, E. Zola. Le projet de loi présenté devant les députés remonte à 1898 est repoussé par les socio-démocrates, majoritaires, se sont opposés à son abolition. Comme on le voit, l’intolérance à l’égard de l’homosexualité n’est pas propre aux gouvernements autoritaires. Rien d’étonnant à ce qu’un pays totalitaire ne puisse supporter le moindre espace de liberté individuelle, or, la sexualité est incontrôlable, en dehors des interdits religieux (qui concernent également l’hétérosexualité). Il est donc logique que l’Union Soviétique stalinienne criminalise cette orientation. L’article 21 du code pénal de 1934 pénalise lourdement l’homosexualité masculine (uniquement, restriction intéressante qui mérite réflexion) : tout acte homosexuel est passible de trois à cinq ans de prison. Pour justifier cette loi, un lien est établi entre fascisme et décadence dont l’homosexualité serait un aspect, en voici le slogan : Détruisez l’homosexualité et le fascisme disparaîtra de la terre, argument inversé de celui du nazisme. Cette même année avait lieu le Congrès de l’Union des écrivains soviétiques auquel assistaient des écrivains étrangers, présidé par Maxime Gorki qui avait approuvé la loi. Kuzmine y sera élu mais en tant que traducteur. En 1924, La Vie de l’Art avait publié un article diffamatoire contre Kuzmine, à propos d’Images secrètes, recueil d’erotica, paru en 1919, contre Kuzmine, jugé pornographique. En 1926, Le Journal rouge, le présente comme apologiste bourgeois de phénomènes comme le fox-trot ou l’art nègre.

Tout au long de sa vie, il a vécu et exprimé sa tendance, en poète sans concession au régime, il fallait du courage. En 1926, il reçoit Magnus Hirschfeld qui continue son combat, il est déçu par sa conception de l’homosexualité qu’il juge superficielle et naïve. En 1924, il répond à l’invitation de rencontrer un groupe homosexuel à Moscou, appelé Antinoüs, nom du favori de l’empereur Hadrien, d’après Les Chants d’Alexandrie (1906) en dépit des contraintes et des restrictions d’ordre légal, en présence de la Guépéou et ce fut un succès. Il n’a jamais été enthousiasmé par la révolution bolchevique comme l’ont été Akhmatova ou Alexandre Blok. S’il a accueilli favorablement la Révolution de février 1917, c’était avec l’espoir que serait mis fin à une guerre qui verrait encore mourir tant de jeunes gens. Il aurait pu mettre un voile sur son homosexualité, d’autres poètes l’ont fait sous des cieux plus cléments, tout en étant thuriféraires de Staline. À notre avis, l’oubli actuel de ce poète est dû tout autant à sa distance à l’égard du régime qu’à son homosexualité. Quoi qu’il en soit, le poète est durement éprouvé par le mouvement d’exil qui commence dès 1917, s’accentue à partir de 1921 et touche beaucoup d’amis et de connaissances. Il se sent « comme Adam chassé du Paradis ou comme les Juifs hors de la Terre promise ». Son ami, Goumilev, fondateur avec sa première femme, Anna Akhmatova, du mouvement acméïste, est arrêté pour complot monarchiste et exécuté le même mois (août 1921), la même année, A. Blok, malade, se laisse mourir. Depuis l’attentat contre Lénine, dans le climat de guerre civile, la formule léniniste « qui n’est pas avec nous est contre nous » est entrée en action, l’écrasement de la révolte des marins de Kronstadt (1921), ne laisse plus espérer la fin du régime bolchevique qui se fait menaçant à l’égard de la liberté d’expression et même de pensée des artistes : dans une revue, Trotski, encore second de Lénine, dénonce les écrivains qui n’ont pas accepté la révolution, il les appelle « les émigrés de l’intérieur », ce en quoi il ne se trompe pas, mais y ajoute une insulte menaçante en les qualifiant de « cadavres ». En effet, Kuzmine se réfugie dans son monde intérieur.
Il est peu vraisemblable que le portrait corrosif qu’Anna Akhmatova donne du poète explique le désintérêt du public français. Il aurait pu avoir un effet contraire, éveiller une certaine curiosité envers lui ; il a au moins le mérite de faire affleurer à la surface de la mémoire son nom oublié. Voici le jugement qu’elle porte en 1940 sur celui qui fut un ami et qui avait écrit la préface de son premier recueil, Soir, en 1912, elle écrit à propos de La Truite rompt la glace, « L’obscénité laisse une impression très attristante … J’aurais aimé des points de suspension en maints endroits … Kouzmine fut toujours homosexuel dans son inspiration poétique, mais là, il dépasse les bornes. C’est profondément répugnant ». Pour comprendre cette confusion entre érotisme et obscénité sous la plume d’une artiste qui a suivi le même chemin dans le Saint-Pétersbourg d’autrefois, il est nécessaire de lire la postface. Ce jugement conformiste ne serait-il pas la réponse à la question angoissante qu’elle se pose dans Poème sans héros ?

« Mais comment a- t- il pu se faire / Que parmi tous je sois encore vivante ? »

Kuzmine apparaît comme l’incarnation du Mal, un Satan, séducteur et cruel, entraînant à sa suite, dans le plaisir et l’inconscience, toute une génération d’artistes aujourd‘hui disparus dans le malheur. Ce discours est celui d’une pénitente. Il y a eu châtiment, il faut trouver le crime à expier. Or, le poète a traversé la tempête, fidèle à lui-même, impénitent dans son culte d’Éros phallique qui mène à la beauté, malgré toutes les vicissitudes, matérielles et spirituelles qu’il connut.
Voici quelques repères biographiques, sans nous substituer à l’excellente notice d’Yvan Quintin qui plonge le lecteur dans la vie du poète au cœur de sa ville et donne les détails de sa vie intime et intellectuelle nécessaires à la compréhension de son œuvre ainsi qu’une vue sur la richesse de son activité de journaliste, de critique d’art à la découverte du cinéma, de traducteur, grand connaisseur de la littérature française du Moyen-âge à l’époque qui lui est contemporaine.
Mikhaïl Alexeïevitch est né à Iaroslav en en 1872. La famille déménage en 1884 à Saint-Pétersbourg. À la fin de ses études secondaires, il entre au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, sous la direction de Rimski-Korsakov. Il se consacre surtout à la composition vocale sur des poèmes. Il n’y reste que trois ans. C’est à ce moment qu’il prend « l’autre chemin », à savoir, l’homosexualité. Il fait une tentative de suicide pour un officier de cavalerie (1893) qu’il désigne sous le nom de Prince Georges lequel correspond au portrait de l’amant idéal d’après son Journal : « entente physique et artistique, partage des goûts et des rêves, à la fois disciple et admirateur, compagnon de voyage, rire comme des enfants, se baigner en beauté, assister à des concerts, aimer son visage, ses yeux, son corps, sa voix, le posséder ce serait une bénédiction ». N’est-ce pas un idéal universel d’amour ?
Malheureusement, Kuzmine s’est toujours mis dans une situation qui rendait impossible la réalisation totale d’un tel amour puisque ses amants étaient bisexuels, ce schéma répétitif se retrouve dans ses poèmes et leur donne une tonalité mélancolique d’une retenue élégante. En 1895, il entreprend un voyage en Égypte qui durera deux mois, accompagné du « Prince Georges ». Il fait un long séjour à Alexandrie. Le choix de la destination s’explique par son intérêt pour l’histoire du mysticisme, le passé égyptien et hellénistique ainsi que pour les débuts du Christianisme, un intérêt qui ne s’est jamais démenti, source d’inspiration dans sa musique et ses poèmes. Un voyage lui est prescrit pour surmonter une crise psychosomatique survenue après la mort de son compagnon. En 1892, il avait entrepris d’apprendre l’italien, il prend donc la direction de l’Italie qui le marque profondément « musicalement, mystiquement, poétiquement ». il est séduit par l’ésotérisme rosicrucien, il découvre le néoplatonisme à travers Marsile Ficin et se place alors sous le signe de l’Éros platonicien. Ce voyage en Italie est un parcours initiatique ; de retour en Russie, il traverse une crise mystique. Cette initiation lui offrira un refuge intérieur dans cette Russie qui lui est devenue étrangère. Il a toujours connu des difficultés financières et a toujours vécu chez les uns ou chez les autres mais après 1930, les traductions constituent ses seules ressources. Nous ne retiendrons les noms que des deux amants qui ont compté dans sa vie, ses liaisons étaient brèves. Font exception Vsevolod Kniazev, jeune hussard et poète avec qui il eut une liaison houleuse pendant deux ans et demi et qui se suicida (Pour une femme ? À cause d’une femme ?) et Ossip Iourkoun, jeune Lituanien, rencontré en 1913 à Kiev, qui reste avec lui jusqu’à sa mort. L’édition dans laquelle nous lisons ces textes possède la rare qualité d’un apparat critique extrêmement précis auquel il faut se référer pour saisir les allusions et, surtout, apprécier la transfiguration poétique, fantastique, véritable métamorphose d’évènements, d’aventures anecdotiques. Ils sont considérés pour beaucoup comme « les Verlaine et Rimbaud » de Saint-Pétersbourg. Ils sont les frères du « Deuxième coup » du recueil, dans un décor hivernal russe magnifique et les frères siamois du « Quatrième coup, » empreint d’une amertume que l’on devine causée par une infidélité, en effet, Iourkoun était bisexuel :

Frère de sang devant le monde entier
Tu t’es déclaré. Sois donc mon frère !
Nos lois, notre prison,
Tellement sévères et consenties
Sang pour sang, amour pour amour…
Du serment Dieu nous délie. (DEUXIÈME COUP).
[…]
Oh ! Ce petit déjeuner, qu’il ressemble
Aux siamois des fêtes foraines
Un seul ventre et deux cœurs,
Deux têtes, une seule échine …
Ils sont nés comme ça, Quelle honte !
Pas de réponse à ce mystère ! (QUATRIÈME COUP).

Malgré des tracas policiers, perquisitions, confiscation de documents jamais rendus, arrestation de Iourkoun, contraint de devenir informateur, il fut relativement épargné, ne connut pas la prison, la torture ou le goulag. On peut se demander pourquoi. Le laisser vivre, était-ce un moyen de le clouer au poteau d’infamie ? En tout cas, il lui fut accordé de ne pas avoir vécu l’arrestation de Iourkoun sous l’inculpation de complot contre-révolutionnaire, jugé en quinze minutes et exécuté en 1938, même si sa fin est extrêmement triste et si ses obsèques témoignent de son effacement du paysage littéraire de Leningrad, les Izvestia ne le présentant que comme traducteur.

Le recueil La Truite rompt la glace est rythmé par les douze coups de la queue de la truite précédés de deux prologues et suivis d’un épilogue qui éclaire les intentions du poète et montre à quel point tout son être est imprégné de culture.

Vous savez, au départ je voulais
Faire le tableau des douze mois,
Donner à chacun d’eux son rôle
Dans la ronde des plaisirs et des amours.
Voilà le résultat ! On peut voir que
J’ai peu d’amour et le cœur lourd,
Ont surgi une foule de souvenirs,
Des pages de romans lus et relus,
Morts et vivants entremêlés,
Tout devenu chaos,
Les douze mois, je les ai maintenus,
Avec plus ou moins le temps qu’il fait.
Ce n’est pas mal. Et puis je crois
Qu’une truite arrive à rompre la glace
Avec de la persévérance. C’est tout.

C’est un message de résistance individuelle pour sauvegarder un art de vivre raffiné, souvenir d’une civilisation riche de culture. Dans cet épilogue la musique semble absente, pourtant, le choix de la truite au lieu du brochet, le poisson du folklore russe, serait une référence musicale à Schubert, d’après la note. Il exprime sa foi dans l’amour et le triomphe de la vie en aphorismes :

« Pour renaître, il faut mourir.
Ne meurt pas celui que l’amour appelle.
(ONZIÈME COUP) ».

Le DOUZIÈME COUP, on est de nouveau en hiver
« Sur le pont l’hiver blanchit
De neige les chevaux ».

Le dernier poème s’achève dans une atmosphère joyeuse de fête, typiquement russe.

Adieu glauque tristesse,
Fi, doutes et soucis !
Sonne à notre porte
Le bel An neuf fol et blond

Le PREMIER COUP est l’illustration du schéma imaginaire répétitif d’un trio composé d’une femme fatale, d’un homosexuel et d’un bisexuel et de sa conception du choc émotionnel à la base de tout art.

Personne au théâtre ne vit entrer
Et prendre place dans sa loge
Une beauté, comme peinte par Brioullov,
Ces femmes-là vivent dans les romans,
On les rencontre parfois sur les écrans…
Pour elles se commettent des vols et des crimes,
On se presse derrière leurs voitures
Dans les mansardes on s’empoisonne.
Elle, discrète, attentive, suivait
La trame de cet amour fatal,
Sans relever l’étole écarlate
Qui glissait de son épaule nacrée,
Sans souci de toutes les jumelles
Qui la prenaient pour cible …
Elle m’était inconnue, pourtant je la fixais
Seule, on eût dit dans l’ombre de sa loge
[…]
Une grande fenêtre laissait entrer
Un flot de froide clarté bleue.
Comme si la lune brillait au nord :
Islande, Groenland et Thulé
Le pays vert dans une vapeur bleue…
Et là je me souviens ; mon corps fut saisi
De torpeur avant de fuser,
En moi doucement sans cesse cognait
Comme le fouet de la queue d’un poisson sous la glace..
Titubant je me lève, aveugle, et somnambule
Pour aller à la porte … elle s’ouvre soudain …
Alors se détacha de la galerie,
Un homme, la vingtaine, les yeux verts …

Un tableau, une scène, une vision cinématographique fantastique. Kuzmine avait été bouleversé par le cinéma expressionniste allemand, il aimait le cinéma américain ; il était même critique de cinéma jusqu’à ce qu’on refuse ses articles.
On nous reprochera sans doute la longueur de cet article, peut-être trouvera-t-on que l’historique de la question de l’homosexualité en Europe est une digression, que les détails sur Saint-Pétersbourg sont connus mais l’intention de l’article est, à travers Kuzmine, incarnation de l’esprit et de la culture de l’ancienne capitale de toutes les Russies de rappeler tout ce que le patrimoine mondial lui doit et en particulier l’Europe et la France, et d’essayer de prendre la mesure de la perte causée par le cataclysme qui s’est abattu sur le pays. Or, Kuzmine était homosexuel et son orientation sexuelle est inséparable d’une époque où l’Europe régresse sur cette question.

Nous attendons avec impatience la traduction annoncée des autres cycles.

Georgette WACHTEL

DIACRITIK et Didier ROTH-BETTONI

Diacritic Le magazine qui met l’accent sur la culture

À l’occasion de la sortie de son livre Les années sida à l’écran chez ErosOnyx Editions, Didier Roth-bettoni m’a accordé un entretien pour Diacritik que je vous invite à lire. Un ouvrage passionnant, nécessaire et pionnier qui permet de (re)découvrir et de mettre en perspective une filmographie riche et hétérogène composant la représentation de ces terribles années au cinéma.

Entretien avec DRB et Anne Desplantez

Le journaliste et critique de cinéma Didier Roth-bettoni vient de publier aux éditions ErosOnyx Les années sida à l’écran. Un ouvrage pionnier sur la représentation au cinéma, entre 1981 et 1996, des malades et de leur entourage, ouvrage dans lequel l’auteur déploie une filmographie vertigineuse composée de centaines de films souvent très confidentiels ou malheureusement oubliés, ayant eu et continuant à avoir une importance cruciale sur cette question. Un travail salutaire pour sa capacité à analyser avec acuité ces films dont les enjeux ont indéniablement infléchi le cours de l’Histoire et participé à la construction de la communauté LGBT et la manière dont le reste de la société l’a regardée. L’ouvrage est en outre accompagné du film Zéro patience, dans un jeu d’illustration et de mise en perspective des plus pertinents. Un trésor cinématographique très queer qu’il faut découvrir de toute urgence.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce livre ?

Je ne suis pas sûr d’avoir eu « envie » de le faire. Je dirais que j’ai plutôt ressenti à un moment donné le besoin de me confronter à tout ça. J’ai aussi le sentiment que c’est un truc de génération. Quand je vois qu’en l’espace de trois-quatre ans – de façon absolument pas concertée – sortent quasiment au même moment le film de Robin Campillo, le livre d’Elisabeth Lebovici sur le sida dans l’art, que plusieurs documentaires sont réalisés aux États-Unis sur l’histoire d’Act-Up, que Philippe Faucon commence une série pour Arte sur les mouvements LGBT dans les années 80 à 2000, qu’en Suède Jonas Gardell écrit N’essuie jamais de larmes sans gants et que la série Snö poursuit cela, qu’il y a eu The Normal Heart en 2014, qui tous reviennent sur cette période — c’est pour moi le signe qu’un travail intime est enfin possible. Un travail de réflexion, de retour sur notre histoire, notre passé, signe d’un processus de deuil qui est enfin terminé, d’acceptation d’être survivant. Tout cela rejaillit sur ces gens un peu au même moment, après la digestion de ce qui a été un traumatisme pour une génération, une communauté, qui est maintenant prête à s’y confronter.
En ce qui me concerne, j’étais prêt pour ce livre-là et essayer – c’est mon obsession depuis toujours – de nous redonner une Histoire collective et de nous réinscrire plus largement dans l’Histoire – moi par le biais du cinéma, d’autres via divers domaines. À un moment donné, tout ça advient. Je me dis aussi, simplement, qu’il y a des choses à dire et que personne ne les dit. Alors, même si ce n’est pas de façon complètement satisfaisante, j’essaye de m’atteler à ce travail dont je ressens le besoin qu’il soit fait. Il y a sans doute une part de défi là-dedans. C’était le cas sur L’homosexualité au cinéma, sur Derek Jarman, et une nouvelle fois avec ce livre-ci, à la différence que l’enjeu est certainement plus profond. Je trouve beau que toutes ces parutions et sorties arrivent en même temps parce que j’ai toujours pensé que ce qui faisait masse faisait sens. Tu donnes à entendre à l’extérieur – et à l’intérieur de la communauté – que ce n’est pas juste la lubie d’untel une telle, que ce moment d’Histoire a une importance globale. Je suis heureux – aussi bizarre que cela puisse paraitre au regard du sujet – de tomber à ce moment-là. Je me dis que la pierre que je voulais apporter en faisant ce livre rejoint d’autres pierres qui, agglomérées, construiront un petit mur. Cette idée me conforte et me réconforte.

Tu mobilises une filmographie très riche souvent essentielle et pourtant méconnue. Y avait-il une volonté de donner une visibilité, de valoriser ces films ?

Bien sûr. Je veux essayer de donner envie à des gens de voir ces films et de leur redonner une existence, parce que mis à part quelques-uns, ils sont sortis de toutes les mémoires. J’en discutais justement très récemment avec Jacky Fougeray, le directeur du site e-llico.com – avec qui j’ai travaillé et que je connais depuis longtemps – qui me disait qu’il avait vu tous ces films mais aurait néanmoins des difficultés à en citer plus de dix. Je pense que c’est le cas pour la plupart des gens. Et l’idée du livre était double : d’une part dire qu’à côté de ces films connus que sont Philadelphia, Un compagnon de longue date, Zéro patience, Jeanne et le garçon formidable, etc., il y en a plein d’autres qui ont eu des petits succès, qui sont passés inaperçus, et d’autre part donner une existence très éphémère à des cinéastes qui ont eu le temps de réaliser un film ou à des acteurs qui n’ont joué qu’une fois, dont les noms ont été oubliés. Ce sont des gens qui auraient pu bâtir une filmographie, une œuvre, s’ils n’avaient pas été fauchés par la maladie. C’est ce que dit en somme l’un des personnages de The Normal Heart, ce téléfilm valant ce qu’il vaut : « C’est une génération de jeunes hommes qui a été fauchée, Combien de pièces n’ont pas été écrites, combien de ballets n’ont pas été dansés ? ». Il y a une importance je crois à rappeler ces noms-là et les films auxquels ils sont liés, aussi fragiles, bancals, incomplets soient-ils, mais qui, parce qu’ils existent, portent des choses et font que le puzzle est tel qu’il est. En revanche, il n’y a malheureusement pas une volonté d’exhaustivité dans le livre. J’ai toujours cette tentation qui se révèle impossible, mais le corpus est relativement large, avec près de 300 films, téléfilms, court-métrages, documentaires.

Pourquoi se concentrer sur le sida concernant les hommes gay ?

J’étais parti sur un corpus global extrêmement large et avec l’idée de faire un livre sur le sida au cinéma, c’est-à-dire avec les toxicomanes, les contaminations en Afrique, les scandales des transfusions, toutes les manières dont la maladie a pu être évoquée à l’écran. J’ai donc commencé mon travail comme je le fais toujours, en faisant des listes innombrables, interminables et variées, en fouillant tout type d’archive, pour me rendre compte que tout ça ne produisait rien. Ce n’est pas la quantité qui m’a effrayé – il y avait 6000 films dans L’homosexualité au cinéma – mais bel et bien le fait de me retrouver avec une masse de matière étrangère que je ne maitrisais pas, et que je ne me sentais ni la légitimité d’aborder ni l’envie d’y consacrer plus de temps qui devenait de fait exponentiel. En somme, cela me faisait perdre mon fil conducteur puisque tout compte fait, mis à part la maladie, ces films n’ont vraiment rien de commun entre eux, ni leurs démarches, ni leurs formes, ni leurs objectifs. J’aurais forcément noué tout ça de façon acrobatique et insatisfaisante à titre personnel. C’est ce que je dis dès l’introduction. Tout cela a de la valeur, de l’intérêt par ailleurs, mais ce n’est pas mon objet. Je n’ai ni légitimité ni appétence à faire ce travail. À charge à d’autres qui seraient curieux de faire ce travail, de compléter, de proposer des contrepoints.

N’est-ce pas aussi parce que lorsque le sida apparait, il touche d’abord les hommes gay, les stigmatise, faisant d’eux une sorte de « noyau dur » avec cette histoire du « cancer gay » ?

Oui, bien sûr. Il a pu y avoir des films sur le sang contaminé, les toxicomanes etc., mais dans aucun de ces groupes à risque en dehors des hommes gay, on a vu une prise en charge de l’intérieur dirais-je. Une forme de réaction communautaire certes par l’activisme, et associatif mais aussi par le cinéma en créant des formes et un sous-genre dans ce domaine. Cela n’existe pas ailleurs. Partant de ce constat, j’ai eu l’impression qu’un travail plus étendu aurait signifié marier la chèvre et le chou.

Pourquoi avoir choisi de mettre en regard ton ouvrage avec, en particulier, le film de John Greyson, Zéro patience (1993) ?

C’est d’abord le principe de la collection de l’éditeur ErosOnyx qui veut un livre accompagné d’un dvd. C’est le troisième que je fais avec eux. Sur Derek Jarman, j’étais parti de Sebastiane pour élargir à la manière de cercles concentriques sur le cinéaste puis sur le cinéma LGBT anglais. Sur Philippe Vallois, j’étais pareillement parti de Nous étions un seul homme, sa filmographie et le cinéma français LGBT des années 70-80. Lorsque j’ai terminé ce dernier livre, ErosOnyx m’a demandé si j’avais un autre projet et j’ai immédiatement parlé de ce projet qui cheminait dans ma tête de façon un peu floue.
Et quand il a fallu choisir un film, la réponse était évidente entre deux possibilités : soit Un compagnon de longue date que Norman René réalise en 1990 ou Zéro Patience réalisé par John Greyson en 1993. Il fallait un film qui d’une part se situe dans la période des années sida, c’est-à-dire entre 1981 et 1996, et d’autre part qui en dise quelque chose, tout en traduisant aussi ce que j’avais envie d’exprimer. Sur des modes assez différents, les deux films sont emblématiques en termes de réaction de la communauté par rapport au sida à travers l’art cinématographique. Sur toute cette Histoire, Un compagnon de longue date est sans doute le film que je préfère et qui me bouleverse – avec les films de Jarman, pour d’autres raisons –, mais auquel il manque une dimension politique qui me semblait essentielle dans ce que je voulais dire. C’est l’histoire d’un groupe d’amis confronté à la maladie, un film intime, un film d’accompagnement. Zéro patience est l’inverse de ça, avec une dimension militante – Act-Up apparait dans le film – et queer très importante. Il est aussi totalement décalé dans sa forme, c’est une comédie musicale pop souvent drôle tout en étant profonde et engagée, un film fait par un réalisateur qui était par ailleurs lui-même activiste. Il condense et illustre l’essentiel de ce que j’avais envie de développer.

De quelle manière as-tu construit ton approche sur ce corpus qui n’est que partiellement chronologique ?

À partir du moment où le choix du film fut arrêté, j’ai pu réfléchir à la manière dont il était à la conjonction des différents modes d’approche que le cinéma avait pu développer pour traiter de la question du sida chez les gays. Je suis donc parti de 1993 et du film lui-même, en essayant de réfléchir à ce dont il résulte, de quelle manière il porte l’héritage des différents films l’ayant précédé, et en quoi, dans le sens inverse, il va irriguer – à son corps défendant – les autres films. Il est une sorte de point nodal. Le reste est venu au fil de l’écriture une fois qu’étaient identifiés les différents types de film. Cette histoire est évidemment chronologique mais c’est la chronologie des années sida, ce n’est pas celle de la sortie des films puisque je commence par des films récents qui parlent des débuts de la maladie, ceux-ci n’ayant pas été filmés ou traités en direct. C’est donc tout autant une histoire a-chronologique.
Certaines séquences de Zéro patience me paraissent très marquantes : l’obsession et l’attirance troublante de l’enquêteur-cinéaste pour Zéro (pour le danger ?), la personnification du VIH qui exprime effrontément une vérité, et le chant si improbable des anus…
Il y a sans doute cette attirance du danger de la part de l’enquêteur-cinéaste mais ce n’est pas ce que j’en retiens. Je ne crois pas du tout que le personnage de Richard Burton soit le porte-parole de John Greyson. Et ce qui m’intéresse le plus et qui ne va pas dans ce sens, c’est par-dessus tout le fait que ce sont deux fantômes. L’un vient du fond des temps, est ressuscité on ne soit trop pourquoi et continue à faire ce travail d’enquêteur avec les armes qui étaient celles de la science au XIXe siècle, se confrontant à la réalité contemporaine. Je crois que c’est un parti-pris profondément politique sur ce qu’ont pu être les discours scientifiques de l’époque, et surtout l’histoire d’un fantôme qui couche avec un autre fantôme. C’est l’Histoire du sida, de la manière dont les morts rencontrent les vivants. Le personnage de Richard Burton qui a échappé par la force des choses au VIH est là au milieu des vivants en toute visibilité bien qu’étant mort, alors que le patient zéro mort reste invisible aux yeux des autres. Cette question des fantômes parmi nous est essentielle dans la représentation des malades à l’écran. Je parle de cette place dans la préface en citant le carton de Nosferatu : « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », pour dire que les fantômes viennent à notre rencontre et nous à la leur. Cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit aussi d’une dénonciation des boucs-émissaires mais je pense que tout le cinéma de Greyson – notamment Fig Trees – est traversé par cette question des fantômes au-delà même de la question du sida. Sur la séquence du VIH qui prend la parole de façon complément surréaliste, je note déjà qu’il fait porter le rôle par Michael Callen qui était un activiste très médiatique à l’époque. Il lui fait dire une certaine vérité difficile à entendre à ce moment-là, réclamant que la justice soit faite sur le patient zéro, sur les bouc-émissaires et sur le reste. Et la séquence des anus – comment dire ? Ce n’est pas celle que je préfère même si je la trouve extrêmement pertinente dans le discours qu’elle porte sur le patriarcat et sur la virilité. Sur le VIH, elle est moins notable. Mais visuellement stupéfiante. Vingt-cinq ans après, elle n’a rien perdu de sa force provocatrice, transgressive, dérangeante. C’est ce que j’aime aussi dans ce film, le coté de bric et de broc, pop et coloré qui ne s’interdit rien, qui lui permet d’être léger sur des sujets graves sans que les deux ne s’annulent.
J’imagine que c’était aussi le but : donner aux malades et à leurs proches un film qui les représente sans détours mais avec une dose de gaieté.
Oui. Et c’est aussi dire que le discours politique et militant est aussi un discours queer, qui est peu partagé dans le reste du cinéma sur le sida. Zéro patience a cette qualité de s’échapper du cadre des fictions militantes, politiques ou dramatisées.

Tout en admettant leur complémentarité, tu mets notamment en miroir deux types de films : les « compassionnels » plutôt destinés au grand public (Philadelphia, Un printemps de glace) et les films militants plus audacieux (Blue, Zéro patience, Un virus n’a pas de morale).

D’abord, je tiens à préciser que je n’oppose pas les types de films. Je ne crois pas qu’il y ait des films grand public qui ne soient pas biens, qui ne posent que des mauvaises questions ou ne donnent que des mauvaises réponses d’un côté, et des films militants, communautaires qui sont biens et apportent les bonnes réponses de l’autre côté. Je crois que chaque type de film a ses propres objectifs, destinataires, ses propres valeurs et qu’ils ne s’opposent pas mais se complètent.
Pour prendre l’exemple de Philadelphia, une fois que tu as posé toutes les limites du film – et Dieu sait qu’il y en a, sur la sexualité, la vie gay, des gestes de tendresse qui sont absents –, il a une importance et même plusieurs. L’objectif du film n’est pas de parler ni aux homosexuels, ni aux militants de lutte contre le sida mais à un large public qui en 1993 n’a aucune idée de ce qu’est un malade du sida, qui quand il en sait quelque chose, ça ne l’intéresse pas, ça le dégoute, etc. Il se trouve qu’à un moment donné, Hollywood, pour toutes les mauvaises raisons de la Terre (faire de l’argent, etc.) décide de se colleter à ça, de faire venir des stars pour se colleter à ça (Tom Hanks, Denzel Washington, Antonio Banderas, Joanne Woodward), de donner le corps de l’un des acteurs les plus populaires de son temps à ça (Tom Hanks), un corps que l’on va voir se dégrader, que l’on va voir marqué par le Kaposi, qu’il va mettre un autre acteur très populaire dans le rôle du public (Denzel Washington) qui a une réaction de dégoût, de rejet et qui petit à petit change d’avis. Faire cela en 1993, vraiment au pic de l’épidémie, où les réactions les plus virulentes existent dans la société américaine, c’est un tour de force. Le film a un but et il l’atteint, parce que malgré toutes mes réticences, lorsque je le revois, et que j’en ai pourtant vu d’autres, il m’émeut. Il pose, au-delà de la question du sida, un point essentiel qui va aussi être une résultante de cette lutte pour les homosexuels qui est la question de l’acceptation du couple au sein de la famille, de la société. Précisément ici, le couple de Tom Hanks et d’Antonio Banderas, même si on ne les voit jamais s’embrasser, est intégré dans la famille, il est uni en permanence, et on l’accepte.

Ça vaut pour ce film-là et tous les films de nature équivalente, parce que Philadelphia n’est que la reformulation de chemins narratifs qui étaient déjà présents dans Un printemps de glace qui date de 1985, seulement quatre ans après l’apparition des premiers articles sur l’épidémie. Il est quasiment le premier film de fiction au monde à se lancer sur le sujet. S’il n’y avait pas eu ces films-là pour construire cette première barrière de tolérance, quand bien même c’est un mot que j’exècre, autour de quelque chose qui n’était absolument pas acquis, il n’y aurait pas eu les autres. Jonathan Demme et John Erman, les deux réalisateurs avaient par ailleurs eu à cœur de se renseigner auprès de malades, de médecins, de spécialistes pour travailler la justesse de la représentation et faire un travail didactique essentiel. Ce ne sont pas ceux que je préfère d’un point de vue cinématographique ou politique mais je ne leur lance pas la pierre. À côté de cela, des films comme Un virus n’a pas de morale, Zéro patience, Un compagnon de longue date ou Blue ont simplement d’autres rôles, venant de l’intérieur de la communauté mais ne répondant pas aux mêmes exigences, ne se destinant pas au même public, étant esthétiquement très hétérogènes. La conjonction de tous ces films fait que cette Histoire existe.

Le problème qui pointe là, je m’y suis confronté quand j’ai écrit L’homosexualité au cinéma. Quand en 1979-80 William Friedkin réalise Cruising, il se heurte à une levée de boucliers énorme avant même que le film n’existe, parce que le sujet est celui d’un  »sérial kille »r qui rôde dans le milieu gay, etc. On peut comprendre pourquoi les milieux LGBT ont réagi de façon très virulente mais le vrai problème n’est pas le film en lui-même. Le problème provient du fait qu’il est le seul film hollywoodien à représenter de manière centrale les gays entre 1975 et 1980, véhiculant et imposant ainsi une image extrêmement limitée (le milieu SM) et négative (la contamination homosexuelle, le crime, etc.), sans qu’il existe d’autres films pour proposer des contrepoints différents. Et évidemment cela apparaît comme quelque chose de très agressif. Or, en 1993, la situation est très différente : les images des gays ou du sida ne sont pas uniques.
Zéro patience, Philadelphia, Les nuits fauves, Les soldats de l’espérance, sortent peu ou prou à quelques mois d’intervalle, dessinant un prisme riche et varié qui permet de tous les alléger d’une potentielle accusation de véhiculer une image totalitaire ou hégémonique des homosexuels. Un film n’est pas censé répondre à toutes les situations et à tous les publics. Un film n’est qu’un film et on a trop tendance à assigner aux choses des valeurs qui ne sont pas les leurs.

Tous ces films – avec plus ou moins de pertinence – ont représenté ces terribles années. Si cela est sans doute plus difficile à cerner, dans quelle mesure penses-tu qu’ils ont aussi contribué à changer leur époque ?

Oui, il y a une forme d’interaction entre les films et leur époque qui va dans les deux sens. Les films sur le sida, à partir du moment où ils sont faits, portent tous le sceau de leur temps dans la mesure où ils sont tributaires de l’évolution des traitements. Le moment d’arrivée des trithérapies marque un basculement très fort dans les images qui vont être celles du sida. Les films vont l’intégrer presque immédiatement à de rares exceptions qui détonnent par leur décalage. J’essaye de le signaler dans le livre en donnant des exemples de films, d’adaptations de pièces qui datent d’avant 1996 et qui sortent après, de telle sorte qu’ils apparaissent totalement désincarnés, déchargés de tout ancrage. Ils sont malgré eux tombés dans une sorte de faille temporelle, un trou noir qui les a engloutis. Cette dimension-là est donc indéniable. A l’inverse, je pourrais citer Théo et Hugo dans le même bateau en 2016 qui réussit à prendre en compte les évolutions des traitements post-exposition, et j’imagine qu’on aura des films sur la PrEP un jour, il commence à y avoir des documentaires sur le chemsex, etc. Le contexte médical influe sur les films et les films influent inversement sur leur époque. Ce que je disais sur Philadelphia tout à l’heure en est un bon exemple. Ce que le film a installé comme image d’un couple soudé face à un danger mais aussi aux situations iniques qui découlent de ce danger – le survivant qui n’a pas d’existence légale et qui risque de se retrouver à la rue – est inestimable. La communauté a pris en compte cette revendication-là tout comme la société qui a été forcée de trouver les moyens d’y répondre. Je pense à un très joli téléfilm anglais qui s’appelle Andre’s Mother réalisé d’après une pièce de Terrence McNally en 1990, au cours duquel un veuf dit à la mère de son compagnon décédé avec qui elle avait rompu les ponts qu’elle n’est pas légitime, qu’elle ne l’est plus et qu’il est le dépositaire de la vie de son fils. Il l’abandonne seule dans le cimetière pour aller trouver le reste du groupe et ce moment dit quelle est sa place, notre place d’ami, de compagnon, de veuf. J’ai développé tout un chapitre sur cette notion de la famille revisitée, recomposée, reconfigurée autour des malades dans cette période-là.

Tu notes une sorte d’effacement progressif, si ce n’est une disparition de la représentation des malades ou de la problématique après l’arrivée des trithérapies. Une seconde vague d’invisibilisation alors que rien n’est pourtant réglé ?

Je pense que les choses se présentent sous deux modalités très différentes. Sur la première période – les films compassionnels –, l’invisibilisation dont tu parles ne se manifeste pas en temps de présence à l’écran mais par un passage au second plan dans la mesure où le personnage malade du sida, bien qu’étant au centre du film, n’est jamais celui par lequel on entre dans le film, ou celui dont le spectateur épouse le regard. On est toujours du côté des autres : l’avocat, la mère, le père, la sœur, etc. Je crois que c’est cela qui donne une impression d’invisibilisation parce que c’est une invitation à ne pas être directement concerné ou à ne l’être que par le reflet de quelque chose. Sur la période plus récente, celle d’après 1996, ce processus prend la forme d’un personnage secondaire, et même quand ce n’est pas le cas, l’invisibilisation est quasiment induite par l’arrivée des trithérapies dans la mesure où le corps ne parle plus. Ce corps très spécifique – celui de Tom Hanks qui ouvre sa chemise lors du procès et où le public voit les lésions du sarcome de kaposi, le corps d’Hervé Guibert, le corps de Derek Jarman – n’existe plus après l’arrivée des traitements. Il n’y a plus cette fulgurance du corps du malade qui ne peut que sauter au visage dans ces films-là.

Tu penses qu’il y avait une appétence cinématographique à montrer ces corps ?

Je pense qu’il y avait une opportunité qui était une nécessité, et qui s’est révélée fondamentale, à donner une représentation de ces corps-là. De manière assez paradoxale, il a fallu attendre les périodes extrêmement récentes pour que le cinéma – à partir de Dallas Buyers Club, de The Normal Heart… – réinvestisse la période des débuts de la maladie, qu’il lui donne une visibilité physique. Les films de l’intervalle ne l’ont pas fait pour la bonne raison que ces corps n’existaient plus, n’étaient plus immédiatement identifiables et d’une certaine manière ça a bien arrangé tout le monde. J’aime assez le cinéma de Ducastel et Martineau et la façon dont ils arrivent finalement sur 20 ans de films à aborder dans chacun, sur un mode différent, la question du VIH lié aux problématiques du moment auquel les histoires se passent. Je trouve néanmoins que s’il devait y avoir un angle aveugle, il serait justement celui du corps. Même dans un film comme Nés en 68, dont la deuxième partie se passe dans les années 90 et où les deux jeunes héros sont séropos et entrent à Act-Up, leurs corps malades ne sont pas montrés. Dans Drôle de Félix, c’est justifié puisque la question est de savoir comment on vit immédiatement après les trithérapies.

Tu finis ton livre sur ce mot, « Vivants »

Ce n’était pas prémédité. Je ne pensais pas du tout finir à cet endroit-là. Pourtant, une fois que je l’ai eu écrit, je n’ai plus vu comment continuer. C’est étrange à formuler, mais j’ai eu le sentiment, sans doute totalement infondé, que j’avais bouclé la boucle de cette histoire dans le cadre que je lui avais fixée. L’effet miroir fonctionnait : avoir commencé un livre qui parlait de fantômes et terminer sur leur contraire. Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais développer après cela, même en asseyant. J’aurais pu faire à la manière dont on le fait habituellement en finissant l’exposé, en faisant un bilan, une conclusion. Cela m’a paru horriblement inapproprié et mécanique. C’est une sorte de pied de nez en quelque sorte de terminer avec ce mot là, sur ces films là – Et maintenant ? Vivants ! – après avoir développé sur la mort. C’était la seule conclusion logique qui s’est offerte à ce moment-là. Mais par-dessus tout, je crois que je voulais exprimer le fait qu’avoir enfin évoqué ces moments douloureux nous laisse plus en vie. Parce que les avoir niés, maltraités, refoulés pendant tant de temps nous avait coupé d’une partie de nous. « Vivants » est simplement la synthèse du chemin que j’ai raconté dans le livre.

J’imaginais que tu désignais plus ceux qui sont morts que les vivants. Comme pour dire qu’ils sont bien parmi nous, que d’avoir parlé d’eux les a rendus vivants un temps.
Aussi, bien sûr. C’est parler de toutes les personnes décédées mais aussi de tous ceux qui n’imaginaient même pas être encore vivants aujourd’hui. Combien sont tous mes copains qui, vingt ans après, ne pensaient pas encore être vivants car ils se pensaient condamnés ? Les gamins qui sont contaminés d’une façon ou d’une autre, comme dans Théo et Hugo dans le même bateau pour en revenir au cinéma, sont vivants malgré tout.

Pour revenir sur ces sorties de livres et de films très rapprochées, que penses-tu de cette concomitance ? Une parole est-elle prête à émerger ou est-ce plutôt le signe d’une société prête à la recevoir ? De la même manière que pour les rescapés des camps de la Seconde Guerre mondiale qui avaient en quelque sorte toujours été prêts à dire, mais que personne n’était prêt à écouter avant les années 60…

Je crois plutôt que c’est une parole qui est prête. Un travail de deuil, d’acceptation, c’est long. Plus encore que cela, je crois que c’est avant tout se sentir assez fort pour s’y confronter. Je suis certain que si j’avais écrit ce livre il y a cinq ou dix ans, j’aurais très mal supporté de revoir les films. J’ai beaucoup pleuré en les revoyant mais il n’y a pas de nostalgie mortifère, de douleur morbide comme il y en aurait eu il y a quelques années. On aurait tous été capables – Robin Campillo, qui l’a un peu fait dans Les revenants, Élisabeth Lebovici, et tous ceux que je citais tout à l’heure – d’écrire quelque chose sur le sida avant, mais une génération est prête aujourd’hui dans une énergie collective à se réapproprier ses morts et ses vivants.
Un peu comme à la fin d’Un compagnon de longue date : les survivants se retrouvent sur la plage sur laquelle ils faisaient la fête au début de l’histoire, dix ans plus tôt, et arrivent subitement de tous les coins, ceux disparus pendant l’intervalle. On est prêts à tous se remélanger, les vivants et nos beaux fantômes. S’agissant de l’idée que la société serait prête à écouter, je ne dis pas que ce n’est pas le cas mais ce n’est pas ce qui m’apparait être le plus manifeste. J’essaye de dire au début du livre : il y a eu très rapidement une envie forcenée de passer à autre chose – non pas de gommer, mais de ne pas y revenir. Peut-être parce que la menace est restée rampante longtemps et qu’on se sentait tous encore en sursis, séropo ou pas d’ailleurs. Le phénomène du  »bareback » a en outre très vite montré qu’il y avait une volonté de tourner la page, de revenir à la vie comme elle était avant dès que possible et tant que faire se peut, quitte à prendre tous les risques. Je dirais que plus encore que la capacité de la société à entendre, ce sont les pédés qui sont enfin prêts à cela – eux qui n’avaient plus envie qu’on vienne les embêter avec ça. Je ne vois pas d’autre chose. On l’a vu dans la presse communautaire notamment : la place de plus en plus restreinte allouée à la maladie. Il faut aussi un temps pour que quelque chose qui est de l’actualité devienne de l’Histoire. On ne bascule pas d’une catégorie à l’autre du jour au lendemain. Sans dire évidemment que le sida est terminé, on peut admettre que ce n’est plus du tout la même chose après 1996 et l’arrivée des trithérapies que les quinze années sur lesquelles je me suis concentré dans le livre et qui font désormais partie de l’Histoire.

Certains craignent que ce mouvement d’entrée dans l’Histoire, de documentation, d’archivage – nécessaire – soit synonyme de classer ou risque de scléroser les luttes qui restent à mener.

Je suis très dubitatif sur cette question. C’est sans doute lié à ce qui est mon obsession consistant justement à donner les moyens à cette Histoire d’exister. J’ai le sentiment, tout juste passé les cinquante ans, après près de 30 ans de journalisme, de militantisme, d’écriture, que si je regarde en arrière, la ligne directrice de mes textes et ce que j’ai toujours modestement essayé de faire est sous-tendu par cette question de l’Histoire. Le constat est banal mais il ne cesse de me sauter au visage : on est la seule communauté dont l’histoire recommence avec chacun d’entre nous, qu’elle ne se transmet jamais. Chacun n’est jamais dépositaire de la mémoire des autres parce que quand tu nais dans une autre communauté minoritaire, ton histoire de groupe te vient de tes parents, elle est en permanence autour de toi. En tant que jeune pédé, que jeune lesbienne, que jeune trans, etc., cette histoire-là, n’existe pas. Tu es toujours le premier – le premier à te confronter à ce qui est, et tu peux passer ta vie sans savoir qu’avant toi, il y en a eu d’autres dans la même situation, d’autres luttes, d’autres modes de vie, d’autres histoires qui t’ont construit contre toi, malgré toi, les injures, les discriminations dont tu es l’objet. Tout ça se perd d’individu en individu. Mon obsession, au niveau qui est le mien et sur le cinéma, consiste à essayer de mettre en place des outils qui permettent de donner, au-delà de chaque individu, une cohérence et une existence à cette Histoire.
Pour moi, cet ancrage dans une Histoire est essentiel pour la construction des luttes à venir. Chacun doit pouvoir venir puiser dedans grâce aux outils de la recherche, aux archives, aux articles, au travail des militants pour se construire et avancer sans tout reprendre constamment à zéro. Que le fait de poser ces bases puisse être sclérosant, je l’entends. Mais leur dénier leur importance par peur qu’elles le soient, c’est dramatique. Je pense par exemple que le fait que Paris n’ait pas de centre d’archive LGBT après tant d’essais est purement invraisemblable. Que ce soit aux États-Unis ou à Berlin, dans tous ces lieux qui regroupent notre Histoire, ces centres existent. C’est en connaissant les combats passés que tu peux forger les armes de ton avenir. Donc cette question de la sclérose est légitime mais elle aurait à mes yeux une vraie valeur si elle rencontrait une réalité. La réalité de notre Histoire est tellement fragile, friable, non-écrite, et non partagée, que cette question ne se pose pas vraiment.
Je suis on ne peut plus d’accord. En tous cas, cela ne nous pousse-t-il pas à la vigilance sur la tournure que cette écriture prendra ? Sans perdre de vue l’ambiguïté politique que renferme la conservation d’une part et le processus de normalisation des gays qui basculent dangereusement à droite d’autre part ?

Je crois que c’est justement le contraire de tout ça. Cette méconnaissance du passé induit ce sentiment de normalisation. Puisque aujourd’hui est tel qu’il est – avec le mariage, etc., dans toutes les limites que cela peut avoir – et que tu ne connais que cette réalité-là, globalement, la normalisation est la norme. Si tu ne sais pas que tout cela est le résultat d’un processus avec des allers et des retours, des progrès et des reflux, des moments de quasi extermination, comment peux-tu imaginer aller plus loin que l’état actuel des choses ? Grosso modo, je crois que 98% des pédés se fichent des progrès de la PMA, de la GPA, des droits des trans. On les laisse tranquille, ils ont le mariage et peuvent vivre comme tout le monde. Que peuvent-ils revendiquer alors qu’ils ne savent pas qu’il y a d’autres choses à revendiquer ? Ils ne savent même pas qu’il faut revendiquer de garder ça. Il faudrait justement leur expliquer que tout ça n’a pas toujours été acquis, et que cela l’a été notamment au prix du sida.
Je pense que la difficulté du mouvement LGBT aujourd’hui n’est pas celle de se poser la question de la normalisation supposée par une écriture de l’Histoire, mais qu’il ne se voit plus d’objectif commun. Le mariage – et on a malgré tout vu avec quelle violence ça s’est déroulé – a malheureusement été la dernière revendication vaguement consensuelle qui a pu réunir tout le monde. Si on se satisfait de ça, c’est la fin de l’Histoire, ce en quoi je ne crois pas. Et pour avoir une fin, il faut déjà avoir une Histoire. Ce n’est pas un processus figé mais dynamique. Mon amour pour les films du patrimoine ne fait pas de moi un conservateur, et ce n’est pas ce que je suis. Je pense que si notre seul problème était celui de la sclérose face à l’Histoire, on serait plutôt bien. Retrouvons notre Histoire tant laissée à l’abandon de manière à avancer plus
sereinement.https://diacritik.com/tag/diacritik/

Didier Roth-Bettoni, Les années sida à l’écran, éditions ErosOnyx, texte + DVD du film Zero Patience (1993) réalisé par John Greyson, 2017, 136 pages, 25 €.

Dans Les ÉCHOS…

LES ÉCHOS Week-end 25-08-2017 à 06 : 00

Sélection de la semaine Films Séries TV

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Avant « 120 battements par minute », les films des années sida
Olivier de Bruyn / Journaliste | Le 25/08 à 06:00image: https://www.lesechos.fr/medias/2017/08/25/2109565_avant-120-battements-par-minute-les-films-des-annees-sida-web-tete-030507592384_1000x300.jp
Avant « 120 battements par minute », les films des années sida ©Celine Nieszawer

Les critiques du Festival de Cannes le voyaient Palme d’or. Le film-événement de la rentrée, « 120 battements par minute » de Robin Campillo, évoque le combat des militants d’Act Up dans les années 90. L’occasion de s’arrêter sur la façon dont le cinéma a abordé le « sujet sida ».
C’est un temps que les moins de 40 ans n’ont pas connu, du moins à l’âge adulte… Au début de la décennie 90, des jeunes militants des deux sexes, réunis au sein de l’association Act Up multiplient les actions provocatrices pour contraindre les institutions et les laboratoires pharmaceutiques à prendre en compte l’épidémie de sida, ses ravages, et à mener, enfin, une politique de santé volontariste. Entre manifs, assemblées générales, interventions intempestives dans les lieux de pouvoir et séjours dans les hôpitaux, ces filles et garçons tentent aussi de vivre leur vie sentimentale et sexuelle, malgré la peur de la mort. Cette mort qui rôde, omniprésente… Le cinéaste de 120 battements par minute, Robin Campillo, 55 ans, sait de quoi il parle. Militant d’Act Up dans la décennie 90, il convoque des souvenirs intimes dans son nouveau film, l’un des plus beaux de l’année 2017, qui a été honoré par le Grand Prix du jury lors du dernier Festival de Cannes.

« C’est un film personnel, mais en aucun cas autobiographique, explique Robin Campillo. J’y évoque un groupe et la puissance d’une parole et d’une action politiques. Ce qui m’a frappé quand « 120 battements par minute » a été projeté à Cannes, c’est de voir à quel point le film venait interpeller chacun dans son intimité. Tout le monde a connu quelqu’un parmi ses proches qui a été frappé par la maladie. Le sida est l’épidémie la plus meurtrière dans l’histoire récente – plus de 40 millions de morts – et le cinéma, aujourd’hui encore, se doit de raconter cette histoire. » Le film de Campillo tient sa force de l’avoir fait sans faux-fuyant, comme une actualité encore brûlante.

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Prix du jury au dernier festival de Cannes, le film de Robin Campillo retrace l’action des militants d’Act Up à la fin des années 1980 ©Celine Nieszawer
Raconter l’horreur de la maladie et la façon dont la société l’a perçue, traitée et parfois ignorée… Dès la fin de la décennie 80, quelques années après l’apparition du sida, des cinéastes évoquent cette épidémie dont on sait si peu de choses et qui alimente tant de fantasmes destructeurs. Pour l’aborder, les films de l’époque empruntent fréquemment la voie de la fable et de la métaphore. Aux États-Unis, Coppola met en scène la peur de la contamination par le sang dans sa relecture personnelle de Dracula, le grand classique de Bram Stocker. Un film où, avec ses vampires ancestraux, le cinéaste multiplie les références à notre époque. En France, Léos Carax, dans « Mauvais sang », décrit un Paris imaginaire en proie à un nouveau virus : le STBO, qui frappe impitoyablement les amants des deux sexes ne jurant que par les aventures érotiques et l’amour libre.

Si le sida n’est jamais nommé au coeur des fictions, la maladie et la menace y sont omniprésentes. « On distingue deux périodes dans la façon dont le cinéma représente le sida, note Didier Roth-Bettoni, auteur de Les années sida à l’écran (1), un livre référence sur le sujet. Ces deux périodes correspondent à l’évolution des traitements médicaux. La première, à compter de 1985, bien avant l’apparition des trithérapies, donne lieu à des films d’une noirceur totale. À cette époque, l’espérance de vie des malades est tellement faible que les films sont fatalement hantés par la mort. À partir de 1996, avec le développement des trithérapies, c’est la question du « comment vivre avec la maladie » qui devient prépondérante. À partir de ce moment, le nombre de films consacrés au sida baisse de façon notable. Curieusement, ces dernières années, quand le cinéma évoque le sujet, il en revient à des représentations liées à la première période. Comme s’il s’agissait de ne pas oublier. »
« NUITS FAUVES » ET POLÉMIQUES
Dans les années 90, celles que met aujourd’hui en scène Robin Campillo dans 120 battements par minute, plusieurs films marquent les esprits et rencontrent un grand succès en retraçant le destin de personnages victimes du sida. Si certains d’entre eux ne traitent pas de l’homosexualité – Trainspotting de Danny Boyle en 1996, avec ses protagonistes junkies, ou Jeanne et le garçon formidable de Olivier Ducastel et Jacques Martineau en 1998, avec son héros hétéro contaminé suite à une injection par intraveineuse – la plupart des œuvres majeures de l’époque mettent en scène des personnages masculins homosexuels. Il faudra attendre 1995 et le film Kids de Larry Clark pour voir représentée une lesbienne atteinte par la maladie…

Deux films s’imposent particulièrement auprès du grand public. En France, Cyril Collard triomphe avec Les Nuits fauves (1992), un récit autobiographique dans lequel le cinéaste incarne lui-même le rôle principal, celui de Jean, un jeune séropositif qui vit des amours multiples et refuse de se protéger et de protéger ses amant(e)s. Le film attire 3 millions de spectateurs dans les salles, remporte plusieurs César en 1993, quelques jours après la mort du cinéaste, et… déclenche de nombreuses polémiques. « En France, explique Robin Campillo, j’ai toujours trouvé qu’il y avait un romantisme noir gênant dans les films qui évoquent du sida. À ce titre, Les Nuits fauves, auquel Collard lui-même atteint par la maladie ne survivra qu’un an à peine, est malheureusement exemplaire. Pour moi qui militais à Act Up à l’époque, cette apologie des pratiques sexuelles sans préservatif était inacceptable, même si le film a incontestablement permis de faire parler de la maladie. »
UNE PRISE DE CONSCIENCE COLLECTIVE
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Philadelphia , de Jonathan Demme ©TriStar Pictures/COLLECTION CHRISTOPHEL
Côté américain, l’industrie hollywoodienne ne s’intéresse au sida qu’à partir de 1993. Le « sujet » est jusqu’alors réservé à des productions indépendantes bien plus modestes. Dans Philadelphia, Jonathan Demme, qui vient de triompher avec Le Silence des agneaux, dirige deux stars, Tom Hanks et Denzel Washington, dans un film décrivant avec précision l’horreur de la maladie et encourage la lutte contre les préjugés homophobes. Une mission essentielle à l’époque où les fantasmes sur ce que l’on nommait fréquemment le « cancer gay » faisaient des ravages.

« Longtemps, le sida a été considéré comme la maladie des seuls homosexuels, explique Didier Roth-Bettoni. Les deux étaient associés : Sida = PD, disait-on alors… Pour la première fois avec Philadelphia l’industrie du cinéma américain s’empare du sujet à bras-le-corps. La chanson générique de Bruce Springsteen, « Streets of Philadelphia« , rencontre un succès plus important dans le reste du monde qu’aux États-Unis. L’approche compassionnelle et pédagogique du film a joué un rôle très important dans la prise de conscience de la maladie par le public international. Néanmoins, après ce tour de force et les Oscars remportés par Philadelphia, tout se passe comme si Hollywood considérait qu’il avait payé sa dette à cette grande cause. Il n’y aura plus jamais un film hollywoodien de cette ampleur consacré au sida. »

Et en France ? En France, c’est encore pire… Si de nombreux films ont évoqué la maladie depuis N’oublie pas que tu vas mourir, de Xavier Beauvois en 1995, au film d’André Téchiné, Les Témoins, en 2007, en passant par Drôle de Félix d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau en 2000, aucune fiction à gros budget et incarnée par un de nos plus grands acteurs n’y a jamais vu le jour ! Le « sujet » n’a été traité que par le cinéma d’auteur et, différence notable avec le cinéma américain, il a systématiquement fait l’objet d’une approche intimiste, jusqu’à 120 battements par minute. Aux États-Unis, de nombreux films historiques ont vu le jour au fil des décennies : du téléfilm Les Soldats de l’espérance, de Roger Spottiswoode, en 1994, une fresque sur la découverte du virus, au film Dallas Buyers Club, de Jean-Marc Vallée en 2013, sur le combat des malades pour obtenir de nouveaux traitements. Rien de comparable en France. « Le cinéma américain invite à la prise de conscience collective, note Didier Roth-Bettoni. Le cinéma français, lui, néglige cet aspect, s’attache à des destins individuels et rechigne à l’engagement. »

« En France, le cinéma est souvent très et trop pudique quand il s’agit d’aborder certains thèmes, ajoute Robin Campillo. Il suffit pour s’en convaincre de voir le peu de films tournés sur la guerre d’Algérie. Sur le sida, c’est finalement la même chose. Le film le plus important reste celui de Hervé Guibert La pudeur ou l’impudeur, un journal intime documentaire. La puissance et l’émotion de ce film, comme celles, aux États-Unis, de « Silverlake life : the view from here« , autre documentaire réalisé par Tom Joslin et Peter Friedman, m’ont dissuadé de m’appesantir sur la description physique de la maladie dans 120 battements par minute. La déchéance n’était de toute façon pas mon sujet. »
« Dallas Buyers Club », de Jean-Marc Vallée
© Voltage Pictures/Truth entertainment/DR/Collection Christophel

BRISER LES DERNIERS TABOUS
La France, toujours pusillanime ? Il y a de cela. Et l’on peut s’étonner, par exemple, qu’aucun long-métrage de cinéma n’ait été consacré à l’affaire du sang contaminé, l’un des plus grands scandales sanitaires de l’histoire récente et potentiellement un sujet « idéal » pour un grand film politique, judiciaire et sociétal. Robin Campillo évoque « l’affaire » dans son film qui, non content de raconter l’histoire de quelques personnages bouleversants, met en scène une époque et ses contradictions.
Arnaud Valois, 33 ans, un des acteurs principaux du film, était enfant dans les années 90 et plonger dans l’aventure de 120 battements par minute lui a permis de mieux comprendre les enjeux de cette période : « Je n’étais qu’un gamin à l’époque et, en préparant le film, j’ai été sidéré de constater à quel point les pouvoirs publics affichaient dédain et mépris à l’égard des malades. Je connaissais les ravages de l’épidémie dans ces années-là, mais je n’étais pas conscient du refus des politiques et des institutions de la prendre en compte. Quand Robin Campillo m’a contacté, j’avais arrêté le cinéma depuis des années. Je n’avais plus le désir d’être comédien. Mais j’ai trouvé l’histoire si forte, j’ai trouvé si important que l’on revienne sur cette période qui n’avait jamais été abordée d’une telle manière, que je n’ai pas hésité à répondre favorablement à sa demande. En France, on redoute toujours d’évoquer l’histoire moderne. « 120 battements par minute  » brise en quelque sorte ce tabou. » Et ouvre une brèche ?

L’AFFAIRE DU SANG CONTAMINÉ, L’OUBLIÉE DU CINÉMA

Un scandale sanitaire majeur (la contamination par le VIH à la suite de transfusions sanguines), la mise en cause des laboratoires et des responsables politiques de l’époque, un interminable combat judiciaire : l’affaire du sang contaminé et la tragédie des hémophiles révélées dans les années 90, avaient tout pour passionner le cinéma français. Il n’en a rien été et le « dossier » n’a fait l’objet que d’un téléfilm : Facteur VIII, réalisé en 1995 par Alain Tasma avec, entre autres, Nicole Garcia et Bruno Todeschini. Hervé Chabalier, le producteur avec Canal +, dut renoncer aux financements de France 3 peu avant le tournage. Une perte de 4 millions de francs qui faillit faire capoter le projet. Si l’affaire du sang contaminé est rapidement évoquée dans le film de Campillo, elle n’a toujours pas donné lieu à un long métrage.

QUATRE FILMS EMBLÉMATIQUES

« 120 battements par minute » de Robin Campillo, 2017 : Au début des années 90, parmi les militants du groupe parisien Act Up, un jeune garçon d’une vingtaine d’années, Sean, séropositif, entame une histoire d’amour avec Nathan, un nouveau venu dans la communauté. Au plus près de ses personnages, Robin Campillo signe un grand film intime et collectif. Il y restitue la réalité d’une époque où les malades du sida durent lutter contre l’indifférence des pouvoirs publics et des laboratoires pharmaceutiques. Récompensé par le Grand Prix du jury au dernier Festival de Cannes, il a raté de peu la Palme d’or.

Les Nuits fauves de Cyril Collard, 1992 : Jean, chef opérateur reconnu, multiplie les aventures sexuelles avec les filles et les garçons, alors qu’il se sait séropositif… Dans l’adaptation pour le grand écran de son livre autobiographique, Cyril Collard évoque son désir éperdu d’amour et de vie. Malgré les polémiques, Les Nuits fauves rencontra un triomphe dans les salles et, trois jours après le décès du cinéaste, fut honoré lors de la cérémonie des César en 1993, où il obtint notamment le prix du meilleur film.

Philadelphia de Jonathan Demme, 1993 : Andrew Beckett (Tom Hanks), avocat célèbre, veut prouver que son licenciement est dû à son homosexualité et à sa maladie, le sida. Joe Miller (Denzel Washington), avocat a priori homophobe, l’épaule dans son combat… Jonathan Demme signe un beau film poignant et pédagogique qui fit un triomphe. Tom Hanks reçut un Oscar en 1994 pour sa prestation, et Bruce Springsteen pour la bande originale du film, « Streets of Philadelphia ».

Dallas Buyers Club de Jean-Marc Vallée, 2013 : Dallas, 1985, Ron Woodroof (Matthew McConaughey, ici avec Jared Leto), incarnation du machisme et de l’homophobie, découvre qu’il est séropositif. Avec d’autres malades, il entame un long combat pour obtenir de nouveaux médicaments et briser le monopole imposé par le système de santé américain… Inspiré d’une histoire vraie, le film du Canadien Jean-Marc Vallée a remporté un important succès dans les salles et a valu l’Oscar du meilleur acteur à Matthew McConaughey en 2014.

QUAND LA PLANÈTE PEOPLE S’ENGAGE

En 1985, la maladie, puis le décès de Rock Hudson, une des premières célébrités à avoir révélé sa séropositivité, crée l’embarras à Hollywood. Pour briser la loi du silence et lutter contre les préjugés envers les malades, Liz Taylor mobilise les bonnes volontés et récolte des fonds pour la recherche et le soutien aux victimes. Cocréatrice de l’AmfAR (American Foundation for Aids Research), fin 1985, l’actrice organise galas, dîners et ventes aux enchères où, depuis trente ans, se pressent les stars du grand écran : Nicole Kidman, Leonardo DiCaprio, Richard Gere, les Français Audrey Tautou, Guillaume Canet, Mélanie Laurent… Depuis vingt ans, Sharon Stone se démène pour aider les malades, notamment au sein de l’AmfAR, dont elle préside la collecte de fonds depuis 1995. En mai dernier, pendant le Festival de Cannes, 800 convives étaient invités par l’association à l’Hôtel du Cap-Eden-Roc pour un dîner et une vente aux enchères à laquelle participaient notamment Jessica Chastain, Dustin Hoffman, Will Smith… Depuis sa création, les dons amassés par l’AmfAR sont estimés à plus de 360 millions de dollars et contribuent à financer 2 000 équipes de recherche dans le monde.

(1) « Les années sida à l’écran, Didier Roth-Bettoni. Éditions ErosOnyx (avec le DVD de « Zero Patience », de John Greyson) 25 euros.

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Les années SIDA à l’écran, Didier Roth-Bettoni, juin 2017


Les années SIDA à l’écran, Didier Roth-Bettoni, juin 2017
Nausica Zaballos-Dey

Auteur d’un livre de référence, L’homosexualité au cinéma (La Musardine, 2007), le critique Didier Roth-Bettoni radiographie 35 ans de SIDA à l’écran.
S’il s’intéresse particulièrement aux films mettant en scène les mobilisations de la communauté gay face à l’épidémie, il adopte une approche chronologique simple mais efficace pour analyser les multiples représentations cinématographiques du virus. Les films qui ont pour thème principal le SIDA offrent des points de vue assez variés sur l’histoire des dommages collatéraux (palpables en termes économiques, politiques ou médiatiques) occasionnés par l’apparition et la propagation du virus.

Roth-Bettoni distingue les films qui parlent du SIDA sur un mode intimiste, en proposant au spectateur de suivre l’évolution intérieure d’un héros touché par le mal dont la transformation tient davantage à un itinéraire sexuel personnel qu’à la maladie (Encore de Paul Vecchiali) des films à tendance héroïque.

Ceux-ci peuvent être la production de militants gay donc profondément marqués par la disparition de proches et amants durant l’hécatombe des années 80-90 (Un compagnon de longue date, 1990) ou l’œuvre de réalisateurs plus sensibles aux enjeux dramatiques d’une véritable épopée médicale pour les soignants et les aidants (Les Soldats de l’espérance,1994).

Au cœur du travail de Roth-Bettoni, et c’est l’une des qualités majeures de cet ouvrage avec son érudition, on trouve un questionnement des processus de légitimation de la figure du sidéen mais surtout de la figure de l’homosexuel tout court à l’écran. Le livre du critique, en mettant en lumière la radicalité de films moins médiatisés que le consensuel – mais utile – Philadelphia, donne à entendre des voix queer qu’il avait déjà célébrées dans ses autres ouvrages chez ErosOnyx, les monographies sur Derek Jarman et Philippe Vallois.

Le film Zero Patience, comédie musicale complètement folle du Canadien John Greyson, accompagne le livre de Roth-Bettoni et participe à l’entreprise de déstigmatisation des premières victimes d’une maladie surnommée – dans un passé pas si lointain – « le cancer gay». Relativement court, l’ouvrage de Roth-Bettoni, passionnant, se lit d’une traite. Livre militant certes -qui examine aussi les enjeux des représentations ultra contemporaines de la sexualité gay avec en toile de fond le relâchement des pratiques de prévention- Les années sida à l’écran est aussi un livre d’historien. Hautement recommandable.

Broché : 138 pages / Avec le DVD du film de John Greyson (1DVD) / 25
euros
Editeur : ErosOnyx (3 juin 2017)
Collection : Images
Langue : Français
ISBN-13: 978-2918444343
Dimensions du produit: 18,7 x 1,1 x 14,2 cm

Entretien dans DIACRITIK le 14 juin avec Didier Roth-Bettoni http://www.erosonyx.com/ecrire/?exec=article_edit&id_article=326

Les années sida à l’écran : Entretien avec Didier Roth-Bettoni

Le journaliste et critique de cinéma Didier Roth-bettoni vient de publier aux éditions ErosOnyx Les années sida à l’écran. Un ouvrage pionnier sur la représentation au cinéma, entre 1981 et 1996, des malades et de leur entourage, ouvrage dans lequel l’auteur déploie une filmographie vertigineuse composée de centaines de films souvent très confidentiels ou malheureusement oubliés, ayant eu et continuant à avoir une importance cruciale sur cette question. Un travail salutaire pour sa capacité à analyser avec acuité ces films dont les enjeux ont indéniablement infléchi le cours de l’Histoire et participé à la construction de la communauté LGBT et la manière dont le reste de la société l’a regardée. L’ouvrage est en outre accompagné du film Zéro patience, dans un jeu d’illustration et de mise en perspective des plus pertinents. Un trésor cinématographique très queer qu’il faut découvrir de toute urgence.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce livre ?
Je ne suis pas sûr d’avoir eu « envie » de le faire. Je dirais que j’ai plutôt ressenti à un moment donné le besoin de me confronter à tout ça. J’ai aussi le sentiment que c’est un truc de génération. Quand je vois qu’en l’espace de trois-quatre ans – de façon absolument pas concertée – sortent quasiment au même moment le film de Robin Campillo, le livre d’Elisabeth Lebovici sur le sida dans l’art, que plusieurs documentaires sont réalisés aux États-Unis sur l’histoire d’Act-Up, que Philippe Faucon commence une série pour Arte sur les mouvements LGBT dans les années 80 à 2000, qu’en Suède Jonas Gardell écrit N’essuie jamais de larmes sans gants et que la série Snö poursuit cela, qu’il y a eu The Normal Heart en 2014, qui tous reviennent sur cette période — c’est pour moi le signe qu’un travail intime est enfin possible. Un travail de réflexion, de retour sur notre histoire, notre passé, signe d’un processus de deuil qui est enfin terminé, d’acceptation d’être survivant. Tout cela rejaillit sur ces gens un peu au même moment, après la digestion de ce qui a été un traumatisme pour une génération, une communauté, qui est maintenant prête à s’y confronter.

En ce qui me concerne, j’étais prêt pour ce livre-là et essayer – c’est mon obsession depuis toujours – de nous redonner une Histoire collective et de nous réinscrire plus largement dans l’Histoire – moi par le biais du cinéma, d’autres via divers domaines. À un moment donné, tout ça advient. Je me dis aussi, simplement, qu’il y a des choses à dire et que personne ne les dit. Alors, même si ce n’est pas de façon complètement satisfaisante, j’essaye de m’atteler à ce travail dont je ressens le besoin qu’il soit fait. Il y a sans doute une part de défi là-dedans. C’était le cas sur L’homosexualité au cinéma, sur Derek Jarman, et une nouvelle fois avec ce livre-ci, à la différence que l’enjeu est certainement plus profond. Je trouve beau que toutes ces parutions et sorties arrivent en même temps parce que j’ai toujours pensé que ce qui faisait masse faisait sens. Tu donnes à entendre à l’extérieur – et à l’intérieur de la communauté – que ce n’est pas juste la lubie d’un.e.tel.lle, que ce moment d’Histoire a une importance globale. Je suis heureux – aussi bizarre que cela puisse paraitre au regard du sujet – de tomber à ce moment-là. Je me dis que la pierre que je voulais apporter en faisant ce livre rejoint d’autres pierres qui, agglomérées, construiront un petit mur. Cette idée me conforte et me réconforte.

Tu mobilises une filmographie très riche souvent essentielle et pourtant méconnue. Y avait-il une volonté de donner une visibilité, de valoriser ces films ?

Bien sûr. Je veux essayer de donner envie à des gens de voir ces films et de leur redonner une existence, parce que mis à part quelques-uns, ils sont sortis de toutes les mémoires. J’en discutais justement très récemment avec Jacky Fougeray, le directeur du site e-llico.com – avec qui j’ai travaillé et que je connais depuis longtemps – qui me disait qu’il avait vu tous ces films mais aurait néanmoins des difficultés à en citer plus de dix. Je pense que c’est le cas pour la plupart des gens. Et l’idée du livre était double : d’une part dire qu’à côté de ces films connus que sont Philadelphia, Un compagnon de longue date, Zéro patience, Jeanne et le garçon formidable, etc., il y en a plein d’autres qui ont eu des petits succès, qui sont passés inaperçus, et d’autre part donner une existence très éphémère à des cinéastes qui ont eu le temps de réaliser un film ou à des acteurs qui n’ont joué qu’une fois, dont les noms ont été oubliés. Ce sont des gens qui auraient pu bâtir une filmographie, une œuvre, s’ils n’avaient pas été fauchés par la maladie. C’est ce que dit en somme l’un des personnages de The Normal Heart, ce téléfilm valant ce qu’il vaut : « C’est une génération de jeunes hommes qui a été fauchée, Combien de pièces n’ont pas été écrites, combien de ballets n’ont pas été dansés ? ». Il y a une importance, je crois, à rappeler ces noms-là et les films auxquels ils sont liés, aussi fragiles, bancals, incomplets soient-ils, mais qui, parce qu’ils existent, portent des choses et font que le puzzle est tel qu’il est. En revanche, il n’y a malheureusement pas une volonté d’exhaustivité dans le livre. J’ai toujours cette tentation qui se révèle impossible, mais le corpus est relativement large, avec près de 300 films, téléfilms, court-métrages, documentaires.

Pourquoi se concentrer sur le sida concernant les hommes gay ?
J’étais parti sur un corpus global extrêmement large et avec l’idée de faire un livre sur le sida au cinéma, c’est-à-dire avec les toxicomanes, les contaminations en Afrique, les scandales des transfusions, toutes les manières dont la maladie a pu être évoquée à l’écran. J’ai donc commencé mon travail comme je le fais toujours, en faisant des listes innombrables, interminables et variées, en fouillant tout type d’archive, pour me rendre compte que tout ça ne produisait rien. Ce n’est pas la quantité qui m’a effrayé – il y avait 6000 films dans L’homosexualité au cinéma – mais bel et bien le fait de me retrouver avec une masse de matière étrangère que je ne maîtrisais pas, et que je ne me sentais ni la légitimité d’aborder ni l’envie d’y consacrer plus de temps qui devenait de fait exponentiel. En somme, cela me faisait perdre mon fil conducteur puisque tout compte fait, mis à part la maladie, ces films n’ont vraiment rien de commun entre eux, ni leurs démarches, ni leurs formes, ni leurs objectifs. J’aurais forcément noué tout ça de façon acrobatique et insatisfaisante à titre personnel. C’est ce que je dis dès l’introduction. Tout cela a de la valeur, de l’intérêt par ailleurs, mais ce n’est pas mon objet. Je n’ai ni légitimité ni appétence à faire ce travail. À charge à d’autres qui seraient curieux de faire ce travail, de compléter, de proposer des contrepoints.

N’est-ce pas aussi parce que lorsque le sida apparait, il touche d’abord les hommes gay, les stigmatise, faisant d’eux une sorte de « noyau dur » avec cette histoire du « cancer gay » ?
Oui, bien sûr. Il a pu y avoir des films sur le sang contaminé, les toxicomanes etc., mais dans aucun de ces groupes à risque en dehors des hommes gay, on a vu une prise en charge de l’intérieur dirais-je. Une forme de réaction communautaire certes par l’activisme, et associatif mais aussi par le cinéma en créant des formes et un sous-genre dans ce domaine. Cela n’existe pas ailleurs. Partant de ce constat, j’ai eu l’impression qu’un travail plus étendu aurait signifié marier la chèvre et le chou.

Pourquoi avoir choisi de mettre en regard ton ouvrage avec, en particulier, le film de John Greyson, Zéro patience (1993) ?
C’est d’abord le principe de la collection de l’éditeur ErosOnyx qui veut un livre accompagné d’un dvd. C’est le troisième que je fais avec eux. Sur Derek Jamran, j’étais parti de Sebastiane pour élargir à la manière de cercles concentriques sur le cinéaste puis sur le cinéma LGBT anglais. Sur Philippe Vallois, j’étais pareillement parti de Nous étions un seul homme, sa filmographie et le cinéma français LGBT des années 70-80. Lorsque j’ai terminé ce dernier livre, ErosOnyx m’a demandé si j’avais un autre projet et j’ai immédiatement parlé de ce projet qui cheminait dans ma tête de façon un peu floue.
Et quand il a fallu choisir un film, la réponse était évidente entre deux possibilités : soit Un compagnon de longue date que Norman René réalise en 1990 ou Zéro Patience réalisé par John Greyson en 1993. Il fallait un film qui d’une part se situe dans la période des années sida, c’est-à-dire entre 1981 et 1996, et d’autre part qui en dise quelque chose, tout en traduisant aussi ce que j’avais envie d’exprimer. Sur des modes assez différents, les deux films sont emblématiques en termes de réaction de la communauté par rapport au sida à travers l’art cinématographique. Sur toute cette Histoire, Un compagnon de longue date est sans doute le film que je préfère et qui me bouleverse – avec les films de Jarman pour d’autres raisons –, mais auquel il manque une dimension politique qui me semblait essentielle dans ce que je voulais dire. C’est l’histoire d’un groupe d’amis confronté à la maladie, un film intime, un film d’accompagnement. Zéro patience est l’inverse de ça, avec une dimension militante – Act-Up apparait dans le film – et queer très importante. Il est aussi totalement décalé dans sa forme, c’est une comédie musicale pop souvent drôle tout en étant profonde et engagée, un film fait par un réalisateur qui était par ailleurs lui-même activiste. Il condense et illustre l’essentiel de ce que j’avais envie de développer.

De quelle manière as-tu construit ton approche sur ce corpus qui n’est que partiellement chronologique ?
À partir du moment où le choix du film fut arrêté, j’ai pu réfléchir à la manière dont il était à la conjonction des différents modes d’approche que le cinéma avait pu développer pour traiter de la question du sida chez les gays. Je suis donc parti de 1993 et du film lui-même, en essayant de réfléchir à ce dont il résulte, de quelle manière il porte l’héritage des différents films l’ayant précédé, et en quoi, dans le sens inverse, il va irriguer – à son corps défendant – les autres films. Il est une sorte de point nodal. Le reste est venu au fil de l’écriture une fois qu’étaient identifiés les différents types de film. Cette histoire est évidemment chronologique mais c’est la chronologie des années sida, ce n’est pas celle de la sortie des films puisque je commence par des films récents qui parlent des débuts de la maladie, ceux-ci n’ayant pas été filmés ou traités en direct. C’est donc tout autant une histoire a-chronologique.

Certaines séquences de Zéro patience me paraissent très marquantes : l’obsession et l’attirance troublante de l’enquêteur-cinéaste pour Zéro (pour le danger ?), la personnification du VIH qui exprime effrontément une vérité, et le chant si improbable des anus…
Il y a sans doute cette attirance du danger de la part de l’enquêteur-cinéaste mais ce n’est pas ce que j’en retiens. Je ne crois pas du tout que le personnage de Richard Burton soit le porte-parole de John Greyson. Et ce qui m’intéresse le plus et qui ne va pas dans ce sens, c’est par-dessus tout le fait que ce sont deux fantômes. L’un vient du fond des temps, est ressuscité on ne soit trop pourquoi et continue à faire ce travail d’enquêteur avec les armes qui étaient celles de la science au XIXe siècle, se confrontant à la réalité contemporaine. Je crois que c’est un parti-pris profondément politique sur ce qu’ont pu être les discours scientifiques de l’époque, et surtout l’histoire d’un fantôme qui couche avec un autre fantôme. C’est l’Histoire du sida, de la manière dont les morts rencontrent les vivants. Le personnage de Richard Francis Burton qui a échappé par la force des choses au VIH est là au milieu des vivants en toute visibilité bien qu’étant mort, alors que le patient zéro mort reste invisible aux yeux des autres. Cette question des fantômes parmi nous est essentielle dans la représentation des malades à l’écran. Je parle de cette place dans la préface en citant le carton de Nosferatu : « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », pour dire que les fantômes viennent à notre rencontre et nous à la leur. Cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit aussi d’une dénonciation des boucs émissaires mais je pense que tout le cinéma de Greyson – notamment Fig Trees – est traversé par cette question des fantômes au-delà même de la question du sida. Sur la séquence du VIH qui prend la parole de façon complément surréaliste, je note déjà qu’il fait porter le rôle par Michael Callen qui était un activiste très médiatique à l’époque. Il lui fait dire une certaine vérité difficile à entendre à ce moment-là, réclamant que la justice soit faite sur le patient zéro, sur les boucs émissaires et sur le reste. Et la séquence des anus – comment dire ? Ce n’est pas celle que je préfère même si je la trouve extrêmement pertinente dans le discours qu’elle porte sur le patriarcat et sur la virilité. Sur le VIH, elle est moins notable. Mais visuellement stupéfiante. Vingt-cinq ans après, elle n’a rien perdu de sa force provocatrice, transgressive, dérangeante. C’est ce que j’aime aussi dans ce film, le coté de bric et de broc, pop et coloré qui ne s’interdit rien, qui lui permet d’être léger sur des sujets graves sans que les deux ne s’annulent.

J’imagine que c’était aussi le but : donner aux malades et à leurs proches un film qui les représente sans détours mais avec une dose de gaieté.
Oui. Et c’est aussi dire que le discours politique et militant est aussi un discours queer, qui est peu partagé dans le reste du cinéma sur le sida. Zéro patience a cette qualité de s’échapper du cadre des fictions militantes, politiques ou dramatisées.

Tout en admettant leur complémentarité, tu mets notamment en miroir deux types de films : les « compassionnels » plutôt destinés au grand public (Philadelphia, Un printemps de glace) et les films militants plus audacieux (Blue, Zéro patience, Un virus n’a pas de morale).
D’abord, je tiens à préciser que je n’oppose pas les types de films. Je ne crois pas qu’il y ait des films grand public qui ne soient pas bien, qui ne posent que des mauvaises questions ou ne donnent que des mauvaises réponses d’un côté, et des films militants, communautaires qui sont bien et apportent les bonnes réponses de l’autre côté. Je crois que chaque type de film a ses propres objectifs, destinataires, ses propres valeurs et qu’ils ne s’opposent pas mais se complètent.
Pour prendre l’exemple de Philadelphia, une fois que tu as posé toutes les limites du film – et Dieu sait qu’il y en a, sur la sexualité, la vie gay, des gestes de tendresse qui sont absents –, il a une importance et même plusieurs. L’objectif du film n’est pas de parler ni aux homosexuels, ni aux militants de lutte contre le sida mais à un large public qui en 1993 n’a aucune idée de ce qu’est un malade du sida, qui, quand il en sait quelque chose, ça ne l’intéresse pas, ça le dégoûte, etc. Il se trouve qu’à un moment donné, Hollywood, pour toutes les mauvaises raisons de la Terre (faire de l’argent, etc.) décide de se colleter à ça, de faire venir des stars pour se colleter à ça (Tom Hanks, Denzel Washington, Antonio Banderas, Joanne Woodward), de donner le corps de l’un des acteurs les plus populaires de son temps à ça (Tom Hanks), un corps que l’on va voir se dégrader, que l’on va voir marqué par le Kaposi, qu’il va mettre un autre acteur très populaire dans le rôle du public (Denzel Washington) qui a une réaction de dégoût, de rejet et qui petit à petit change d’avis. Faire cela en 1993, vraiment au pic de l’épidémie, où les réactions les plus virulentes existent dans la société américaine, c’est un tour de force. Le film a un but et il l’atteint, parce que malgré toutes mes réticences, lorsque je le revois, et que j’en ai pourtant vu d’autres, il m’émeut. Il pose, au-delà de la question du sida, un point essentiel qui va aussi être une résultante de cette lutte pour les homosexuels qui est la question de l’acceptation du couple au sein de la famille, de la société. Précisément ici, le couple de Tom Hanks et d’Antonio Banderas, même si on ne les voit jamais s’embrasser, est intégré dans la famille, il est uni en permanence, et on l’accepte.

Ça vaut pour ce film-là et tous les films de nature équivalente, parce que Philadelphia n’est que la reformulation de chemins narratifs qui étaient déjà présents dans Un printemps de glace qui date de 1985, seulement quatre ans après l’apparition des premiers articles sur l’épidémie. Il est quasiment le premier film de fiction au monde à se lancer sur le sujet. S’il n’y avait pas eu ces films-là pour construire cette première barrière de tolérance, quand bien même c’est un mot que j’exècre, autour de quelque chose qui n’était absolument pas acquis, il n’y aurait pas eu les autres. Jonathan Demme et John Erman, les deux réalisateurs avaient par ailleurs eu à cœur de se renseigner auprès de malades, de médecins, de spécialistes pour travailler la justesse de la représentation et faire un travail didactique essentiel. Ce ne sont pas ceux que je préfère d’un point de vue cinématographique ou politique mais je ne leur lance pas la pierre. À côté de cela, des films comme Un virus n’a pas de morale, Zéro patience, Un compagnon de longue date ou Blue ont simplement d’autres rôles, venant de l’intérieur de la communauté mais ne répondant pas aux mêmes exigences, ne se destinant pas au même public, étant esthétiquement très hétérogènes. La conjonction de tous ces films fait que cette Histoire existe.

Le problème qui pointe là, je m’y suis confronté quand j’ai écrit L’homosexualité au cinéma. Quand en 1979-80 William Friedkin réalise Cruising, il se heurte à une levée de boucliers énorme avant même que le film n’existe, parce que le sujet est celui d’un sérial killer qui rôde dans le milieu gay, etc. On peut comprendre pourquoi les milieux LGBT ont réagi de façon très virulente, mais le vrai problème n’est pas le film en lui-même. Le problème provient du fait qu’il est le seul film hollywoodien à représenter de manière centrale les gays entre 1975 et 1980, véhiculant et imposant ainsi une image extrêmement limitée (le milieu SM) et négative (la contamination homosexuelle, le crime, etc.), sans qu’il existe d’autres films pour proposer des contrepoints différents. Et évidemment cela apparait comme quelque chose de très agressif. Or, en 1993, la situation est très différente : les images des gays ou du sida ne sont pas uniques.
Zéro patience, Philadelphia, Les nuits fauves, Les soldats de l’espérance, sortent peu ou prou à quelques mois d’intervalle, dessinant un prisme riche et varié qui permet de tous les alléger d’une potentielle accusation de véhiculer une image totalitaire ou hégémonique des homosexuels. Un film n’est pas censé répondre à toutes les situations et à tous les publics. Un film n’est qu’un film et on a trop tendance à assigner aux choses des valeurs qui ne sont pas les leurs.

Tous ces films – avec plus ou moins de pertinence – ont représenté ces terribles années. Si cela est sans doute plus difficile à cerner, dans quelle mesure penses-tu qu’ils ont aussi contribué à changer leur époque ?

Oui, il y a une forme d’interaction entre les films et leur époque qui va dans les deux sens. Les films sur le sida, à partir du moment où ils sont faits, portent tous le sceau de leur temps dans la mesure où ils sont tributaires de l’évolution des traitements. Le moment d’arrivée des trithérapies marque un basculement très fort dans les images qui vont être celles du sida. Les films vont l’intégrer presque immédiatement à de rares exceptions qui détonnent par leur décalage. J’essaye de le signaler dans le livre en donnant des exemples de films, d’adaptations de pièces qui datent d’avant 1996 et qui sortent après, de telle sorte qu’ils apparaissent totalement désincarnés, déchargés de tout ancrage. Ils sont malgré eux tombés dans une sorte de faille temporelle, un trou noir qui les a engloutis. Cette dimension-là est donc indéniable. A l’inverse, je pourrais citer Théo et Hugo dans le même bateau en 2016 qui réussit à prendre en compte les évolutions des traitements post-exposition, et j’imagine qu’on aura des films sur la PrEP un jour, il commence à y avoir des documentaires sur le chemsex, etc. Le contexte médical influe sur les films et les films influent inversement sur leur époque. Ce que je disais sur Philadelphia tout à l’heure en est un bon exemple. Ce que le film a installé comme image d’un couple soudé face à un danger mais aussi aux situations iniques qui découlent de ce danger – le survivant qui n’a pas d’existence légale et qui risque de se retrouver à la rue – est inestimable. La communauté a pris en compte cette revendication-là tout comme la société qui a été forcée de trouver les moyens d’y répondre. Je pense à un très joli téléfilm anglais qui s’appelle Andre’s Mother réalisé d’après une pièce de Terrence McNally en 1990, au cours duquel un veuf dit à la mère de son compagnon décédé avec qui elle avait rompu les ponts qu’elle n’est pas légitime, qu’elle ne l’est plus et qu’il est le dépositaire de la vie de son fils. Il l’abandonne seule dans le cimetière pour aller trouver le reste du groupe et ce moment dit quelle est sa place, notre place d’ami, de compagnon, de veuf. J’ai développé tout un chapitre sur cette notion de la famille revisitée, recomposée, reconfigurée autour des malades dans cette période-là.

Tu notes une sorte d’effacement progressif, si ce n’est une disparition de la représentation des malades ou de la problématique après l’arrivée des trithérapies. Une seconde vague d’invisibilisation alors que rien n’est pourtant réglé ?
Je pense que les choses se présentent sous deux modalités très différentes. Sur la première période – les films compassionnels –, l’invisibilisation dont tu parles ne se manifeste pas en temps de présence à l’écran mais par un passage au second plan dans la mesure où le personnage malade du sida, bien qu’étant au centre du film, n’est jamais celui par lequel on entre dans le film, ou celui dont le spectateur épouse le regard. On est toujours du côté des autres : l’avocat, la mère, le père, la sœur, etc. Je crois que c’est cela qui donne une impression d’invisibilisation parce que c’est une invitation à ne pas être directement concerné ou à ne l’être que par le reflet de quelque chose. Sur la période plus récente, celle d’après 1996, ce processus prend la forme d’un personnage secondaire, et même quand ce n’est pas le cas, l’invisibilisation est quasiment induite par l’arrivée des trithérapies dans la mesure où le corps ne parle plus. Ce corps très spécifique – celui de Tom Hanks qui ouvre sa chemise lors du procès et où le public voit les lésions du sarcome de kaposi, le corps d’Hervé Guibert, le corps de Derek Jarman – n’existe plus après l’arrivée des traitements. Il n’y a plus cette fulgurance du corps du malade qui ne peut que sauter au visage dans ces films-là.

Tu penses qu’il y avait une appétence cinématographique à montrer ces corps ?
Je pense qu’il y avait une opportunité qui était une nécessité, et qui s’est révélée fondamentale, à donner une représentation de ces corps-là. De manière assez paradoxale, il a fallu attendre les périodes extrêmement récentes pour que le cinéma – à partir de Dallas Buyers Club, de The Normal Heart… – réinvestisse la période des débuts de la maladie, qu’il lui donne une visibilité physique. Les films de l’intervalle ne l’ont pas fait pour la bonne raison que ces corps n’existaient plus, n’étaient plus immédiatement identifiables et d’une certaine manière ça a bien arrangé tout le monde. J’aime assez le cinéma de Ducastel et Martineau et la façon dont ils arrivent finalement sur 20 ans de films à aborder dans chacun, sur un mode différent, la question du VIH lié aux problématiques du moment auquel les histoires se passent. Je trouve néanmoins que s’il devait y avoir un angle aveugle, il serait justement celui du corps. Même dans un film comme Nés en 68, dont la deuxième partie se passe dans les années 90 et où les deux jeunes héros sont séropos et entrent à Act-Up, leurs corps malades ne sont pas montrés. Dans Drôle de Félix, c’est justifié puisque la question est de savoir comment on vit immédiatement après les trithérapies.

Tu finis ton livre sur ce mot, « Vivants »
Ce n’était pas prémédité. Je ne pensais pas du tout finir à cet endroit-là. Pourtant, une fois que je l’ai eu écrit, je n’ai plus vu comment continuer. C’est étrange à formuler, mais j’ai eu le sentiment, sans doute totalement infondé, que j’avais bouclé la boucle de cette histoire dans le cadre que je lui avais fixée. L’effet miroir fonctionnait : avoir commencé un livre qui parlait de fantômes et terminer sur leur contraire. Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais développer après cela, même en asseyant. J’aurais pu faire à la manière dont on le fait habituellement en finissant l’exposé, en faisant un bilan, une conclusion. Cela m’a paru horriblement inapproprié et mécanique. C’est une sorte de pied de nez en quelque sorte de terminer avec ce mot là, sur ces films là – Et maintenant ? Vivants ! – après avoir développé sur la mort. C’était la seule conclusion logique qui s’est offerte à ce moment-là. Mais par-dessus tout, je crois que je voulais exprimer le fait qu’avoir enfin évoqué ces moments douloureux nous laisse plus en vie. Parce que les avoir niés, maltraités, refoulés pendant tant de temps nous avait coupé d’une partie de nous. « Vivants » est simplement la synthèse du chemin que j’ai raconté dans le livre.
J’imaginais que tu désignais plus ceux qui sont morts que les vivants. Comme pour dire qu’ils sont bien parmi nous, que d’avoir parlé d’eux les a rendus vivants un temps.
Aussi, bien sûr. C’est parler de toutes les personnes décédées mais aussi de tous ceux qui n’imaginaient même pas être encore vivants aujourd’hui. Combien sont tous mes copains qui, vingt ans après, ne pensaient pas encore être vivants car ils se pensaient condamnés ? Les gamins qui sont contaminés d’une façon ou d’une autre, comme dans Théo et Hugo dans le même bateau pour en revenir au cinéma, sont vivants malgré tout.

Pour revenir sur ces sorties de livres et de films très rapprochées, que penses-tu de cette concomitance ? Une parole est-elle prête à émerger ou est-ce plutôt le signe d’une société prête à la recevoir ? De la même manière que pour les rescapés des camps de la Seconde Guerre mondiale qui avaient en quelque sorte toujours été prêts à dire, mais que personne n’était prêt à écouter avant les années 60…
Je crois plutôt que c’est une parole qui est prête. Un travail de deuil, d’acceptation, c’est long. Plus encore que cela, je crois que c’est avant tout se sentir assez fort pour s’y confronter. Je suis certain que si j’avais écrit ce livre il y a cinq ou dix ans, j’aurais très mal supporté de revoir les films. J’ai beaucoup pleuré en les revoyant mais il n’y a pas de nostalgie mortifère, de douleur morbide comme il y en aurait eu il y a quelques années. On aurait tous été capables – Robin Campillo, qui l’a un peu fait dans Les revenants, Elisabeth Lebovici, et tous ceux que je citais tout à l’heure – d’écrire quelque chose sur le sida avant, mais une génération est prête aujourd’hui dans une énergie collective à se réapproprier ses morts et ses vivants.
Un peu comme à la fin d’Un compagnon de longue date : les survivants se retrouvent sur la plage sur laquelle ils faisaient la fête au début de l’histoire, dix ans plus tôt, et arrivent subitement de tous les coins, ceux disparus pendant l’intervalle. On est prêts à tous se remélanger, les vivants et nos beaux fantômes. S’agissant de l’idée que la société serait prête à écouter, je ne dis pas que ce n’est pas le cas mais ce n’est pas ce qui m’apparait être le plus manifeste. J’essaye de dire au début du livre : il y a eu très rapidement une envie forcenée de passer à autre chose – non pas de gommer, mais de ne pas y revenir. Peut-être parce que la menace est restée rampante longtemps et qu’on se sentait tous encore en sursis, séropo ou pas d’ailleurs. Le phénomène du bareback a en outre très vite montré qu’il y avait une volonté de tourner la page, de revenir à la vie comme elle était avant dès que possible et tant que faire se peut, quitte à prendre tous les risques. Je dirais que plus encore que la capacité de la société à entendre, ce sont les pédés qui sont enfin prêts à cela – eux qui n’avaient plus envie qu’on vienne les embêter avec ça. Je ne vois pas d’autre chose. On l’a vu dans la presse communautaire notamment : la place de plus en plus restreinte allouée à la maladie. Il faut aussi un temps pour que quelque chose qui est de l’actualité devienne de l’Histoire. On ne bascule pas d’une catégorie à l’autre du jour au lendemain. Sans dire évidemment que le sida est terminé, on peut admettre que ce n’est plus du tout la même chose après 1996 et l’arrivée des trithérapies que les quinze années sur lesquelles je me suis concentré dans le livre et qui font désormais partie de l’Histoire.
Certains craignent que ce mouvement d’entrée dans l’Histoire, de documentation, d’archivage – nécessaire – soit synonyme de classer ou risque de scléroser les luttes qui restent à mener.
Je suis très dubitatif sur cette question. C’est sans doute lié à ce qui est mon obsession consistant justement à donner les moyens à cette Histoire d’exister. J’ai le sentiment, tout juste passé les cinquante ans, après près de 30 ans de journalisme, de militantisme, d’écriture, que si je regarde en arrière, la ligne directrice de mes textes et ce que j’ai toujours modestement essayé de faire est sous-tendu par cette question de l’Histoire. Le constat est banal mais il ne cesse de me sauter au visage : on est la seule communauté dont l’histoire recommence avec chacun d’entre nous, qu’elle ne se transmet jamais. Chacun n’est jamais dépositaire de la mémoire des autres parce que quand tu nais dans une autre communauté minoritaire, ton histoire de groupe te vient de tes parents, elle est en permanence autour de toi. En tant que jeune pédé, que jeune lesbienne, que jeune trans, etc., cette histoire-là, n’existe pas. Tu es toujours le premier – le premier à te confronter à ce qui est, et tu peux passer ta vie sans savoir qu’avant toi, il y en a eu d’autres dans la même situation, d’autres luttes, d’autres modes de vie, d’autres histoires qui t’ont construit contre toi, malgré toi, les injures, les discriminations dont tu es l’objet. Tout ça se perd d’individu en individu. Mon obsession, au niveau qui est le mien et sur le cinéma, consiste à essayer de mettre en place des outils qui permettent de donner, au-delà de chaque individu, une cohérence et une existence à cette Histoire.
Pour moi, cet ancrage dans une Histoire est essentiel pour la construction des luttes à venir. Chacun doit pouvoir venir puiser dedans grâce aux outils de la recherche, aux archives, aux articles, au travail des militants pour se construire et avancer sans tout reprendre constamment à zéro. Que le fait de poser ces bases puisse être sclérosant, je l’entends. Mais leur dénier leur importance par peur qu’elles le soient, c’est dramatique. Je pense par exemple que le fait que Paris n’ait pas de centre d’archive LGBT après tant d’essais est purement invraisemblable. Que ce soit aux États-Unis ou à Berlin, dans tous ces lieux qui regroupent notre Histoire, ces centres existent. C’est en connaissant les combats passés que tu peux forger les armes de ton avenir. Donc cette question de la sclérose est légitime mais elle aurait à mes yeux une vraie valeur si elle rencontrait une réalité. La réalité de notre Histoire est tellement fragile, friable, non-écrite, et non partagée, que cette question ne se pose pas vraiment.

Je suis on ne peut plus d’accord. En tous cas, cela ne nous pousse-t-il pas à la vigilance sur la tournure que cette écriture prendra ? Sans perdre de vue l’ambiguïté politique que renferme la conservation d’une part et le processus de normalisation des gays qui basculent dangereusement à droite d’autre part ?
Je crois que c’est justement le contraire de tout ça. Cette méconnaissance du passé induit ce sentiment de normalisation. Puisque aujourd’hui est tel qu’il est – avec le mariage, etc., dans toutes les limites que cela peut avoir – et que tu ne connais que cette réalité-là, globalement, la normalisation est la norme. Si tu ne sais pas que tout cela est le résultat d’un processus avec des allers et des retours, des progrès et des reflux, des moments de quasi extermination, comment peux-tu imaginer aller plus loin que l’état actuel des choses ? Grosso modo, je crois que 98% des pédés se fichent des progrès de la PMA, de la GPA, des droits des trans. On les laisse tranquilles, ils ont le mariage et peuvent vivre comme tout le monde. Que peuvent-ils revendiquer alors qu’ils ne savent pas qu’il y a d’autres choses à revendiquer ? Ils ne savent même pas qu’il faut revendiquer de garder ça. Il faudrait justement leur expliquer que tout ça n’a pas toujours été acquis, et que cela l’a été notamment au prix du sida.
Je pense que la difficulté du mouvement LGBT aujourd’hui n’est pas celle de se poser la question de la normalisation supposée par une écriture de l’Histoire, mais qu’il ne se voit plus d’objectif commun. Le mariage – et on a malgré tout vu avec quelle violence ça s’est déroulé – a malheureusement été la dernière revendication vaguement consensuelle qui a pu réunir tout le monde. Si on se satisfait de ça, c’est la fin de l’Histoire, ce en quoi je ne crois pas. Et pour avoir une fin, il faut déjà avoir une Histoire. Ce n’est pas un processus figé mais dynamique. Mon amour pour les films du patrimoine ne fait pas de moi un conservateur, et ce n’est pas ce que je suis. Je pense que si notre seul problème était celui de la sclérose face à l’Histoire, on serait plutôt bien. Retrouvons notre Histoire tant laissée à l’abandon de manière à avancer plus sereinement.

Didier Roth-Bettoni, Les années sida à l’écran, éditions ErosOnyx, texte + DVD du film Zero Patience (1993) réalisé par John Greyson, 2017, 136 pages, 25 €.

Journaliste et critique de cinéma dans divers magazines culturels, ancien rédacteur en chef de magazines gay, ancien responsable du festival Chéries-Chéris, Didier Roth-Bettoni est aussi historien du cinéma, spécialiste du cinéma LGBTQ, et auteur de nombreux ouvrages sur ce thème dont L’Homosexualité au cinéma (éd. La Musardine, 2007), Le Cinéma français et l’homosexualité, en collaboration avec Anne Delabre (éd. Danger Public, 2009), Sebastiane ou saint Jarman, cinéaste Queer et martyr (ErosOnyx Éditions, 2013), Différent ! Nous étions un seul homme et le cinéma de Philippe Vallois (ErosOnyx Éditions, 2015)