Dans LE MONDE, dans LES INROCKUPTIBLES…

Les années sida à l’écran de Didier Roth-Bettoni. Préface de Christophe Martet, ErosOnyx, « Images », 136 p. + 1 DVD, 25 €.

En décernant son Grand Prix du Jury au film de Robin Campillo, 120 battements par minute, le festival de Cannes fait entrer l’histoire de la lutte contre le sida dans celle du cinéma.
Également couronné par la Queer Palm 2017 et le prix François-Chalais, ce film consacré à Act Up, l’association la plus emblématique de ce combat contre la maladie, devient ainsi d’emblée un des jalons essentiels de trente-cinq ans de films ayant abordé le sida, sa réalité et sa perception sensible. Documentaires, téléfilms ou fictions pour le grand écran racontent depuis plus de trois décennies une maladie parfois privée de visage, disputée entre l’allégorie, le drame et le réquisitoire.
Kyrielle de deuils, de vagues de haine et de rejet, de solidarités et de colères aussi, de violence homophobe et de riposte provocante, ces années sombres ont laissé des images quand la parole se faisait pâle, voire inaudible. Revisitant ce corpus cinématographique aussi riche que contrasté, Didier Roth-Bettoni, à qui l’on doit une somme sur L’Homosexualité au cinéma (La Musardine, 2007) livre une lecture érudite et engagée de ces « années sida à l’écran » en prélude à la vision de la fable « electropop » survitaminée et irrévérencieuse du canadien John Greyson, Zero Patience (1993), offert en DVD comme le veut la collection « Images » d’ErosOnyx, où Roth-Bettoni a déjà célébré Derek Jarman (Sebastiane ou saint Jarman, 2013) et Philippe Vallois (Différents ! 2016). Inclassable « musical » militant, ce film, sorti entre Les Nuits fauves de Cyril Collard et Philadelphia de Jonathan Demme, ne concourut ni aux César ni aux Oscar mais marqua un tournant dans la vision de la maladie comme dans la position d’où l’observer.

C’est la force de cet essai qui dégage les inflexions ou les retournements qui modifient au fil des ans la lecture du tableau.

Depuis 1985, prise de conscience collective, premières images, premières violences, un lent travail didactique transforme le regard du grand public, naguère terrifié, devenu compassionnel ; il n’a qu’un défaut : placer le malade à la périphérie, le cheminement des « autres », vers plus d’humanité, passant par sa marginalisation narrative. Une bienveillance qui estompe le vécu des séropositifs, leur quotidien et leur combat – face au mal et contre la sphère publique qui les abandonne. C’est du sein de la communauté gay que viennent des films plus âpres, refusant la bien-pensance, qui célèbrent l’activisme radical, le secours des associations LGBT, la recomposition de ces familles « queer », irénique phalanstère utopique où la lutte est affaire de solidarité sans faille.

Composant une sorte de mausolée – les musiciens parleraient de tombeau – à tous ceux qui sont partis, à ceux qui ont lutté et dont la trace a peu à peu déjoué les poncifs et pulvérisé les fantasmes, Roth-Bettoni mène le même combat que Campillo. Vibrant et militant.

Philippe-Jean Catinchi LE MONDE vendr. 2 juin 2017

Dans Le Monde du 2 juin 2016

Les années sida à l’écran de Didier Roth-Bettoni. Préface de Christophe Martet, ErosOnyx, « Images », 136 p. + 1 DVD, 25 €.

En décernant son Grand Prix du Jury au film de Robin Campillo, 120 battements par minute, le festival de Cannes fait entrer l’histoire de la lutte contre le sida dans celle du cinéma.
Également couronné par la Queer Palm 2017 et le prix François-Chalais, ce film consacré à Act Up, l’association la plus emblématique de ce combat contre la maladie, devient ainsi d’emblée un des jalons essentiels de trente-cinq ans de films ayant abordé le sida, sa réalité et sa perception sensible. Documentaires, téléfilms ou fictions pour le grand écran racontent depuis plus de trois décennies une maladie parfois privée de visage, disputée entre l’allégorie, le drame et le réquisitoire.

Kyrielle de deuils, de vagues de haine et de rejet, de solidarités et de colères aussi, de violence homophobe et de riposte provocante, ces années sombres ont laissé des images quand la parole se faisait pâle, voire inaudible. Revisitant ce corpus cinématographique aussi riche que contrasté, Didier Roth-Bettoni, à qui l’on doit une somme sur L’Homosexualité au cinéma (La Musardine, 2007) livre une lecture érudite et engagée de ces « années sida à l’écran » en prélude à la vision de la fable « electropop » survitaminée et irrévérencieuse du canadien John Greyson, Zero Patience (1993), offert en DVD comme le veut la collection « Images » d’ErosOnyx, où Roth-Bettoni a déjà célébré Derek Jarman (Sebastiane ou saint Jarman, 2013) et Philippe Vallois (Différent ! 2016). Inclassable « musical » militant, ce film, sorti entre Les Nuits fauves de Cyril Collard et Philadelphia de Jonathan Demme, ne concourut ni aux Césars ni aux Oscars mais marqua un tournant dans la vision de la maladie comme dans la position d’où l’observer.

C’est la force de cet essai qui dégage les inflexions ou les retournements qui modifient au fil des ans la lecture du tableau.

Depuis 1985, prise de conscience collective, premières images, premières violences, un lent travail didactique transforme le regard du grand public, naguère terrifié, devenu compassionnel ; il n’a qu’un défaut : placer le malade à la périphérie, le cheminement des « autres », vers plus d’humanité, passant par sa marginalisation narrative. Une bienveillance qui estompe le vécu des séropositifs, leur quotidien et leur combat – face au mal et contre la sphère publique qui les abandonne. C’est du sein de la communauté gay que viennent des films plus âpres, refusant la bien-pensance, qui célèbrent l’activisme radical, le secours des associations LGBT, la recomposition de ces familles « queer », irénique phalanstère utopique où la lutte est affaire de solidarité sans faille.

Composant une sorte de mausolée – les musiciens parleraient de tombeau – à tous ceux qui sont partis, à ceux qui ont lutté et dont la trace a peu à peu déjoué les poncifs et pulvérisé les fantasmes, Roth-Bettoni mène le même combat que Campillo. Vibrant et militant.

Philippe-Jean Catinchi LE MONDE vendr. 2 juin 2017

« Un amoureux des hommes » dans Le Monde des Livres

Tiré de l’oubli à la fin du XXe siècle par la traduction de nouvelles (Le Rossignol vert, Noir sur blanc, 1996), d’un roman (Les Ailes, Ombres, 2000) ou d’une biographie (La Vie merveilleuse de Joseph Balsamo, Circé, 1999), Mikhaïl Kouzmine (1872-1936) attend encore d’être reconnu pour le (bon) musicien et le (subtil) poète qu’il est. Voici La truite rompt la glace, cycle de poèmes composé en 1927 et qui assume sa base autobiographique – même si l’évocation de la « ronde des plaisirs et amours » évoquée dans l’épilogue ( « ont surgi une foule de souvenirs, / des pages de romans lus et relus, / morts et vivants entremêlés« ) tient moins de la confession que de la célébration de son amour des hommes qui le fit condamner au silence sous la dictature stalinienne.

L’édition bilingue offre une idéale introduction à l' »Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg » qui éblouit Marina Tsvetaïeva et figure en bonne place, « Satan dans toute son élégance« , dans le Poème sans héros d’Anna Akhmatova.
Philippe-Jean Catinchi

Dans feu YAGG ce mot d’Éric Garnier sur IMRE

Edward Prime-Stevenson // IMRE (POUR MÉMOIRE) / EO Éditions / 129P. 17 E.

Dire qu’il aura fallu attendre 110 ans pour que ce court roman, magnifiquement traduit par Yvan Quintin, nous parvienne enfin ! Avec une présentation de Jean-Claude Féray et l’avant-propos de James Gifford, auteur de l’édition nord-américaine.

Deux hommes de classe aisée se rencontrent à Budapest, dont est originaire le plus jeune des deux, Imre. Oswald, anglais trentenaire, le premier, est subjugué par ce jeune homme tout en retenue. L’attirance sera-t-elle réciproque ?

Au-delà des masques que tout « inverti » d’alors (le terme homosexuel est à peine né) devait porter, le roman offre une magnifique analyse des sentiments qui peuvent rapprocher deux hommes. À tel point qu’on pourrait croire qu’ Imre est un manuscrit gay que le grand Zweig n’aurait pas osé ébruiter…

Écrit et publié confidentiellement en 1906, quelques années avant Maurice de Forster, ce roman de la recherche tendue et passionnée du bonheur, a beaucoup à nous dire , encore de nos jours. Son intemporalité élégante et profonde est un bonheur sans prix !
EG

Mathieu Lindon a lu « IMRE, pour mémoire »

Lire en ligne
http://next.liberation.fr/livres/2016/12/09/1906-gay-happy-end-a-budapest_1534269

1906, GAY HAPPY END À BUDAPEST
Par Mathieu Lindon
— 9 décembre 2016 à 18:36

Outre ses qualités propres, Imre, sous-titré Pour mémoire, est un document dans l’histoire littéraire de l’homosexualité. Paru en 1906, il est le premier roman américain mettant en scène une histoire d’amour entre hommes avec happy end. Son auteur est (sous le nom de Xavier Mayne) Edward Irenæus Prime-Stevenson, né en 1858 et mort en 1942, type même du «gentleman homosexuel de la Belle Epoque», écrit Jean-Claude Féray dans sa présentation qui précise que cet héritier voyageur «fut un observateur privilégié de la prostitution masculine en Europe». Dans sa notice du Who’s Who de 1913, Prime-Stevenson se dit aussi l’auteur sous pseudonyme «de plusieurs études importantes concernant une branche spéciale de la psychiatrie sexuelle».

Sa grande œuvre sur ce point, The Intersexes, fut dédiée à Richard von Krafft-Ebing avec qui il en avait discuté. Dans son avant-propos, James J. Gifford écrit pour sa part que «Imre est bien « un mémorandum », un rapport pour mémoire, un document qui résume les termes d’un contrat ou d’une transaction – ici, les discussions de paix avec soi-même et d’épanouissement entre deux êtres qui ont été isolés par leur « différence »». Comme l’intrigue présente un Anglais voyageant à Budapest et y rencontrant un militaire indigène, Jean-Claude Féray cite aussi la phrase finale d’un paragraphe de The Intersexes sur «le caractère éminemment sensuel de la musique magyare» – dans Imre, la musique apparaît un moment «comme l’art suprêmement névrosé, typiquement sexuel, pernicieusement homosexuel» : «Et le Magyar est un type racial distinctement sexuel.»

L’humour n’est pas la caractéristique du texte mais une discussion entre le narrateur et Imre en arrive à cette phrase concernant une position philosophique et qui pourrait s’appliquer à bien d’autres : «Essayez et vous aimerez ça, comme dirent un jour des cannibales à un prêtre forcé de les regarder manger son évêque.» Le texte s’emploie à décrire les masques que doit se fabriquer en société l’homme qui aime les hommes. Imre dit à quelle réserve il s’oblige dans sa correspondance : «Quant aux sentiments – des sentiments ! dans des lettres à mes amis ! -, eh bien je ne peux tout simplement pas placer ça là-dedans ni en exprimer.» Le récit est cependant un texte de l’aveu : aucun des deux personnages n’ose d’abord exprimer ses goûts et sentiments à l’autre de crainte de le perdre, comme ça leur est déjà arrivé. «Le Masque – l’éternel Masque social pour les homosexuels – ce Masque que l’on porte devant ceux qui nous sont les plus proches et les plus chers, sans quoi nous sommes perdus et rejetés !»

L’intrigue consiste à amener les protagonistes à se raconter. Les trois chapitres sont titrés «Masques», «Masques et un visage», «Visages-cœurs-âmes». Il y a quelque chose d’une malédiction dans «cet émoi sexuel détesté» mais les personnages vont finir par joyeusement faire avec, encore que Imre, comme le signale James J. Gifford, soit «un récit presque exclusivement intellectuel». Ce n’est pas dans ce texte que Edward Prime-Stevenson déploie sa connaissance pratique de la prostitution masculine européenne.

Décrivant ses goûts et comment il en est venu à les accepter, le narrateur décrit surtout comment son époque les rejette. L’amour physique entre hommes ? «C’était alors plus que jamais une horreur sans nom – une atteinte à la civilisation, à la santé mentale, au sexe, à la Nature, à Dieu !» Plus loin : «Je pris conscience que j’avais toujours appartenu à cette fraternité secrète, à ce sous-sexe, ou super-sexe.» Imre, lui, en appelle pour se mettre à nu à la féminité d’une façon qui ne fait pas l’affaire aujourd’hui (et se fait reprendre par le narrateur) : «Je suis plus féminin dans mes réactions – de plus faible étoffe. Je le ressens avec une certaine honte. Vous savez comment une femme dit « non » quand elle veut dire « oui ».» Mais c’est le narrateur qui évoque la terreur et la honte que suscitent en lui ces homosexuels qui n’ont pas la masculinité nécessaire, qui ne portent pas le masque : «Ah, ces êtres ouvertement dépravés, nocifs, sans vigueur, grossiers, efféminés, pervers et déficients dans leur nature morale, jusque dans les tissus mêmes de leurs corps !» On voit comme c’est toujours compliqué de mettre la main sur une sorte de militantisme que le temps n’invalide pas. Le texte prend cet élément en compte.
«En matière de savoir, comme dans beaucoup d’autres domaines, le monde commence à évoluer (devrait-on dire revient en arrière ? ) vers l’intelligence, la justice, l’ouverture des cœurs, mais avec tant de zigzags, tellement à contrecœur ! Ce n’est pas encore l’air du temps !»

Mathieu Lindon

Dans les LETTRES NORMANDES N° 112 – 3ème trimestre 2016, revue de la Société des Écrivains normands

Jean de Bonnefon (1866-1928), maire de Calvinet, dans son Cantal natal et journaliste parisien spécialiste des questions religieuses, auteur notamment de La Ménagerie du Vatican en 1906, était un personnage original dont l’influence ne fut pas négligeable en 1905 lors de la loi de séparation de l’Église et de l’État.

Dans le sillage de Barbey d’Aurevilly, dont il savait épouser le style, ses critiques frôlaient la provocation et pouvaient être redoutées. Christian Gury, dans cet essai biographique, nous en brosse un saisissant portrait, en soulevant les masques sous lesquels l’écrivain polémiste dissimulait les mystères de sa vie. L’enquête, étayée d’une multitude de témoignages et de citations, retrace le parcours du corpulent bonhomme qui, de son propre aveu, dépassait les cent quarante kilos ! L’auteur du présent ouvrage nous présente avec humour u personnage ambivalent, non dénué de talent, surnommé « cardinal des lettres » qui a marqué son temps. (105 pages, 12,50 €).

C. Le Roy **

Sur « Hélène » dans la revue de l’APL Études Franco-anciennes n°158 Été 2016

Un éditeur dont le sigle (EO) s’adorne de cette devise « sua quemque voluptas trahit » ne peut qu’attirer son lecteur !

Voici donc l’un des dix-sept monologues de l’ensemble Quatrième dimension, monologues théâtraux mis en scène par un metteur en scène grec contemporain qui souligne la désacralisation des anciens mythes chez Ritsos.

Qui est cette Hélène ? Soyons attentifs au vrai titre (en Grec) L’Hélène
. Ce n’est donc pas la plus belle femme du monde enlevée par Pâris, la Belle Hélène d’Offenbach ; non ; c’est la vieille Hélène qui habite dans une maison désertée, au jardin en friche et que vient voir un visiteur. Et pourtant c’est elle : « Oui, c’est moi » sont les premières paroles de ce monologue. Elle est désormais très vieille, devenue fort laide, esclave de servantes qui se moquent d’elle ou la volent ; elle est sous la coupe de ces bourreaux comme Ritsos, au moment où il écrit ce monologue, en résidence surveillée à Léros sous la dictature des colonels. Elle ne voit plus personne, donc ne parle presque plus (« peu à peu les choses ont perdu leur sens (…) de même que les mots, innocents, trompeurs (…) équivoques toujours »). Elle est là, immobile sur son lit. Devant son visiteur à qui elle dit à plusieurs reprises de rester elle opère d’abord une sorte de dédoublement qui lui permet une distanciation vis-à-vis du présent puis du passé nécessaire à la libération de la parole. Seule la mémoire est encore en mouvement, une mémoire incertaine et de plus en plus confuse mais qui recompose un passé encombré et s’en affranchit : « Vraiment tant de choses hors d’usage (…) elles encombraient l’espace. (…) Ah oui, combien de combats insensés, (…) combien de défaites et de nouveaux combats pour des choses en plus décidées par d’autres en notre absence ».

La vieille Hélène veut pourtant partager avec son visiteur son secret le plus précieux, son unique trésor. Cet unique trésor, bien gardé et jamais trahi, c’est le souvenir de l’amour, de l’intimité charnelle de l’amour : « Ils étaient beaux, avec leurs grands corps puissants comme des fleuves bouillonnants (…) ; je les aimais vraiment comme si je les avais moi-même enfantés. Et même ces souvenirs « ne sont plus troublants » ; mais au-delà d’eux « un seul retient encore un souffle qui le parcourt, il respire ». C’est le souvenir du soir où Hélène est montée seule sur les murs de Troie, belle, inatteignable, comme immatérielle, moi qui n’appartiens à personne, moi qui n’ai besoin de personne, comme si j’étais (moi, l’indépendante) l’amour tout entier.’ Elle a une fleur dans les cheveux, une autre entre ses seins, la troisième à ses lèvres « qui cache le sourire de la liberté ».

C’est cette « quatrième dimension », cet « autre versant », c’est cela qu’Hélène a atteint et c’est à cette élévation de la pensée que le poète nous convie.

Evelyn Girard, été 2016

Yannis Ritsos, Hélène ; édition bilingue ; préface et traduction d’Anne Personnaz
ErosOnyx Éditions, 2016

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Nous étions un seul homme : En 1943, dans le Lot et Garonne, Guy, un jeune forestier, recueille et cache dans sa ferme un soldat allemand blessé : Rolf.
N’ayant pas connu ses parents, Guy se prend d’une profonde affection pour son visiteur, et l’empêche une fois guéri de rejoindre son armée. Rolf se surprend à rester, sans réaliser tout d’abord qu’il tombe fou amoureux de son jeune ami. Les deux êtres se rapprochent, au cours de confidences, de chahuts, de beuveries, et sous le regard complice de la fiancée de Guy. Au cœur de la forêt, ces deux hommes suivent un parcours de doutes, d’angoisses et de violence avant de donner enfin libre cours à leur passion.
Nous étions un seul homme, c’est l’illustration d’une relation amoureuse à deux, dans un contexte particulièrement hostile.

Guy (Serge Avedikian) est un jeune paysan qui a fuit l’asile psychiatrique quand il a entendu dire que l’occupant allemand (nous sommes en 1943 dans la campagne du Lot-et-Garonne) exterminait les fous : pas si fou que ça, il faut admettre.

Un jour, il recueille Rolf (Piotr Stanislas), jeune soldat allemand blessé, qu’il soigne et nourrit dans la bâtisse isolée ou il se tient lui-même à l’écart. Les deux garçons sont le jour et la nuit : brun et blond, sale et propre, instinctif et rationaliste, ignare et cultivé. Avec beaucoup de sensibilité et de justesse psychologique, Philippe Vallois nous montre comment ces deux êtres si dissemblables vont se rapprocher, communiquer, se comprendre, s’aimer enfin.

Pour Guy, l’Allemand est l’assassin, et il ne se prive pas de le dessiner et de l’inscrire sur les murs ; pourtant, il s’oppose à ce que Rolf le quitte pour rejoindre son unité. Des deux garçons, on se rend compte que c’est Rolf qui est homosexuel, et qui sait ce que signifie une relation entre garçons. Guy a de temps à autre une fille qui vient le voir et le soulager de ses désirs, et le contact physique avec Rolf n’évoque d’abord rien en lui de sexué : Philippe Vallois semble, à ce propos, être un partisan convaincu de l’homosexualité latente du contact sportif, de l’érotisme refoulé du sport. Le jeune paysan dans son innocence n’acceptera de passer à l’acte que lorsqu’il comprendra que c’est le seul moyen de garder son compagnon et que son attachement à «l’Assassin» n’est rien d’autre que de l’amour. Cet amour dont le prix sera la mort de l’un des amis, tué par l’autre dans une scène très belle et très émouvante, dans un geste d’amour désespéré.

Avec ce film, Philippe Vallois a réalisé un film qui va droit au cœur. À découvrir ou à revoir.

Le DVD de ce film est disponible dans l’essai de Didier Roth-Bettoni :  » Différent ! « Nous étions un seul homme » et le cinéma de Philippe Vallois « , Éditions ErosOnyx, Collection Images, 108 pages, mars 2016

ISBN : 978-2918444282, 23€50

Jean-Yves ALT

À PROPOS DE YANNIS RITSOS…

Yannis RITSOS : Hélène
(Préface et traduction du grec par Anne Personnaz, bilingue, éd. ErosOnyx, 15 €)

Après sa détention dans le camp de Léros, sous la dictature des « colonels », c’est sur l’île de Samos, en résidence surveillée à Karlovassi, que Yannis Ritsos écrit Hélène (1970), l’un des dix-sept grands poèmes du recueil Quatrième dimension. Ce monologue théâtral est dédié à la mémoire de sa sœur aînée Nina, renommée pour sa beauté, devenue folle après avoir vécu dans sa jeunesse une aventure amoureuse rocambolesque. Hélène, fille de Zeus et de Léda, épouse infidèle de Ménélas, enlevée par Pâris, allumeuse du terrible incendie qui ruina le royaume de Troie, a été représentée de manière très différente, par nombre d’artistes et d’écrivains, s’inspirant librement du mythe antique. Ritsos la met en scène, vieillie et chancelante, endurant injures et outrages. Elle qui a brisé les chaînes de la vie conjugale comme de la patrie, la voici hors du temps mythologique, décatie, séquestrée dans sa maison naufragée… Le poète joue avec humour sur la distanciation et les anachronismes. Face à un visiteur impromptu qui l’a connue ou aimée autrefois, Hélène, devenue totalement étrangère aux jeux et plaisirs de l’amour, quasiment immatérielle, tente de se souvenir, de reconsidérer son existence, de rassembler ses morts. Ce sont ses dernières paroles. Elle meurt le soir même alors que disparaît le visiteur. Elle avait laissé échapper de ses lèvres sa dernière fleur, métaphore spirituelle de la poésie et de la résistance*…

Dès le seuil, en attendant qu’on lui ouvre, le visiteur est saisi par l’état de délabrement de la maison, les ferronneries rouillées, l’abandon apparent. L’intérieur est à l’avenant avec les mauvaises odeurs de moisissures et d’urine, la poussière, les toiles d’araignées… Face à sa vieille idole assise sur son lit défait, il ne reconnaît que ses yeux. Devant sa stupeur, elle lève le dernier doute. Oubliée de tous, elle doit se réhabituer au langage : « j’en suis presque arrivée / à oublier les mots. » Thanatos a supplanté Eros. Elle est du côté des cendres du temps et des ombres. Elle se dit délivrée de ses morts : « il est passé le temps des rivalités ; les désirs se sont taris. » Les héros familiers d’antan sont devenus des étoiles, « sans que leur image soit gravée dans le verre / sur un miroir de métal, […] comme / par ce jour paisible criblé de soleil et de mâts, quand le combat avait faibli, et que le frottement des cordes mouillées sur les poulies retenait haut le monde, comme le nœud d’un sanglot arrêté dans une gorge de cristal…» Empreinte encore de lyrisme, cette voix mourante se perd dans les trous de mémoire, les trous dans les mots, plongeant dans l’anonymat tous ces morts autrefois si proches. Comme saisie de schizophrénie, Hélène, exilée dans ses vieilles parures, voit les objets s’animer, ses robes se dresser, tels des fantômes : « Une malle s’ouvre d’elle-même, en sortent de vieilles robes, elles bruissent, se dressent droites / elles flânent sans bruit… » Les morts réapparaissent en une danse macabre muette : « les morts […] rôdent dans les chambres, leurs beaux habits, leurs belles chaussures / vernies, bien lisses, et sans bruit pourtant comme s’ils ne posaient pas les pieds par terre… » Les servantes rient, haïssent et parodient leur maîtresse impuissante qui délire : « J’ai croisé, à nouveau, / la nuit […] mes anciens amants avec des barbes blanches, / des cheveux blancs, des ventres dilatés, comme s’ils étaient / engrossés déjà par leur mort… » Des sensations olfactives renaissent : « j’avais la sensation qu’un beau flacon de cristal s’était brisé, / et que le parfum s’était répandu dans la vitrine poussiéreuse… » Les servantes alors se moquent de plus belle, se revêtent des voiles dorés de leur vieille maîtresse, s’emparant d’un miroir « qu’elles ont saisi comme une civière » ! Les images, voit-on, annoncent peu à peu le dénouement, comme si toute la brocante environnante, bibelots, bijoux, colifichets…, « choses […] accumulées avec tant d’avidité », se transformaient en décor funéraire. Emportée par ce vertige du vide autour d’elle, Hélène renverse les stéréotypes, raisonne par aphorismes et jugements désabusés : « Ô, la pensée / nous vient tard à nous les femmes […] Les hommes, par contre, / ne s’arrêtent jamais pour penser, – il se peut qu’ils aient peur […] des poltrons, des vaniteux, des affairés, qui avancent dans l’obscurité… » Le seul souvenir qui la hante conjugue encore Eros et Thanatos dans un tableau saisissant, presque cinématographique ; elle se revoit sur les remparts de Troie, nue sous ses voiles, tandis qu’en dessous les rivaux s’affrontent, Troyens et Achéens ensanglantés, et Pâris agonisant. Elle domine le carnage, « avec une fleur entre [ses] seins, et une autre à [ses] lèvres qui cache le sourire de la liberté… » Déjà, défiait-elle la mort : « Je m’offrais comme cible ». Quant au retour à la vie conjugale, elle n’avait nullement renoncé aux revendications féministes. Jusqu’à la provocation : « Ménélas […] était devenu nerveux […] Quand il mourut, il me manqua beaucoup – me manquèrent surtout ses menaces imbéciles. » A l’évocation de la dernière fleur tombée des lèvres, la parole se fige. Didascalie en guise d’épilogue : le visiteur dans la nuit se perd dans le gouffre de l’escalier : « comme s’il descendait dans un puits profond… » Les cris des servantes donnent l’alerte. La police pose les scellés tandis que le fourgon s’éloigne vers la morgue ! « Une lune fallacieuse » éclaire les statues, toutes, représentant Hélène dans son intacte beauté. Le visiteur désemparé s’interroge : « Où irait-il à présent ? »

Hymne à la beauté, peut-être, mais pas à celle qu’on croyait. Avec le naufrage affectif et physique d’Hélène, c’est encore à la poésie que Ritsos reste fidèle, celle qui rend à l’homme humilié sa dignité et qui seule le réconcilie avec le monde.

Traductrice éminente de l’œuvre de Ritsos, Anne Personnaz, dans sa préface, apporte un intéressant éclairage contextuel. Elle y rappelle notamment ces mots brûlants du poète, captif à Léros, clamant deux ans plus tôt dans son recueil Pierres, répétitions, barreaux : « Nos seuls titres, trois mots : Makronissos, Yaros et Léros. Et rappelez-vous que nos vers furent écrits sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur notre flanc. »

*L’homme à l’œillet (hommage au dirigeant communiste Beloyánnis, fusillé le 30 mars 1952, un œillet à la bouche)

Michel MÉNACHÉ