En refermant Ils , me vient l’envie de retrouver une phrase des Illuminations de Rimbaud, et je la retrouve parmi celles du titre « Fleurs » :
Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.
Ils est un poème de printemps. Quand la vie pousse et entrelace ses langues, ses tiges, ses sèves. J’entremêlerai le plaisir, le bonheur, l’amour et l’écriture. Je ne vois pas d’autres raisons de vivre. (p.88). Entremêler, c’est bien de cela qu’il s’agit : l’italique et le romain. Les pleins et les déliés des corps. Les pronoms personnels, je, tu, il, nous, ils. Les baisers et les mots. Les rencontres d’hier et celles d’aujourd’hui. Les fleurs jaunes de châtaigniers et les portes cochères. La backroom et le jardin. Le stylet et la langue. Les bourgeons et les membres.
Deux corps deviennent alambic l’un dans l’autre, imbrication où les mots et les parties désignées… torse, genou, épaule, sexe, verge, bite, pine, visage, bouche, lèvre, goutte, foutre, gland, langue, cuisses, couilles, cul, bras, aisselle, pour ne citer qu’une partie de l’anatomie amoureuse… s’enroulent et se plantent dans le corps de l’autre, non pas en miroirs l’un de l’autre, mais en un enchevêtrement de vrilles végétales pour suinter la sueur du plaisir. Deux corps se boivent. Des phrases gouttent. Poétique pornographie ! Le plaisir devient litanie, psalmodie de reliefs et de creux, d’érections et de pénétrations, de phrases où les mêmes mots ne cessent de changer d’angle, comme l’œil de l’objectif ou l’incurvation de la plume, orgasme qui dure dans le livre, une fois passées les préface, dédicaces et épigraphes, sur exactement 69 pages. Fascinante fusion du brut et du savant, de la chair et de l’abstrait.
Le plaisir est roi. Pas de larmes, à peine une éraflure de sang pour écarter l’anus, pas de squelette sous la jouvence des corps, pas de traumatisme d’enfance ni d’adolescence, le souvenir d’une belle initiation qui laisse quelque chose de la fraîcheur douceâtre de l’herbe coupée. Jamais de séparation déchirante. Juste un journal intime dont on sourit avec le temps.
J’étais à un âge où l’on confond encore le plaisir et l’amour. J’entends par âge non pas le nombre des années écoulées depuis la naissance mais une forme d’esprit qui, parfois, perdure jusqu’à la mort. Pour beaucoup, l’amour justifie sinon excuse le plaisir. Le plaisir est une fin en soi. L’amour est aussi rare qu’un bel alexandrin. Comme le plaisir, l’amour apprend que l’écriture participe du bonheur. (p.45)
Maudite soit la passion chez Delorieux. Il faut des Pierrots pour bander devant les Arlequins, mais les Arlequins les fuient de peur de la tristesse après l’amour.
Je hais le malheur que je fuis de peur qu’il ne s’installe. Le malheur prend parfois un autre nom, comme un masque : la passion. Le bonheur (être en accord avec soi) et le plaisir (la satisfaction des désirs) sont les deux seules vertus qui m’importent. Je ne souhaite vivre qu’en embrassant d’un même geste l’amour, le sexe et l’écriture. (p. 50)
Ils arrête le temps par un jour de printemps des corps et des mots. Pouvoir du poète jardinier : deux hommes s’y épanouissent au sens propre et floral du mot.
… il sent que l’anus vibre, prêt à s’ouvrir, fleur, œillet bien sûr, rose ou bouquet de myosotis, tulipe perroquet qui attend la tige qui lui permettra de s’épanouir. (p.54)
Toujours le va et vient entre les corps et les mots. Quelques fleurs, c’est tout, un rehaut de couleur en l’honneur des corps blancs et noirs, patiemment déshabillés, interminablement savourés. Faire le poème et l’amour. Paradoxe souriant du poète : plus vaste est la vie, mais avec les mots pour la dire.
Il s’approche de lui, tout près, il se colle à lui. Quelques gouttes d’eau tombent de ses cheveux sur son visage. Il l’embrasse longtemps. Il caresse sa nuque. Il mange ses lèvres. Il boit sa salive. Il tend ses lèvres vers les siennes. Cela ne peut se terminer que par un baiser : il ne m’appartient plus d’user de mes mots. (p.89)
Pierre Lacroix