Olivier Ducastel et Jacques Martineau sont, il y a peu, revenus sur les écrans, après quelques années de silence, avec Théo et Hugo dans le même bateau, film formidable au double sens du mot, fatal et passionnant, double sens qu’on trouvait dans le titre de leur premier film Jeanne et le garçon formidable (1998), déjà centré sur les thèmes de l’amour fou et du sida. On retrouve ici leurs leitmotive : personnages à jamais sentimentaux, funambules, en quête de tout ce qui alimente l’amour d’aimer, de tout son corps, de tout son cœur, l’amour de vivre, l’amour de lutter, ardents, inquiets, solidaires de tous les défavorisés de la jungle sociale, jamais résignés, jamais blasés, jamais froids. Théo et Hugo sont interprétés par deux acteurs radieux, François Nambot et Geoffrey Couët, sensuellement fiévreux, graves sans cynisme au fil d’épreuves mais aussi de cadeaux de la vie contés en temps réel. Le premier plaisir du film, c’est de voir que Ducastel et Martineau nous reviennent sur les écrans liés à Théo et Hugo dès le générique, indéracinables adolescents, marqués peut-être mais lumineux.
Autre évidence, dès la première vision de ce film au titre qui fait joliment chanter ses trois o, Ducastel et Martineau ont un style de plus en plus fort, de plus en plus original : la scène d’ouverture restera dans la mémoire des cinéphiles tant elle est réglée, comme une chorégraphie, au millimètre près et provoque un impact sensuel et émotionnel inouï, tandis que le poing serré du temps réel qui renvoie à un modèle revendiqué, Cléo de cinq à sept (1962) d’Agnès Varda, donne au film une tension narrative subtile en évitant que se dilue l’intérêt du spectateur après l’uppercut de l’ouverture. Tension du fantasme où se glisse silencieusement l’amour dans les vingt premières minutes, puis tension de l’amour à mort, coup de théâtre de la révélation par Hugo de sa séropositivité, Hugo que Théo a pénétré sans capote dans la chaleur de la transe, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent : le film nous tient en haleine tandis qu’avancent les personnages, en funambules, sur le fil d’une tendre tension qui jamais ne cassera, jusqu’à un dénouement libre comme l’envol d’Éros.
Tour de force de la scène d’ouverture : elle parvient à abolir la couture entre romance et porno. Elle sent la sueur, le sperme, le plaisir et peu à peu un mystère que le spectateur devine plus qu’il ne le voit, car les regards et les érections changent lentement de cap : un coup de foudre naît entre Hugo et Théo en pleine bacchanale. La chair et la passion vont bien ensemble quand Éros décoche sa flèche imprévisible. Vingt minutes de cinéma réglées comme du papier à musique… électronique. Montage en plans larges et rapprochés où les acteurs ne peuvent pas échapper à la magie totale de l’attraction-attirance : ce sont bien leurs corps, ce sont bien leurs yeux. Tempo hallucinant d’une musique très haute, saccade électrique, battements à la folie du sang, du cœur et des coups de butoir d’une pénétration des âmes comme des corps. Un ange passe dans le chaos. Nirvana des chairs et romantisme en même temps de l’apparition du prince qu’on attendait. Ducastel et Martineau arrivent au tour de force que le cinéma a tant de mal à réaliser : mêler le tendre au cru. Alain Guiraudie, dans son film L’inconnu du lac (2014) avait déjà approché ce mystère, dans l’Arcadie d’un lieu de drague, avec la musique du vent dans les peupliers : c’était puissant, le coup de foudre en pleine scène de sexe se faisait aussi en un jeu de regards mais différent ; le bel ogre lançait à son petit Poucet un regard à la Genet, « je te hais d’amour », que la suite du film confirmerait jusqu’au fondu au noir de tous les rêves et de toutes les boucheries aussi. Rien de tel chez Ducastel et Martineau : backroom urbaine, musique dopée aux poppers, chaud-froid de l’audace de marier le rouge au bleu, inserts à la Pierre et Gilles de tableaux d’anges en majesté nimbés de l’éclair blanc du coup de foudre. Le bel amour peut naître au jardin des délices : l’Éros de Guiraudie est sombre, l’excitation qu’il inspire pourra aller jusqu’au couteau du beau serial-killer, tandis que Ducastel et Martineau fixent le spectre lumineux d’un Éros qui donne envie de vivre autant que de baiser. Le point commun, c’est qu’ils parviennent à faire se fondre, par l’invention d’un style, ce qu’il est judéo-chrétien mais clair et simple d’appeler le cœur et la chair. Ducastel, dans ses entretiens autour du film, fait référence à Patrice Chéreau et à son film Intimité (2001) : oui, on voit à quoi il fait allusion, à l’intimité du couple homme-femme de ce film, à leurs corps qui se cherchent longuement, goulûment, à la sueur, au grain réaliste des peaux, au noir des poils et au détail tendre et cru des sexes, à cette larme aussi qui coulera dans un clair-obscur de chanson de Marianne Faithfull qui joue aussi dans ce film, larme exquise de rupture du cœur quand le couple décide de ne plus se voir. Moins ténébreux aussi que Chéreau sont Ducastel et Martineau, mais dans la même impulsion corps à cœur. On n’est pas près d’oublier la caverne rouge de l’ouverture de Théo et Hugo dans le même bateau, sa transmutation du porno en romance, qui ne perd rien de sa crudité, ni d’oublier le staccato hallucinant, les flammes de cette caverne où passe, comme chez Platon, l’Idée de l’amour fou, celle qui vous marque au fer rouge et qui fera de vous à vie un obsédé érotomane et romantique.
Difficile, après un tel zénith en ouverture, de maintenir l’attention et l’intérêt du spectateur. Difficile de faire durer l’amour après l’amour, quand le brasier ne peut que s’éteindre et qu’il reste la réalité rude à regarder en face. C’est un second tour de force du film d’avoir placé là une déambulation en temps réel dans Paris, entre quatre et six heures du matin. Temps réel revisité par rapport au modèle de Cléo de cinq à sept puisqu’il aura les couleurs assourdies mais estivales d’un Paris nocturne gayfriendly et scandé par une horloge à chiffres numériques, mais fidèle en esprit puisque la flânerie dans Paris va se révéler initiation douce-amère à la mort approchée et par contrecoup appétit de vivre décuplé. Pas le temps de souffler pour les amants et les spectateurs. Après le ravissement du coup de foudre, vient le choc de la double révélation : Hugo est séropo et Théo l’a aimé » bareback ». Les cœurs battent par intermittence. Hugo, un peu plus âgé, Rastignac qui a déjà affronté Paris, « plus clairvoyant face au désir », comme le dit Martineau dans un entretien, réagit avec fureur, tandis qu’une tempête silencieuse couve sous le crâne de Théo, parisien certes mais plus naïf, novice dont cette nuit était la première en sex-club. Petit à petit, il en viendra, en silence toujours, à se sentir coupable d’avoir oublié le risque dans le feu de l’action. On assiste à une véritable « passation de responsabilité », pour reprendre l’expression du numéro 200 de Tribu Move où, sous le titre « Un conte moderne, sulfureux et fantasmatique », l’auteur JMC interviewe, avec beaucoup de sérieux mêlé d’humour, Geoffrey Couët (Théo) et François Nambot (Hugo) aussi complices – mais plus délurés ! – dans l’interview que dans le film. Pas de coupable. Deux larrons solidaires dans le même bateau : le titre prend là sa couleur d’aventure optimiste, de refus du chacun pour soi, de pari romantique : le sida ne tue pas l’amour fou. Au contraire. Il fait mûrir, gomme les sentiments de malédiction, de reproche et de culpabilité pour créer une vraie belle solidarité face à la maladie et à la mort possible. Hugo, le sage clerc de notaire, n’en devient que plus épris de voir Théo l’ingénu s’attacher à son corps et à son sort. On retrouve la couleur chaude que Ducastel et Martineau donnent à chacun de leurs films, même dans L’arbre et la forêt (2011) où la musique de Wagner et la beauté des grands chênes parviennent à mettre en sourdine l’atroce souvenir d’un « triangle rose » échappé aux camps de la mort nazis.
Cet optimisme face au glauque est bien l’estampille de Martineau et Ducastel. Dans leur univers filmique, on est aux antipodes de Le droit du plus fort de Fassbinder. L’amour n’est jamais chez eux « plus froid que la mort ». Ils sont deux à la défier. Et cela va se confirmer dans la chaleur de la nuit parisienne, dans les rencontres que vont faire les amants soucieux d’affronter ensemble l’épreuve du test. Dans la jungle de la ville, pas une rencontre qui soit désespérante. Pour un seul vieillard acariâtre rencontré en salle d’attente à l’hôpital Saint-Louis, d’autres figures de la nuit donnent du cœur au ventre aux deux flâneurs inquiets de ce glaive du sida qui pèse désormais sur eux deux : un Syrien en exil, vendeur de kébab, une urgentiste rassurante et efficace, une sexagénaire croisée au petit matin dans le métro, habitant Yvetot comme l’écrivaine Annie Ernaux –admirée des réalisateurs –, obligée de se lever tôt et de trimer à plus de soixante ans pour se faire une retraite décente… tout sent la solidarité de classe révélée par la nuit, de ceux qui doivent veiller, se coucher tard ou se lever tôt, le partage de la galère, la foi en un humanisme des laissés pour compte qui se disent ensemble « a working class hero is something to be », comme dans la chanson de John Lennon reprise par Marianne Faithfull… Les cyniques peuvent sourire, il faut un certain courage en 2016 pour afficher un romantisme politique aussi candide et résolument lumineux. Dans son interview avec François Nambot pour Tribu Move, Geoffrey Couët raconte « toute la partie autour du canal de l’Ourcq qui se tournait la nuit. Il y avait beaucoup de toxicos et de SDF autour de nous, et du coup, on a régulièrement dû arrêter des prises à cause d’insultes, de cris, de jets de bouteilles, de menaces… ce genre de choses, quoi ! Comme c’était une petite production, c’est Jacques Martineau qui nettoyait nos caleçons et chaussettes, tous les soirs, avec sa machine à laver. Donc ce film est un peu un hommage à cette machine qui a rendu l’âme durant le tournage… » Rien de tout cela effectivement dans le montage final du film et toujours cette volonté de Ducastel et Martineau de rester idéalistes : les machines à laver peuvent rendre l’âme, pas la gauche, la vraie, ferme et solidaire contre les inégalités sociales ! Pour eux, le mariage pour tous n’a pas définitivement réglé la « question gay » en donnant la fausse impression que tout serait désormais gagné. La vigilance reste de rigueur, encore et pour toujours. Sourira qui voudra de leur combat, comme on a beaucoup souri, pour l’encenser après sa mort, de l’âme d’enfant du poète Jacques Demy dont on méconnaît le film le plus engagé Une chambre en ville, quasi maudit dès sa sortie !
Candides sans doute mais lucides aussi, Ducastel et Martineau. La dernière scène laisse ouverts tous les espoirs sans oublier l’incertitude qui accompagne tout espoir. Bien sûr il y a le sida qui aujourd’hui encore n’a pas dit son dernier mot, loin de là. À sa façon, le film est une ode poétique au préservatif. Et puis il y a la vie, « on s’aimera… et après… on se quittera… comme tout le monde… » Rien de simpliste, un conte initiatique, oui, mais pas une fin de conte « cucul la praline », comme disait Jean-Louis Bory. Le film va de l’avant, énergiquement, résolument, avec un clin d’œil au mythe d’Orphée qui ne doit surtout pas se retourner pour ne pas perdre son Eurydice. Mais la fleur bleue de Ducastel et Martineau a ses coups de blues. Que Hugo demande à Théo de lui montrer son sexe au repos, n’empêche pas qu’on se dise : « On se quittera… comme tout le monde ». De l’éblouissant vitrail érotique de son ouverture à la délicatesse feutrée et poignante de sa fin, Théo et Hugo dans le même bateau est un film beau à plus d’un titre : sa foi en l’amour « cul à cœur », sa résistance aux forces de l’argent – merci à Épicentre pour la production de ce film, comme de Stand (2015) de Jonathan Taïeb, et pour la distribution vidéo de L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie cité plus haut, La duchesse de Varsovie (2014) de Joseph Morder ou encore Et maintenant (2013) de Joaquim Pinto, pour ne citer que quelques titres de leur catalogue –, et sa résistance aux forces de la maladie et de la mort ; beau aussi de faire une place aux dangers qui menacent tous les ardents : « on se quittera… comme tout le monde ».
Faire un film à quatre mains comme celui-là, n’est-ce pas encore une façon de se faire l’amour et d’en donner, de l’amour et de l’espoir, à tous les rêveurs lucides des salles obscures, filles et garçons, hommes et femmes, qui en ont tant besoin ?
Pierre Lacroix, octobre 2016