Encres Vagabondes
David Nahmias
(14/12/11)
Jacques ASTRUC
STRIP HOTEL
À Ashville, aux abords d’une voie ferrée, se dresse un vieil immeuble en briques rouges. Sur son enseigne, on peut lire : Strip Hotel. Dans son hall un imposant canapé trône, un large vase chinois monté en lampe éclaire les lieux, derrière le comptoir de la réception un vieux noir penché sur son ennui patiente. Cela ressemble à un décor qu’aurait oublié de peindre Edward Hopper ; Jacques Astruc s’en chargera avec la qualité de ses mots.
Ruppert Adamson, le narrateur de Strip Hôtel, a débarqué par hasard dans cet endroit et dès la première nuit ne désire plus vivre ailleurs, lui qui partait pourtant pour la Nouvelle-Orléans. Un décor de rêve, vraiment. « Je fus séduit, définitivement. Je choisis de vivre là, au Strip, plus qu’ailleurs au monde. Je posais mes bagages, et je m’endormis tout habillé… »
Une rencontre le retiendra bien plus encore à cet hôtel : une femme. De celles qu’il faut craindre, n’a-t-elle pas indiqué sur sa fiche pour profession ce simple mot : Femme… Elle aussi a débarqué dans ce lieu avec un simple bagage, elle aussi n’envisage pas de le quitter. Cette créature ne vous laissait pas indemne. La croiser était une aventure majeure, une péripétie existentielle fatale. On n’oubliait pas ce décolleté profond ouvert sur cette gorge palpitante, sur la naissance de ses seins, qui, à peine esquissés, déjà vous obsédaient.
Rapidement notre narrateur devine que cette Femme, Lolita M. comme elle se fait appeler est une prostituée de luxe ou plus exactement une sorte de mangeuse d’hommes. Elle revient soir après soir avec au bras un amant différent. Le hasard aura voulu que la chambre de notre Lolita M. se situe exactement en dessous de celle de notre narrateur. Obsédé par l’amour qu’il lui porte, par le profond désir de la posséder, il guettera chaque soir son retour au bras de l’amant élu pour la nuit, il écoutera les moindres bruits de vêtements défaits, de peau frôlée ; les moindres soupirs d’amour jusqu’aux cris de jouissance du couple et l’orgasme à gorge déployée de Belle. Allongé nu, l’oreille collée au plancher, il ne perd rien des rencontres répétées de Lolita M.
L’amour fou n’est-il pas l’état le plus difficile à conserver intact ? Et l’érotisme n’est-il pas la forme littéraire la plus difficile à transcrire ? Jacques Astruc par son talent nous prouve qu’il maîtrise merveilleusement cette matière-là.
Cette présence au septième étage du Strip Hotel, devient, pour notre narrateur, obsessionnelle. Le rythme de ses journées ne se déroule plus qu’en fonction des moments de présence ou d’absence de la Femme… de Lolita M., de Belle. De page en page nous perdons la notion du temps, depuis quand Ruppert Adamson se trouve-t-il au Strip ? Quelques mois ? Quelques années ? Et Lolita M., depuis toujours ?…
« Lolita et moi appartenions à cette catégorie d’êtres en rupture, en perdition. Électrons libres affranchis de tous les codes sociaux, échappés de la tribu aliénante des ancêtres, rejoignant l’insouciance féroce de la horde originelle. (…) Le vieux noir était à la tête d’un cortège d’errants égaré sur une route désaffectée. Ici on n’avait plus que cela, cette liberté, cruelle et belle, qui donnait le vertige. Nous étions tous, au Strip, libres d’en finir, ou de recommencer. Nous partagions la certitude des lentes agonies en chambres closes. Nous contemplions nos lits vides, où gisait une valise râpée. Personnages en fuite dans la blancheur blafarde des aubes et des néons. »
Strip Hotel de Jacques Astruc se lit comme si nous étions nous même dans l’un de ces trains qui filent vers Ashville et la Nouvelle-Orléans, et l’image obsédante, répétitive, du corps de Belle semble mouvoir les roues de ce train qui nous entraîne jusqu’au bout du voyage… jusqu’à la dernière page… jusqu’à la dernière ligne de ce roman !