EROTIKA, Yannis Ritsos
– EUROPE : LA NUDITÉ DES CORPS FAIT ÉCLATER LEUR VÉRITÉ PROFONDE
Chez un autre éditeur, ErosOnyx, Anne Personnaz a donné une traduction nouvelle d’EROTIKA , un ensemble sidérant de Ritsos, qui figurait en 1984 dans l’édition réalisée par Dominique Grandmont chez Gallimard. On ne regrettera pas que l’œuvre de Ritsos, île aussi vaste qu’un continent, soit ainsi revisitée avec des yeux neufs. Son importance justifie ces allers et retours, qui nous incitent à remettre nos pas dans les mêmes sentiers des mots, même si nous les avons déjà parcourus.
C’est ainsi que j’ai relu EROTIKA, dans cette nouvelle version, avec le même saisissement et la même passion. C’est un livre tout à fait à part dans la configuration de Ritsos, une calcination de sensualité, une icône du couple amoureux dans tous ses états, où la nudité des corps fait éclater leur vérité profonde. Vers concis, d’une rare intensité, très proches parfois des haïkus par leur exigence laconique. «Le corps / c’est un ciel. / Aucun vol / ne l’épuise» … Entre les deux transcriptions, on observera peu de différences :« Après quoi la nuit est tombée » chez Grandmont, devient ici « Puis vint la nuit ». Ce qui est le propre d’Anne Personnaz est un extrême souci de décantation, de condensation. Ce pendant la traduction nouvelle n’a aucunement pour effet de supplanter la précédente. C’est une façon de préciser le livre dans sa forme et sa fulgurance. Jusqu’à la séquence « Parole de chair » où le souffle et la méditation se font plus amples. Là, l’érotisme de Ritsos, axé sur le mystère quotidien, prend un envol mystérieux.
– BLEU D’ENCRE : LES CORPS, LES LÈVRES SE PRENNENT, SE MÊLENT, SE QUITTENT
Saluons l’initiative des éditeurs de perpétuer le souvenir de ce poète national grec, Yannis Ritsos ( 1909-1990 ), salué par Aragon et de nous faire découvrir une autre facette : celle du « chantre flamboyant d ’Éros ».
Les textes se répartissent en trois volets, avec pour thème central le verbe aimer, accompagnés de dessins originaux de Dionysis Valassis
La métrique des textes est très différente, s’apparentant tour à tour à celle du verset, du haïku et de l’ode. Dans le poème d’ouverture, l’auteur compare l’union d’un couple à celle des mots sur le papier, et la commotion qui en découle : le poème / un accouplement perpétuel.
Dans le chapitre central, les corps, les lèvres se prennent, se mêlent, se quittent. Les mains dispensent leurs caresses, se nouent, puis se souviennent de leur mouvement (…) quand tu te déshabillais / ineffaçable. Les pensées convergent Comme toutes les choses sont reliées / à toi (…) Ailleurs chacun de nous. / séparés et ensemble. Les souvenirs se réveillent et s’égrainent. Les paroles promises défilent. La solitude taraude l’être aimé. Les traces, les empreintes aident à conjurer l’absence. Immuable le paysage décrit à l’absente. La guerre sévit. La mort rôde. La vision de l’arc-en-ciel laisse croire à une présence toi ? , ce qui incite le poète à communiquer Là où tu es / tu entends notre train ? L’espoir maintient la flamme. Les verbes oscillent du présent au passé. Le temps s’écoule : la barbe, les cheveux ont poussé. Faire face à la réalité Le souvenir du corps / n’est pas le corps. J’étreins / de l’air condensé et les illusions s’évanouissent.
Le troisième temps se déroule en douze mouvements. Depuis les étreintes amoureuses, au son du violon, par une lune de rébétiko, la vie quotidienne ponctuée de courses au marché, le sommeil perturbé, spolié par les sirènes d’ambulance, le fracas des engins motorisés des soldats, la vision des blessés, tout renferme quelque chose de prémonitoire, une bague offerte ( source de bonheur inépuisable ) que l’on dissimule au regard des envieux, la peur d’être séparé de sa belle, l’hymne au corps … infini. ton corps / est un pétale de rose délicat … une cigale dans l’oreille du vendangeur … tous les corps que j’ai touchés, que j’ai vus, que j’ai pris, que j’ai rêvés, tous / condensés dans ton grand corps. Ô, toi charnelle Diotime … jusqu’à l’envol final, la danse aérienne de la bien-aimée, croisant les anges en la tenant par la cheville, avant d’atterrir sur le lit mythique…
Cette réflexion des éditeurs « chanter l’amour, c’est dire tout à la fois l’absence et la fusion, l’éloignement et la proximité… la froide solitude et la chaleur de l’amant… » résume bien cet ouvrage traversé par un flot de sensualité. À la rivière de rouge qui teinte le tapis, le ciel, les pommes, l’haleine, les chevaux et traverse le début du recueil, font suite des couleurs plus douces et plus pures comme celle des lauriers-roses, le blanc des nénuphars ou des pommiers en fleurs.
Pour sauver Ritsos de l’oubli, Nikos Graikos rappelle que son « œuvre… est un véritable archipel » pas totalement exploré.